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Mais laissons les commentateurs et revenons au Maître, dont le talent embrasse tous les genres: il conduit un assaut, il chante une idylle, il aborde, sans hésiter et sans broncher, le Parnasse après l'immortel peintre des stanze du Vatican. Il fait passer devant nous les poètes, les héros, les Gráces, les Muses, une seule exceptée, Polymnie, la Muse de l'éloquence et, dit-on, de la philosophie. Que feraient, en effet, ici, sa philosophie et son éloquence?

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Eh bien! croirait-on que ces peintures, qui sont la gloire de l'Opéra, n'entrent pas pour un quatre centième dans le prix de l'édifice? Un an ou deux des pirouettes d'une danseuse sont estimés aussi cher que dix ans du pinceau d'un grand artiste. Voilà où en est l'art aujourd'hui parmi nous! A quoi bon des chefs-d'œuvre à l'Opéra ! Les yeux. regardent ailleurs, et les chefs-d'œuvre ne sont là que pour un millier de becs de gaz qui les enfument. Mozart n'avait que soixante bougies pour ses concerts, au théâtre de M. Félix, rue et porte Saint-Honoré 1. Mais que de progrès depuis Mozart!

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Le grand foyer de l'Opéra n'a pas moins de cinquante-quatre mètres sur quinze; sa hauteur est de dix-huit; le nombre des toiles de Baudry est de trentre-trois, et quelques-unes ont jusqu'à douze mètres de longueur. Mais tout le grandiose et toutes les magnificences de ce palais enchanté cachent assez mal une faillite perpétuelle. A nous, riches ou pauvres, de solder le bilan, sans même jouir du spectacle. Huit cent mille francs par an! voilà ce qu'il nous coûte. On a dit que, pour les finances, c'était un gouffre; serait-il défendu d'ajouter que, pour les mœurs, c'est un abîme?

EUGÈNE DE LA GOURNERIE.

1 Mozart père à MTM• Hagenauer. ·

1 avril 1764.

LES

PÊCHEURS DE GRANDLIEU*

Ils plaçèrent sous la tête du vieillard une pierre qui pût paraître avoir fait la blessure fatale. La charrette fut renversée complétement sur lui. Le cheval, excité par deux ou trois coups de fouet, fit encore pour se dégager quelques efforts qui n'aboutirent qu'à froisser et meurtrir davantage le corps du poulailler et à effacer toutes traces de la lutte qui avait eu lieu, puis il baissa de nouveau la tête et resta tranquille et abattu comme auparavant.

Tous ces arrangements avaient été pris avec une grande célérité. Quand tout fut fini, les quatre compagnons se séparèrent après de courts adieux; les deux cheminats suivirent la route de Nantes, Soulaine et le pêcheur s'en allèrent ensemble jusqu'à un carrefour peu éloigné. Mais là, le vieillard, qui semblait avoir hâte de quitter son compagnon, prit congé de lui et descendit du côté du lac, pendant que le mendiant s'enfonçait dans les terres.

On se lève tôt dans nos laborieuses campagnes, et le lendemain, au moment où les premiers rayons du soleil commençaient à boire la rosée sur l'herbe, une jeune fille, qui conduisait aux champs les vaches de son père, aperçut le lugubre spectacle étalé sur la route. Effrayée par la vue du cadavre et du sang qui souillait la terre, elle retourna en courant et en jetant de grands cris vers le village qu'elle venait de quitter, et y répandit l'alarme. Les hommes abandonnèrent leurs travaux pour se rendre sur le lieu désigné * Voir la livraison de juin, pp. 471-483.

par la jeune fille; les femmes les suivirent, et bientôt le chemin fut encombré d'une foule émue, inquiète, mais nullement agis

sante.

Aussitôt qu'on se fut assuré, en soulevant la main inerte et glacée, qui s'étendait crispée sur la terre, que toute vie était éteinte chez le malheureux père Brévin, on évita de le toucher, de rien déranger à la position de la charrette, même de s'en approcher de trop près en attendant l'arrivée des autorités de la commune, qu'on était allé prévenir. La foule formait un cercle autour de la carriole renversée; mais si personne n'agissait, tout le monde parlait, et les suppositions allaient leur train.

Ça n'est pas difficile à comprendre, disait avec volubilité un homme, qu'à sa carnassière et à son fusil, portés ostensiblement, à son air assuré, à la déférence avec laquelle on l'écoutait, on pouvait supposer être garde ou homme d'affaires de quelque gros · propriétaire du voisinage, la nuit dernière était noire comme la gueule du loup, le bonhomme avait peut-être avec ça la vue trouble, car il n'a pas passé devant chez Jouaut sans s'y arrêter, je pense, et le vin de Jouaut est fort, j'en réponds; je l'ai choisi moimême sur un cellier de plus de cent barriques, qui n'en contenait pas une faible ou mauvaise. Ça fait que le cheval sera tombé dans le trou, le bonhomme aura été jeté hors de sa carriole, qui se sera renversée sur lui en lui enfonçant la poitrine.

