Page images
PDF
EPUB

LOUIS DE LA TRÉMOILLE

ET LA GUERRE DE BRETAGNE

EN 1488 *

I

La guerre de Bretagne sous Charles VIII est l'une des mémorables époques de notre histoire provinciale : le duché breton perd là sa vieille indépendance politique et se lie définitivement à l'unité française. On connaît les résultats généraux, les faits principaux de cette guerre; mais le détail précis, le sens, l'enchainement logique, le caractère véritable des événements, ne se trouvent dans aucune histoire. Malgré la grande et patiente érudition de nos Bénédictins, la chronologie de cette guerre reste encore pleine de lacunes, la topographie d'incertitudes. L'épisode le plus célèbre, la bataille de Saint-Aubin, par exemple, on ne sait si elle s'est livrée dans le voisinage de la place dont elle porte le nom ou deux lieues et demie plus loin, à Orange près de Vieuxvy. La prise de Fougères par les Français, qui amena cette bataille de Saint-Aubin, la prise de Saint-Aubin et celle de Dol, celle d'Ancenis et celle de Brest, et bien d'autres, en vain en chercherez-vous

* D'après la CORRESPONDANCE DE CHARLES VIII ET DE SES CONSEILLERS AVEC LOUIS II DE LA TRÉMOILLE pendant la guerre de Bretagne (1488), publiée sur les originaux par LOUIS DE LA TRÉMOILLE, Paris, 1875. Nantes, imprimerie Vincent Forest Emile Grimaud. Un vol. gr. in-8°.

les dates précises (au moins à quelques jours près) dans nos historiens. Sur l'époque de la trahison de d'Albret, qui livra Nantes aux Français - perte bien autrement grave pour les Bretons que celle de la journée de Saint-Aubin, d'Argentré et Lobineau diffèrent d'un mois. Etc.

On ne doit pas désespérer de voir la lumière pénétrer un jour dans ces ténèbres, sinon une lumière pleine et complète, du moins un jour assez vif pour dessiner le contour exact des événements et pour en manifester la physionomie réelle.

Cet espoir serait bientôt une réalité si nous arrivions à posséder, sur chacune des cinq années de la guerre de Bretagne (1487 å 1491), une collection de documents originaux analogue à celle que vient de publier - pour l'année 1488 M. le duc de la Trémoille, dans son beau volume intitulé: Correspondance du roi Charles VIII et de ses conseillers avec Louis de la Trémoille pendant la guerre de Bretagne, imprimée sur les originaux.

Plus de 200 lettres missives complétement inédites 1, dont 121 du roi Charles VIII, 21 de Mme de Beaujeu et de son mari, 49 de l'amiral de Graville, leur principal conseiller, 2 seulement (hélas!) de La Trémoille,- c'est là un trésor historique de la plus haute valeur et qu'on apprécie surtout quand on sait combien, pour établir l'histoire vraie, la lettre missive qui peint en traits familiers, naïfs, les hommes et les choses, l'emporte sur la pièce officielle, où la vérité ne se montre d'ordinaire que sous un costume de convention. Si j'ajoute que toutes ces pièces se rapportent sans exception à l'an

Le recueil se compose, exactement, de 236 pièces, numérotées de 1 à 236, dont 225 lettres missives et 11 pièces diverses. Sur ce nombre, 14 pièces seulement, à notre connaissance, avaient été imprimées auparavant, savoir, les n° 32, 122, 123, 147, 156, 164, 172, 192, 196, 199, qui sont des lettres de Charles VIII à La Trémoille, publiées par Dom Morice, Histoire de Bretagne, t. II, p. CCXLIX à CCLII; le n° 218, lettre de La Trémoille aux habitants de Rennes après la bataille de SaintAubin, dans D. Morice, Preuves III, 594, et plus complétement dans d'Argentré; le n° 201 (11 mars 1488), commission de lieutenant-général du roi à l'armée de Bretagne pour Louis de la Trémoille, dans l'Histoire de la maison de la Trémoille ; - le n° 204 (23 avril 1488), capitulation de Châteaubriant, dans D. Morice, Preuves III, 586, et dans d'Argentré; le n° 220 (14 août 488), capitulation de Saint-Malo, dans la Revue des provinces de l'Ouest, 4° année (1856-57), p. 275.

-

1488 et à la guerre de Bretagne, on comprendra qu'il y a là, pour la période de notre histoire que j'indiquais tout à l'heure, une nouvelle source d'informations d'une importance capitale.

M. le duc de la Trémoille, qui a le bonheur de posséder ce trésor dans ses archives de famille, dans cet admirable chartrier de Thouars si riche en titres précieux pour l'histoire de France, surtout pour celle de Bretagne et de Poitou, M. le duc de la Trémoille ne s'est pas contenté d'en jouir seul, il a très-libéralement voulu le communiquer au public lettré. Mais il a tenu à produire cette belle correspondance royale sous une forme répondant à la valeur du fond. Beau papier de Hollande, ferme et sonore, caractères elzéviriens du meilleur type et d'une netteté admirable, ample marge, format exceptionnel, fac-simile reproduisant par l'hélio-gravure les pièces principales, entre autres, une lettre autographe de Charles VIII: tout se réunit pour faire de ce volume un vrai monument typographique. Et un monument breton: car M. le duc de la Trémoille a voulu que ce volume, toul consacré à l'histoire de la Bretagne, sortit d'une presse bretonne.

