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Ouf! soupira notre homme, désemborné tout à coup. Je respire; merci, Dieu ! me voilà libre !!

En effet la borne venait de se détacher de la poitrine du voleur repentant et pardonné. Mais pour remettre la pierre bornale à sa place, il n'en fallait pas moins la porter, et Mathurin se trouvait à plus de cent lieues de Gaël. Le Juif-Errant allongeait déjà sex longues et maigres jambes; il allait prendre sa course, rapide comme l'ouragan, lorsque son nouvel ami lui fit part de son embarras.

Si ce n'est que cela, dit Isaac en mettant la borne dans sa grande poche, partons, partons tout de suite, car j'entends une voix de tonnerre qui me crie: « Marche! marche encore! » Suivezmoi donc, si c'est possible.

- Mais connaîtriez-vous par hasard le chemin de Gaël ? reprit naïvement Mathurin.

Je connais toutes les routes, mon ami, toutes les mers et tous les pays de l'univers. C'est moi qui poursuis le voleur et l'assassin dans l'ombre des nuits; c'est moi qui m'attache à leurs pas, avec le remords que je porte; c'est moi qui décèle les coupables, quand Dieu me l'ordonne, c'est moi;... mais il faut nous hâter; marchons plus vite.

Mathurin, qui n'avait plus sa borne sur le cœur, courait comme un cerf. La joie lui donnait des ailes, et la graisse ne le gênait pas ; et quand il n'en pouvait plus, il priait son ami trop pressé de faire un tour dans la plaine. Isaac, qui était très-bon enfant, comme vous voyez, obéissait volontiers. Puis son compagnon, après s'être reposé à l'ombre, reprenait sa marche avec lui, trop heureux de voir filer ainsi sans peine la pierre bornale du côté de Gaël en Bretagne.

Pour en finir, ils arrivèrent au pays. Dame! on fut bien étonné à Gaël, comme vous pouvez le penser, de voir Isaac Laquedem en personne, et Mathurin qui le suivait, un peu essoufflé, c'est vrai, mais encore plus content de n'être plus emborné.

En

peu de temps, il y eut une foule de gens, des mendiants et surtout de petits polissons, qui se mirent à leur suite,

pour voir ce que le grand Juif allait faire en compagnie de Mathurin le Nigaud... Ce qu'il fit? C'est bien simple. Dès qu'il fut arrivé auprès du champ de Jacques, le Juif tira la borne de sa poche, comme on tire son mouchoir ou son couteau, au grand ébahissement du populaire, et la planta tout simplement à son ancienne place. Mathurin, dit-on, poussa un soupir, mais personne n'y prit garde. Finalement, avant de partir, le Juif-Errant (tout en marquant le pas avec frénésie) distribua force cinq sous à chacun des mendiants et des petits polissons de la paroisse, sans oublier le sonneur et le bedeau. Par malheur, moi, je fus oublié, pour une bonne raison: c'est que mon père n'était pas né. Enfin, le grand Juif s'écria, d'une voix épouvantable, en prenant sa course : « Attention, vous autres, à ne plus déranger les bornes !! »

Les dérange-t-on plus ou moins en ce pays, depuis cette époque mémorable?... Personne ne nous répond... Aussi nous laisserons la réponse à faire... à monsieur le juge de paix ou au garde-champêtre, et je finis en vous souhaitant, messieurs, des domaines vastes, mais bien bornés.

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Elle en coupe une tranche énorme,
Une tranche à nourrir longtemps
Le mendiant cassé, qui forme
Des vœux pour ces cœurs assistants.

Pendant que, lourd sous sa besace,
L'infirme ailleurs traîne ses maux,
L'étranger qu'amena la chasse
A son hôtesse dit ces mots :

Expliquez-moi, je vous en prie,

» Ce qu'à l'instant je viens de voir:

» Le pain blanc à la faim qui crie,

» Quand vous mangez, vous, le pain noir?...

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>> N'ont rien, rien à manger avec !

» Donc, du pain blanc pour leur détresse...

» Le nôtre est noir, mais jamais sec. >>

ÉMILE GRIMAUD.

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TOME XL (X DE LA 4e SÉRIE.)

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