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autre soldat parut à côté de lui. Il jeta un coup d'œil sur Jeanne, dont le sang coulait encore, et, s'adressant à son camarade, il lui dit: Misérable! qu'as-tu fait? Tu viens de tuer la plus belle fille de tout le pays! De telles personnes, un homme d'honneur les respecte et les protége, et toi, tu viens d'assassiner celle-ci ! Tu es un scélérat et un lâche ! »

- << Fais-moi grâce de tes insultes et de tes complaintes, répond le meurtrier; c'est une brigande, cela me suffit, je ne fais grâce à aucune. Ce matin j'en ai tué une demi-douzaine, et je vais en faire aulant à toute cette nichée qui est là dans le coin. »

« Ce ne sera pas vrai ! répond son camarade. Je te défends d'y toucher ! »

Il avait son fusil sous le bras, et il avait enveloppé la batterie avec son mouchoir, parce que ce jour-là il y avait une brume trèsépaisse.

Il dénoua prestement son mouchoir, et, comme le scélérat faisait mine de passer outre, il ajouta d'un ton très-énergique :

-Si tu fais un pas de plus, tu ne sortiras jamais de ce. champ ! >>

En même temps il fit jouer le ressort de son fusil.

L'autre, qui était probablement aussi lâche que féroce, ne répliqua plus un seul mot; il baissa la tête et s'éloigna en silence.

Quand il fut parti, le soldat s'approcha de ma grand'mère. « Emmenez ces enfants, lui dit-il, et tâchez de vous éloigner, car il doit passer d'autres soldats après nous, et vous ne seriez pas sûrs d'être épargnés comme vous venez de l'être. >>

Ma grand'mère remercia cet homme généreux et alla chercher un autre gîte, où elle ne fut pas inquiétée ce jour-là.

L'ABBÉ AUGEREAU.

LES

PÊCHEURS DE GRANDLIEU*

Soulaine parut deviner quelque chose de l'impression qu'il produisait.

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Après tout, dit-il, il ne faut point que tu fasses si fort le dégoûté, parce que, vois-tu, il y en a d'autres que toi qui m'ont touché dans la main et s'en sont bien trouvés. Quand je suis couché dans la lande, sur la bruyère, par les belles nuits sans lune, histoire de ne pas payer d'auberge, il arrive bien souvent que des gens qu'on croit endormis dans leurs lits viennent m'y voir. Ce sont d'honnêtes gens, bien sûr. Il n'y a pas de sourcellerie dans leur fait. Ils viennent seulement chercher des simples pour guérir leurs bestiaux, pour chasser les charançons de leurs greniers, ou bien pour faire pondre leurs poules. Ils ne m'appellent pas le sourcier alors, ben au contraire,ils me disent bonjour poliment, ils me donnent des poignées de main, et ils me traitent d'ami, parce que je ne suis pas un bavard et que je peux leur être utile. Pourquoi donc agirais-tu autrement, toi qui as besoin de moi encore plus que les autres ?

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C'est possible, répondit André d'une voix sourde; mais ce n'est pas une raison pour que je me sente davantage porté vers toi. Je sais que tu es habile; tu t'es déjà servi de ta science pour faire bien du mal, et je ne sais si tu veux ou si tu peux le réparer. Pourfant, si je suis venu ici, c'est dans cette espérance. Tu as prononcé hier des paroles que je n'ai pas oubliées et que je pourrais te de

* Voir la livraison d'octobre, pp. 306-315.

mander de m'expliquer, mais c'est ce que je ne ferai pas. Il y a des choses que personne ne me dira, et que je ne dirai à personne. J'ai une montagne sur mon esprit, et tous ceux que je vois, tous les mots qu'on me dit, tous les instants qui passent semblent y ajouter pierre sur pierre, rocher sur rocher pour la rendre plus haute et plus lourde. Je ne sais si je pourrai la porter bien longtemps sans périr à la peine. Mais, malgré cela, malgré tout, je conserve une volonté dans mon cœur. Soulaine, il faut que Rose Brévin guérisse. Il faut qu'elle soit rendue à sa mère, et je veux être sûr que, désormais, personne ne fera de mal ni à l'une ni à l'autre.

Eh bien eh bien ! c'est possible, répondit Soulaine, d'un air pensif; il ne s'agit que de s'entendre. Chacun connaît ses affaires; si tu es sûr de l'épouser quand elle sera guérie, tout ira bien. C'est une idée que j'aurais dû avoir plus tôt. Je me doutais pourlant qu'il y avait quelque chose sous jeu.

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Que je l'épouse ou non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, dit André dont une légère rougeur colora pour un instant les joues pâles. Je veux qu'elle guérisse; le reste ne regarde personne.

- Diable! mais ça fait, au contraire, une grande différence, s'écria Soulaine en fixant sur le jeune homme des yeux défiants. Ce n'est pas le moment de plaisanter, André, et de cacher son jeu à ses amis. As-tu vu ton père hier au soir?

Oui, répliqua le jeune homme avec effort.

Et lui as-tu parlé de notre rencontre ?