Un murmure approbatif annonça que la plupart des auditeurs se rangeaient à l'avis de l'orateur; cependant deux ou trois paysans qui avaient examiné avec plus de soin la position de la charrette, bochèrent la tête d'un air de doute. Un d'entre eux, un brave homme qui, depuis quelques instants, lissait avec persévérance, de la main droite, les mèches de cheveux gris et roides qui tombaient tout droits autour de son front, prit même la parole pour émettre timidement quelques doutes; mais son éloquence n'était pas grande, il le sentait, et, autant par suite de cette conviction que pour donner à ses idées, qui arrivaient avec lenteur, le quart d'heure de grâce, il avait l'habitude de répéter la dernière phrase

de son interlocuteur en l'approuvant, même lorsque la suite de son discours devait la contredire. Il procéda ainsi en celle occasion :

La carriole se sera renversée sur lui en lui enfonçant la poitrine, comme de juste, dit-il en hochant la tête de haut en bas et de bas en haut, afin de faciliter par ce mouvement la sortie de ses paroles. Le trou est pourtant, je pense, plus creux que l'endroit où se trouve le bonhomme et une charrette verse plus communément du côté où elle penche que non pas de l'autre.

Mais cette circonstance n'avait pas frappé tout d'abord maître Patron, le garde, et son avis avait été donné avec trop d'assurance pour qu'il ne se sentît pas engagé d'honneur à le soutenir envers et contre tous. Il reprit donc la parole en joignant à sa volubilité ordinaire une pantomime animée.

Comprenez donc, mon cher bonhomme, dit-il, que la charrette n'a pas versé quand elle s'est trouvée au milieu du trou, ce n'est pas ça que je veux dire, je sais ce que c'est qu'une voiture, je vais sans cesse en ville en cabriolet, et je vous répète que cette chose m'est arrivée vingt fois. Vous voyez cette butte où je suis maintenant, la roue droite y est montée... On n'en voit pas les traces parce qu'il y a de l'herbe et que la rosée du matin relève l'herbe foulée. La roue droite étant en haut, la gauche s'est trouvée plus bas, elles ont glissé ensemble au fond du trou dans cette position, et la secousse a fait perdre l'équilibre au bonhomme en achevant de renverser la charrette.

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-En achevant de renverser la charrette, comme de juste, reprit l'autre, toujours fidèle à sa phraséologie ordinaire; c'est drôle pourtant que le bonhomme se trouve dehors et non pas dedans et que ses pieds mêmes soient sous le chartil . On l'aurait mis exprès comme ça qu'il ne serait pas mieux placé.

Cette remarque excita une certaine émotion dans la foule. On murmura les mots de mauvais coup et de vol. Quelques personnes vinrent examiner avec un sourire méfiant l'équipage renversé, puis. Corps de la charrette.

rentrèrent dans le cercle élargi formé par les assistants à une distance de plus en plus grande, en rapportant des observations qu'on se communiqua à voix basse. Maître Patron lui-même fut un peu troublé. Il déclara à haute voix qu'il sortait de nuit comme de jour, mais qu'il était toujours armé, on le savait bien, et que celui qui passerait trop près de lui sans s'être fait reconnaître recevrait la charge d'un fusil qui ne manquait guère son coup.

La foule fut distraite de l'impression produite par cette déclaration, plus rassurante pour maître Patron que pour ses voisins, par l'arrivée d'un nouveau personnage.

C'était le médecin du pays, grand et gros homme blanchi sous le harnais, à qui la pratique tenait lieu de science, et qui, à force de saigner, purger, instrumenter, suivant l'urgence du cas, réussissait à sauver à peu près autant de gens qu'il en tuait. Habitué à exercer avec ses rustiques malades une espèce de médecine de vétérinaire, il les traitait rudement de toutes façons, administrait ses remèdes à haute dose, renforçait ses ordonnances par quelques gros mots et n'épargnait pas les bourrades aux récalcitrants. Du reste, ce caraclère assez brutal ne faisait pas diminuer sa clientèle, et, pour éviter ses reproches, aucun paysan n'osait mourir qu'entre ses mains. Il faisait ce matin sa tournée ordinaire; en apercevant la foule qui obstruait le chemin, il arrêta son cheval et demanda ce qui se passait.

Les réponses furent assez confuses. Cependant il devina qu'un accident avait eu lieu. Il mit pied à terre et s'avança pesamment en murmurant d'une voix rauque et nasillarde :

C'est encore un tour de votre diable d'ivrognerie. Il avait bu, cet homme! c'est clair, et puis il s'est mis à conduire un cheval moins brut que lui peut-être. Il a versé... il s'est tué... il est mort!... ajouta-t-il après s'être penché sur le cadavre pour l'examiner; ça ne pouvait pas manquer et ça vous arrivera à tous, si vous ne voulez pas faire attention à mes conseils.

Au moment où il achevait de donner à ses auditeurs cette consolante assurance, on aperçut au détour du chemin le maire, son

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