Ce n'est pas que ce volume n'intéresse aussi grandement l'histoire générale de France. Charles VIII s'y montre à nous, peint par lui-même, sous des traits bien différents de ceux qu'on lui prête communément. On le représente, surtout à ce début de son règne, comme un jeune prince ignorant, sans volonté propre, absorbé et dirigé par Mme de Beaujeu. Au contraire, dans toutes ses lettres, le trait dominant est une volonté impérieuse et tenace, trèséveillée, toujours tendue vers son but. Si, avec ce caractère, il suivait la direction politique de sa sœur, c'est qu'il s'y associait librement, en toute connaissance de cause; impossible qu'il la subit passivement. On est surpris et charmé de voir avec quelle ardeur ce roi de dix-huit ans s'applique aux affaires, entrant dans les plus menus détails, montrant une connaissance supérieure des choses de la

1 On sait combien de documents précieux pour ces deux provinces mon excellent confrère et ami, M. Marchegay, a déjà tirés de ce beau chartrier, qui lui a été gracieusement ouvert par M. le duc de la Trémoille; on sait quelle sûreté d'érudition et de critique distingue ces publications, comme toutes celles qui sont dues au savant auteur des Archives d'Anjou.

guerre, surtout des questions de ravitaillement, de l'art des siéges, de l'artillerie, etc. Rien ne ressemble moins au Charles VIII qu'on nous a peint jusqu'ici. Avec cela (comme l'a si bien remarqué M. le duc de la Trémoille dans sa préface), à chaque instant, dans ses lettres, des traits à la Henri IV, mélange d'esprit chevaleresque et de sel gaulois : « Dites au Veau (écrit-il en parlant d'un de ses » écuyers appelé Le Veau), dites au Veau que je le tiens aussi > hardi en chemise comme s'il avoit sa cuirasse au dos. » (No 14). Et ailleurs, à propos d'un vieux pilier de la justice seigneuriale de M. de la Trémoille qui venait de s'écrouler : « Mon cousin, dit-il, » je vous eusse mandé la chûte de votre pilier, si je n'eusse craint » que le deuil qu'en auriez eu empêchât mon service; mais, mon » cousin, de peur que vous n'en maigrissiez et pour vous réjouir, >> je vous mande qu'aurez les vingt hommes d'armes de crue que > vous m'avez demandés ; et je vous envoye de mes gens d'armes » qui ne servent de rien icy, et je vous prie que me les faites bien > vaillans.» (No 45). Etc.

Avec ce roi de dix-huit ans, le personnage qui, bien qu'absent (absence qu'on ne saurait trop déplorer), remplit cette correspondance, c'est un général de vingt-sept ans, c'est Louis de la Trémoille. Et comment ne pas déplorer son absence, c'est-à-dire la disparition presque totale de ses lettres ? En ce qui touche les renseignements sur la guerre de Bretagne, si précieuses que soient les lettres du roi, celles du général devaient être encore bien plus instructives; il était sur les lieux, voyant tout de ses yeux, agissant et informant directement le roi, dont les réponses ne sont qu'un écho des renseignements fournis par le général.

Malgré la perte de ses lettres, il n'en est pas moins certain pour nous que l'éclatant succès des armes françaises dans la campagne de 1488 fut dû, presque tout entier, à l'habileté militaire de La Trémoille, et je vais essayer de le démontrer avec la Correspondance de Charles VIII. Mais il faut d'abord rappeler l'état des choses au moment où La Trémoille prit le commandement, c'est-à-dire aux premiers jours de mars 1488.

II

Entre la Bretagne et la France la guerre durait déjà depuis un an. Elle avait eu pour cause la retraite et l'appui donnés par le duc de Bretagne François II aux mécontents de France, au duc d'Orléans et aux seigneurs qui voulaient substituer, dans le gouvernement, l'influence de ce prince à celle de Mme de Beaujeu. L'appui prêté aux mécontents de France avait soulevé en Bretagne des mécontents le maréchal de Rieux, le vicomte de Rohan, le baron de Châteaubriant et celui du Pont, le sire d'Avaugour, fils naturel du duc, en un mot, la haute noblesse tout entière et beaucoup de la petite; on appelait cela le parti des barons. Il réclamait l'expulsion hors de Bretagne des mécontents français, à raison du péril où leur présence jetait le duché en l'exposant à un choc redoutable avec la France. C'était là le motif ostensible, malheureusement trop fondé; il y en avait un autre, plus puissant peut-être : le dépit de voir ces hors-venus accaparer à la cour de Bretagne l'influence et les faveurs, au détriment des seigneurs bretons.

Le parti des barons, trop faible pour imposer au duc l'expulsion des étrangers, s'allia contre eux et contre lui au roi de France, précipitant ainsi la Bretagne dans le péril d'une invasion française, qu'il avait la prétention de conjurer. Les barons crurent avoir pris contre ce péril des précautions suffisantes en stipulant que le roi ne pourrait faire entrer en Bretagne plus de 4,000 hommes de pied et 400 lances, qu'il n'attaquerait point les places où le duc se trouverait et ne ferait aucun siége sans le consentement du maréchal de Rieux; enfin qu'il retirerait son armée de Bretagne dès que les mécontents de France en sortiraient.

La guerre entre le duc et ses barons, soutenus de quelques troupes françaises, commença dès le mois de mars 1487; l'armée du roi n'entra en Bretagne qu'en mai. Les coalisés franco-bretons occupèrent sans coup férir un grand nombre de places fortes que les barons possédaient à titre féodal, entre autres Ancenis, Château

« PreviousContinue »