Non, nous n'avons pas prononcé ton nom.

Soulaine haussa les épaules, fuma un instant en silence, puis il regarda la Gourde d'un air significatif, et dit :

J'ai peur de m'être trompé.

Jeanne Cadou leva aussi les épaules, et vint s'asseoir sur le banc auprès du jeune homme.

Voyons, mon petit Dro, dit-elle, nous sommes ici entre amis. Nous ne cherchons que ton intérêt, parce que nous te voulons du bien, mais il faut que nous connaissions la pensée; parle-nous clairement et sans crainte; tu ne dois pas te défier de

nous.

André tourna sur la Gourde son regard triste et ferme à la fois.

Jeanne Cadou, dit-il, il est possible que vous ayez de bonnes intentions pour moi; mais, voyez-vous, je crois que vous me connaissez mal, et que les services que vous voudriez me rendre ne seraient pas de mon goût. Dites-moi donc plutôt si vous pouvez faire ce que je vous demande, et, dans ce cas, nous nous quitterons en paix sans plus parler du passé.

La Gourde sembla embarrassée par ce discours. Elle regarda Soulaine, qui continuait à fumer en silence.

- Du diable si je sais comment m'y prendre avec ce petit gars-là ! exclama tout à coup le mendiant. Je ne voudrais pas qu'il . m'arrivât ce qui est arrivé à plusieurs, de me couper le cou avec ma propre langue, et pourtant ça m'ennuie de marcher à l'aveugle dans un chemin si dangereux. Après tout, je ne peux croire que dans la position où tu te trouves, André, tu vinsses me demander de guérir cette jeune fille si tu ne comptais l'épouser; tu n'es point assez sot pour ça. Je te répète que je ne te veux pas de mal; sans ça je me serais débarrassé de toi d'une manière ou d'une autre. J'ai même de l'amitié pour toi, si bien que je répugne à te dire des choses qui, avec ton caractère, te mortifieraient plus qu'un autre. Si tu voulais me parler franchement et me promettre de prendre Rose Brévin pour ta femme, je ne serais pas embarrassé pour la guérir. Elle redeviendrait aussi fraîche et aussi jolie qu'autrefois. Qu'est-ce qui t'empêcherait de faire ce mariage? Tu es encore celui de nous qui y trouverait le plus grand avantage.

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Je le crois bien qu'il y trouverait son avantage! s'écria la Gourde d'un air encourageant. Quand il ne la prendrait que par amitié, je dis qu'il ferait bien encore ! C'est une bonne fille que tout le monde aime, et avec ça une des plus riches de la paroisse. Je jurerais qu'il y a un bon magot sous la pierre branlante du foyer de la mère Brévin.

Oui! oui! reprit Soulaine. Le poulailler n'a pas tout perdu sur la route de Nantes. Son commerce allait bien. Il n'y en avait

pas de plus habiles que lui à faire de bons marchés, acheter pour un liard et revendre pour dix sous. Aussi on a vu comme les pê¬ cheurs l'aimaient. Mais ça n'importe guère à sa fille. Elle est héritière de tout, vu qu'elle n'a ni frère ni sœur pour partager avec elle. Elle aura de quoi s'acheter de jolies dorures le jour de

ses noces.

Et vous ferez un beau couple, dit la Gourde avec attendrissement, un joli couple du bon Dieu, quand vous sortirez de l'église au son des violons, des coups de fusil, et à la lueur du feu de joie de vos noces. Je sens que ça me remuera le cœur, et que j'en pleurerai. Oui, j'en pleurerai de joie, car je voudrais la voir heureuse, cette jeunesse, et toi aussi, mon André, pour qui j'ai tant d'amitié.

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Ce ne sera pas la mère qui s'opposera à ce mariage, continua Soulaine, pendant que la Gourde, interrompue par sa sensibilité, s'essuyait les yeux avec un lambeau de mouchoir. Madeleine est une femme bien douce et qui n'a pas de résistance; elle croira ce qu'on lui dira. L'oncle, Louis Brévin, sera plus difficile peut-être, à cause de ton père, naturellement. Mais, s'il t'ennuyait trop, tu n'aurais qu'à le dire, et on trouverait bien moyen de lui faire entendre raison. Allons, André, tu comprends maintenant où en est l'affaire; réponds-nous comme un garçon raisonnable.

Pendant que la Gourde et Soulaine parlaient ainsi, André promenait de l'un à l'autre un étrange regard, où le mépris, la douleur, la honte semblaient lutter et se confondre. Sa main tourmentait convulsivement le manche d'un couteau posé sur la table, et ses joues livides semblaient se creuser, de-minute en minute, sous l'orbite agrandi de ses yeux. Plus d'une fois, il fut au moment d'interrompre les discours des deux misérables par une explosion de colère et de dégoût; mais il se contint avec un grand effort sur lui-même, et, baissant la tête, plongeant sa figure dans ses deux mains tremblantes, il les écouta jusqu'au bout. Des flots amers d'indignation et de désespoir débordaient de son cœur,

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