Page images
PDF
EPUB

La porte fut alors entr'ouverte, mais avec une précaution qui trahissait quelque méfiance, et la vieille femme avança la tête pour reconnaître le visiteur.

C'est bien moi, mère Brévin, reprit le jeune homme en ôtant son chapeau; est-ce que vous ne voulez pas me laisser entrer chez

vous ?

Ah! mon pauvre Dro, dit la vieille femme, je ne pouvais croire à ton retour. Il y a si longtemps que tu as quitté le pays, et j'ai eu tant de chagrin depuis ce temps-là ! Entre, mon garçon, si tu ne crains pas de voir quelque chose de bien triste.

L'intérieur de la chambre était faiblement éclairé par la lueur fumeuse d'une chandelle de résine, qu'un morceau de bois fendu supportait en guise de flambeau, sous le large manteau de la cheminée. Mais les rideaux du lit, ouverts à cause de la chaleur, laissaient apercevoir dans l'ombre une forme indécise, étendue et immobile sur sa couche. André s'en approcha. Malgré ce qu'il venait d'apprendre, il ne s'attendait pas... non... il ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il aperçut alors. Où étaient les joues fraîches et roses sur lesquelles il avait posé ses lèvres lors de sa dernière entrevue avec la jeune fille, au bord de la rivière? Où était cette bouche souriante, ces yeux brillants et doux dont il avait emporté la tendre expression dans son souvenir? Où était cette main fine et souple qu'il avait tenue dans les siennes, à laquelle il avait passé le petit anneau d'argent, signe d'un doux engagement? L'anneau y était encore. André le voyait briller à ce doigt amaigri pour lequel il était maintenant bien trop large. Le visage décoloré de la pauvre enfant se cachait à demi au milieu des mèches bouclées de cheveux blonds qui s'échappaient de dessous son bonnet; mais on distinguait cependant le large cercle bleuâtre creusé autour de ses yeux à demi fermés, la ligne pure encore, mais plus anguleuse de son profil; et son cou, que découvrait en partie le fichu négligemment attaché, se courbait comme la tige d'une herbe flétrie.

André se passa la main sur les yeux avec un mouvement désespéré.

TOME XL (X DE LA 4a SÉRIE.)

11

--

Est-ce qu'elle dort? demanda-t-il à demi voix en se tournant vers la mère Brévin.

La vieille femme secoua la tête.

Voilà comme elle est depuis près de trois mois, dit-elle. Voilà comme on me l'a ramenée, pendant que, d'un autre côté, on emportait son père au cimetière. Elle ne remue ni ne parle depuis ce moment. Pourtant, si quelque chose pouvait la réveiller, ça serait ta venue, mon Dro, car elle t'aimait bien.

Parlez-lui donc, la mère, reprit André avec agitation. Il est trop triste de la voir comme cela, sans regard et sans mouvement. La vieille femme branla de nouveau la tête d'un air découragé. Elle avait si souvent essayé inutilement de ranimer par ses caresses et ses tendres paroles les sensations engourdies de son enfant ! Elle s'approcha néanmoins du lit, souleva la main glacée de Rose, la caressa et la porta même à ses lèvres.

La jeune fille ne parut pas s'en apercevoir, ses yeux restèrent fermés, et sa bouche entr'ouverte conserva la même expression vague et navrante, de sorte que des larmes finirent par couler sur le visage de la veuve, quelque habituée qu'elle fût à d'aussi infructueux efforts. André répéta avec angoisse:

-Parlez-lui, parlez-lui donc, mère Brévin; je ne puis supporter cela plus longtemps.

Madeleine essuya ses yeux, et, se roidissant contre sa douleur, elle dit d'une voix altérée :

[ocr errors]

Voilà André qui est revenu, ma Rose; est-ce que tu ne le reconnais pas?

(La suite à la prochaine livraison.)

JULES D'HERBAUGES.

NOTICES ET COMPTES RENDUS

CARTULAIRE DE L'ABBAYE DE SAINT-GEORGES DE RENNES, par M. Paul de la Bigne-Villeneuve, Rennes, Ch. Castel et Cie, 1876, 1 vol. in-8°, 540 pp., 3 pl.

M. Paul de la Bigne-Villeneuve, un érudit aussi connu de ses confrères bretons par sa science que par son amabilité parfaite, vient de publier le Cartulaire de Saint-Georges de Rennes. Ce monastère, occupé par des religieuses bénédictines, fut fondé, au commencement du XIe siècle, par le duc Alain III, en faveur de sa sœur, Adèle, qui en devint la première abbesse, et eut, pour lui succéder sur le siége abbatial, des sœurs issues des premières maisons de France et de Bretagne.

C'est comme un privilége spécial, inhérent à notre chère province, que d'être une source inépuisable, toujours ouverte aux romanciers, aux historiens, aux poètes et aux archéologues.

Personne n'ignore la valeur et l'importance des documents contenus dans les cartulaires; nous ne pouvons donc que féliciter M. de la Bigne -Villeneuve et la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine de ce travail, qui leur fait réellement honneur. Si nous ne faisons erreur, l'ancien diocèse de Rennes comptait quatre abbayes, avant la Révolution, et voilà deux cartulaires édités, y compris celui de Redon, donné en 1863 par M. Aurélien de Courson, dans la série des Documents inédits sur l'histoire de France.

