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Toutefois, s'appuyant de la haute autorité de Max Müller, l'auteur admet tout au moins cette unité comme scientifiquement possible, et défie les adversaires d'en démontrer l'impossibilité.

Ai-je besoin d'ajouter que M. Julien n'a rien de commun avec les disciples de l'école matérialiste à la mode, pour lesquels toutes ces merveilles si variées de la création animée ne sont que des évolutions, plus ou moins spontanées et inconscientes, dues à une cause modificatrice unique, à la fois aveugle et prodigieusement intelligente et puissante, décorée du nom de sélection naturelle, mot qui veut être profond et qui n'est en réalité qu'un synonyme nouveau du vieux hasard d'Epicure et de Lucrèce, l'erreur ne faisant guèré que rajeunir l'étiquette de ses systèmes. On sait que,, suivant cette école, c'est l'homme qui, dans le passage de son animalité primitive à l'humanité, toujours sous l'action de cette fameuse sélection, a créé de toutes pièces son langage. Si, comme on l'avait cru jusqu'ici, et comme cela paraît être, la langue et la pensée sont contemporaines et concomitantes, comment l'homme a-t-il pu penser sans parler, et penser, lui encore à demi animal, avec une précision, une profondeur, une puissance telles qu'il aurait créé le langage, cette merveille des merveilles, que les plus grands génies déclarent humainement inexplicable, qui, suivant le mot de M. de Bonald, est le plus profond des mystères de notre être et que l'homme ne parvient même pas à comprendre, loin de pouvoir l'inventer? Comment s'est opéré ce prodige? Rien de plus aisé, répondent les sectateurs de l'école matérialiste : les cris inarticulés que poussait l'homme alors qu'il n'était encore qu'un singe, se sont tout simplement transformés peu à peu en un langage articulé, avec voyelles et consonnes, vocabulaire, grammaire, syntaxe et le reste! Le chemin a dû être d'autant plus long à parcourir que, parmi les cris d'animaux, il se trouve que celui du singe, notre grand-père supposé, est précisément l'un de ceux qui s'éloignent le plus de la voix humaine. « Et voilà comment votre fille est » non pas << muette » celle-là, mais parlante!

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C'est avec la même désinvolture et la même aisance que les Sganarelles du matérialisme contemporain résolvent, en se jouant, les

autres mystères de la création, et toujours à l'aide de ce même merveilleux passe-partout de la sélection naturelle. Sélection naturelle répond à tout c'est le tarte à la créme de nos marquis du darwinisme.

Passant au côté religieux du sujet (car ce livre est un voyage, non-seulement à travers les langues, mais encore à travers les religions), M. Julien en arrive à conclure que, de même qu'aucun peuple n'a été trouvé sans une religion quelconque, il n'a été non plus découvert jusqu'ici aucune langue athée.

Bien plus, le monothéisme paraît être le dérnier mot de l'étymologie comparée des langues, depuis le monosyllabique chinois', que l'invention prématurée d'une imprimerie rudimentaire trouva dans la première période de sa formation, et fixa ou mieux pétrifia dans ses quarante mille signes, — jusqu'à l'antique idiome égyptien, qui chantait des hymnes monothéistes mille ans avant Moïse 2.

L'une des parties les plus intéressantes du livre de M. Julien est celle où, prenant pour guide le savant traité de La science des religions de Max Müller, l'auteur poursuit à travers les langues le mot Dieu ou ses équivalents, comme il nous arriva un jour à nous-même d'essayer de le faire ici, en étudiant le grand Dictionnaire de Littré.

Comme si le sublime spectacle du firmament étoilé eût révélé son créateur à l'homme, que dut frapper tout d'abord ce principe de causalité si évident pour la raison et si dédaigneusement repoussé par nos philosophes matérialistes, il se trouve que, dans nombre de langues, les mots Ciel et Dieu sont identiques. En alliant à ce mot 1. Comme il n'y a qu'un ciel, comment peut-il y avoir plusieurs Dieux? » dit un vieux texte chinois, cité par M. Julien d'après Max Müller.

2. Au sommet du panthéon égyptien, nous dit M. Mariette, plane un Dieu unique, immortel, incréé, créateur du ciel et de la terre. Les plus anciens hymnes de la grande épopée sanscrite des Védas respirent egalement un monothéisme aussi décidé qu'élevé. V. notamment cet admirable cantique védique, l'un des plus beaux qui aient jailli de l'âme humaine pour glorifier son créateur », cité par M. L. Carreau dans un travail sur l'Origine des cultes primiliss. (Revue des Deux-Mondes du 1 avril 1876.)

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celui de Père, le sanscrit Dyaus-Pitar, le grec Zeus-pater, et le latin Jupiter, trois vocables d'origine commune, présentent le mot Dieu avec le double sens de Ciel et de Père. C'est, à la lettre, l'équivalent du Notre Père qui êtes aux Cieux, de l'Évangile, servant déjà d'invocation aux Aryâs, nos ancêtres, il y a quatre mille ans'!