Le diocèse de Nantes possédait jadis neuf abbayes, et la Société archéologique de la Loire-Inférieure est bien en retard sur sa sœur cadette. Cependant elle a aussi une mine féconde à exploiter. La

1

publication, par exemple, des chartes de la puissante abbaye de Buzay, conservées en si grand nombre aux Archives départementales, serait une œuvre digne de toutes ses sympathies, et que l'exemple des paléographes rennais ne peut que l'encourager à entreprendre. Dans l'ouvrage qui nous occupe, dix chapitres sont consacrés à l'histoire de l'Abbaye. Parmi eux, il en est plusieurs que l'auteur a su rendre des plus intéressants. Tels sont, par exemple, les origines du château de Tinténiac, la bouillie de Saint-Georges et une foule de détails topographiques pour la ville de Rennes, qui renfermait le monastère dans son enceinte 1.

Vient ensuite le « Chartularium abbatiæ sancti Georgii Redonensis», ou le cartulaire proprement dit, contenant soixante-quatorze actes, compris entre les années 1028 à 1158; puis l'Appendice, formé de soixante-quinze pièces, datées de 1171 à 1697; enfin, un aveu détaillé rendu au roi en 1665, et la liste des abbesses, renfermant plusieurs modifications de celles déjà données par les bénédictins et le Gallia Christiana.

Une reproduction de la matrice en cuivre du sceau de l'abbaye au XIe siècle, déposée au musée archéologique de Rennes, d'une croix reliquaire de la fin du XVIIe siècle, et une vue d'ensemble des bâtiments de l'abbaye avant 1670, complètent le volume, qui prend place entre ceux que devront scrupuleusement consulter les futurs écrivains ou historiographes de l'ancienne capitale du comté de Rennes.

Parmi les détails de mœurs qui nous initient à la vie de nos pères, en nous rejetant brusquement de quatre ou cinq cents ans en arrière, citons un passage de l'exposé des « Réclamations présentées à messeigneurs le cappitaine de Rennes, son lieutenant, bourgeois et auditeurs des comptes, par l'abbaye de Sainct Georges,

1 Un seul titre concerne la ville de Nantes : c'est celui par lequel le comte Mathias, frère d'Alain Fergent, concède à l'abbesse Adèle II, sa sœur, le droit d'hesmage sur la rivière de Loire. Ce droit consistait en trois oboles, prélevées sur chaque muid de sel et chaque muid de froment transporté par bateaux remontant ou descendant le cours du fleuve.

en réparation des dommages causés par l'agrandissement de la ville » (1441-1449), dont les détails, saisissant sur le vif l'aspect d'une ville au XVe siècle, font ressortir d'autant les grandes percées modernes et les nombreuses ordonnances de la voirie.

« Au parsur, vous ont souventes foiz diz et remonstré que, à l'occasion des bourriers qui ont esté gettez et de jour en aultre sont gettez sur les pavez de la ville, lorsqu'il fait inondation de pluye, par cieulx qui sont demouranz près les rues de la Drapperie, la rue Neufve, Bout de Cohue, Trejetin, la Mynterie, les Porches, la Parchemynerie, descendent en aval desdites rues et se rendent lesdicts bourriers à un tru et pertuys qui est au joignant et dessoulz le dit portal, et ont prins leur assiepte à la descente dudit trou et pertuys en la dicte ripuere de Villaingne, en telle faczon quilz ont gaigné et occupé une des arches au dessoulz du dit pont, c'est assavoir la prochaine des tours duddit pont, et tellement que de dessur le pont leveis lom peult marcher sur les diz bourriers, et est celle arche tellement estoupée quil ny passe une seulle goute de eau; de ce vous vous estez bien infourmez; car les dites dames vous y ont maintes fois faict conduyre et le avez veu et voyez chacun jour par evidence; et lorsque y avez comparu avez tousjours dit et ordonné que ledit pertuys seroit grislé, ce que n'a esté fait; a occasion de quoy les moulins des dites religieuses qui sont pour servir vous et toute la chouse publique, ainsi que lavez expérimenté durant le temps de la guerre qui a eu cours en ce pays et duché, sont presque inutilles et diminués de leur valleur a grande estimacion, et convient en faire rabat es fermiers d'icelx. Elles vous prient que ledit pertuys soit grislé et que vous ordonnez quelque somme de finance à quelques personnes pour tirez et oustez les diz bourriers du dit lieu et hors la ripuiere, quelx bourriers lom estime de deux a trois cenz charretées, et faire tant que les diz moulins puissent avoir leur cours et usaige que avoint au temps antien; en ce faisant vous ferez raison et justice. Ou aultrement les dites dames ont intention de impetrer sentences de excommunie et aultres censures ecclésiastiques sur cclx et celles qui ont getté les diz bourriers sur les diz pavez, au moyen de quoy elles sont ainsi endommaigées. >>

S. DE LA NICOLLIÈRE-TEIJEIRO.

« PreviousContinue »