Le Tien des Chinois, le Teng-ri des Mogols, le Tang-ri des Turcs, le Tang-li des Huns, le Tenga-ra des Yakoutes et des Sibériens, tous mots d'une évidente parenté : le Nam des Thibétains, le Num des Samoïèdes, le Juma des Finnois, etc., présentent également le triple sens de Ciel, de Dieu du Ciel et de Dieu en général.

Le mot Zend Ormuzd des Iraniens (l'Ahura-Mazda de Zoroastre, l'Aurmzda des inscriptions cunéiformes, l'Oromane de Platon) signifie : Il est celui qui est, comme le Jéhovah biblique.

On voit à quelles hauteurs s'élèvent les problèmes de la philologie, quelles perspectives ils ouvrent, et dans quel esprit M. Julien

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Nous en avons assez dit pour appeler l'attention de nos lecteurs sur ce livre, petit de format mais gros de choses, vivant et substantiel résumé de l'une des plus importantes en même temps que l'une des plus intéressantes questions de ce temps-ci où il s'en agite tant et de si graves!

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LUCIEN DUBOIS.

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LA LYRE A SEPT CORDES, tel est le titre du nouveau volume de M. J. Autran, de l'Académie française le Ve de ses œuvres complètes que vient de publier la librairie Calmann-Lévy (gr. in-8°, de 412 pp. 6 fr.) Il renferme quatre recueils: Paroles de Salomon; La Fin de l'épopée ; La Légende des paladins et Musique moderne.

Nous nous bornons à mentionner l'apparition de ce beau et remarquable livre, dont nous parlerons prochainement, dans l'étude que nous préparons sur l'ensemble des poésies de notre sympathique et éminent collaborateur.

LES

PÊCHEURS DE GRANDLIEU*

Le père Gaffou s'était assis sur une escabelle devant le feu, qu'il attisait en y ajoutant de temps à autre quelques menus branchages, dont la flamme éclairait son visage sombre. Il resta une minute sans répondre, puis il dit d'une voix sourde:

Je n'ai plus de consorts, je ne pêche plus qu'à l'ancro. Ils m'ont fait affront et je les ai quittés.

-Comment! reprit André avec une surprise plus grande, c'est avec vos ancros seulement que vous prenez assez de poisson pour pouvoir acheter du vin de muscadet comme celui-là? Il faut que vous ayez découvert un endroit bien favorable pour la pêche, ou qu'il se soit pris quelques sacs d'argent dans vos filets.

L'ancro ou la nasse est un long et vaste panier d'osier, serré de distance en distance par une gorge étroite, où le poisson, une fois entré, ne peut passer de nouveau pour s'échapper. Ce filet se pose aux ouvertures ménagées à cet effet dans les haies de saules entrelacés qu'on nomme écluses. On prend d'assez beaux poissons, mais en petite quantité, dans les ancros. L'étonnement d'André était donc fort naturel, mais le vieillard en parut irrité.

- J'ai eu de la chance, voilà tout, répondit-il d'un ton farouche. Quand on ne partage avec personne, on a le profit à soit seul. II n'est pas nécessaire de dire que j'ai pêché des écus; on finirait par demander si je n'ai pas fait un mauvais coup pour m'en procurer. * Voir la livraison de septembre, pp. 212-225.

André fit un mouvement, puis resta silencieux, les yeux fixés alternativement sur son père et sur le feu. Le vieux pêcheur, penché sur l'àtre, continuait à grommeler entre ses dents des phrases inarticulées. Lorsque André reprit la parole, sa voix semblait altérée, malgré ses efforts pour paraître calme.

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En effet, on parle ici de mauvais coups plus què de coutume, dit-il; chacun en a l'air occupé, et l'on m'a déjà raconté de singulières choses à propos de la mort du père Brévin.

Le pêcheur ne répondit point, et le jeune homme, après avoir attendu un moment, continua:

- Est-ce que vous penseriez aussi, mon père, qu'il a été assassiné?

Je n'en sais rien; qu'est-ce que ça me fait ? dit enfin le père Gaffou en relevant la tête; je ne suis ni juge ni gendarme, et je n'en prendrai pas le métier pour mon plaisir. D'ailleurs, si on l'a tué, ça n'a pas été un grand malheur: c'était un voleur! Oui, un voleur! continua-t-il en se levant tout à coup et déchargeant sur la table un violent coup de poing qui fit sauter le pichet, le pain et les assiettes, pendant que ses yeux brillaient d'un feu sombre et que toute sa physionomie semblait agitée par quelque farouche passion. Il m'a volé plus d'un bon écu de cent sous dans ses marchés avec moi, et si on lui avait repris seulement son argent mal acquis, on aurait bien fait; je le dis et je le maintiens!

En achevant de parler, le pêcheur donna un second coup de poing sur la table; mais le regard stupéfait de son fils sembla le faire rentrer en lui-même ; il tourna le dos et se rassit sur son escabelle.

Vous avez tort de parler ainsi, mon père, reprit André d'un air grave. Le père Brévin était un honnête homme qui cherchait son profit comme bien d'autres, mais qui n'a jamais fait tort à personne. Ceux qui l'ont tué et volé, si malheureusement il a été assassiné, ont commis un grand crime dont ils répondront tôt ou tard devant Dieu et devant les hommes.

Le pêcheur sembla sur le point de se laisser aller à une nouvelle

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