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DEUX ACADÉMICIENS

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JEAN DE SILHON, L'UN DES QUARANTE FONDATEURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, par René Kerviler. JEAN-FRANÇOIS-PAUL LEFEBVRE DE CAUMARTIN, ABBÉ DE BUZAI, ÉVÊQUE DE VANNES, PUIS DE BLOIS, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE ET DE CELLE DES INSCRIPTIONS; étude historique et biographique sur sa carrière administrative et sur sa famille d'après des documents inédits, par le même. Deux brochures in-80 de 76 et 99 pages.

M. Kerviler poursuit énergiquement et heureusement l'œuvre de ses résurrections. Il nous a déjà rendu les deux Hay du Châtelet, Ballesdens, Priézac, Esprit, Cureau de la Chambre, etc., etc. Il a dégagé de ses bandelettes cette momie de Chapelain, dans laquelle il nous était si difficile de reconnaître le bon démon, l'ange gardien de Balzac. Aujourd'hui vient le tour de Jean de Silhon et de Lefebvre de Caumartin, deux académiciens, c'est-à-dire, en langage convenu, deux illustres. Mais je vous entends: En quel siècle vivaient ces illustres là? Tout simplement au XVIIe siècle. L'un fut le contemporain de Richelieu, l'ami de Balzac, le secrétaire de Mazarin; l'autre était filleul du cardinal de Retz; il fut confrère de Bossuet à l'Académie française, confrère de Mabillon à celle des Inscriptions, confrère de Massillon dans l'épiscopat; et ni l'un ni l'autre cependant n'ont pu conserver dans le public cette ombre de vie qui s'attache au souvenir.

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Après tout, connaissez-vous mieux Parceval-Grandmaison, un académicien d'hier, un poète épique que le vieux Lacretelle célébrait en vers, les seuls qu'ait jamais commis sa plume, comme un descendant de Virgile? et Baour-Lormian, dont les Poésies galliques faisaient les délices du vainqueur de Marengo; et Esménard,

que Chateaubriand citait avec éloges; et Viennet, l'auteur de l'Épitre aux Mules, qui prétendit successivement nous rendre et l'Arioste et La Fontaine : tous académiciens! tous, disait-on, immortels! Vous souvient-il du Tyran domestique, des Deux Gendres, de Médiocre et Rampant, de l'Ami de tout le monde, qui tenaient lieu du Misanthrope et du Légataire à la société lettrée du premier empire? Quelques fables ont suffi pour la gloire d'Ésope, une idylle pour celle de Bion, un quatrain pour celle de Saint-Aulaire, et des pièces, applaudies, recherchées de leur temps, n'arrivent souvent qu'à l'oubli.

Ne nous étonnons donc point du silence qui s'est fait autour de Jean de Silhon, dont les connaisseurs trouvaient, sous Louis XIII, le style beau et soutenu, auquel ils reconnaissaient du savoir et de l'éloquence, et qui ne leur semblait pécher que par défaut d'ordre et de méthode. Les ouvrages de Silhon eurent plus de vogue que ceux de la plupart de nos académiciens d'aujourd'hui; on les imprimait à Paris, à Lyon, à Venise. M. Kerviler, pour qui toutes ces vieilles imprimeries n'ont pas de secrets, nous énumère les éditions, nous analyse les livres, ne nous laisse ignorer aucun détail, soit de la vie de l'auteur, soit de la composition de son œuvre.

Ce travail patient, d'une érudition toujours sûre, offre un sérieux intérêt à tous ceux qui aiment à suivre la marche des idées et des esprits. Il ne faut pas croire d'ailleurs que les réputations soient jamais complétement usurpées, et, lorsqu'on fouille bien ce qu'elles couvrent, on trouve toujours quelques perles. C'est ce que fait M. Kerviler avec persévérance et avec succès.

Les études auxquelles il se livre ont, en outre, pour nous le double avantage d'être à la fois littéraires et historiques, de nous faire connaître plus exactement les phases successives de notre langue et de nos mœurs. Sous le rapport de la langue, Silhon vient immédiatement après Malherbe, qui ne voulait plus de locutions plébées, et après Balzac, qui mettait de l'éloquence à tout, et même, d'après Silhon, en avait, le premier, rendu notre langue capable. Cette prétention est-elle bien fondée ? N'y a-t-il pas une éloquence

naturelle, la seule qui soit vraie, chez saint François de Sales, que les locutions plébées n'effrayaient jamais cependant, et chez Commines, chez Joinville? Balzac arrive parfois au grand, peut-être même au sublime, mais plus souvent au factice et à l'outré. Bossuet recommandait sa lecture aux jeunes clercs, comme pouvant leur donner l'idée du style fin et tourné délicatement; il reconnaissait qu'il avait enrichi la langue de belles locutions et de phrases très-nobles; mais, ajoutait-il aussitôt Il le faut bientôt laisser, car son style est le style du monde le plus vicieux,`en ce qu'il est le plus affecté et le plus contraint'.

Silhon n'a pas la contrainte de son maître, mais il n'a pas non plus ses grands traits. Ce qu'il lui a pris, ce me semble, c'est ce style chaste et réglé que préconisait Balzac dans une de ses lettres à Chapelain, et qui, avec l'Académie, va devenir le style académique. Notre langue y a gagné en précision, en netteté; n'y a-t-elle pas perdu en richesse 2 ?

Mais Silhon ne s'est pas borné à prendre à Balzac quelqu'une de ses formes littéraires, il lui a pris aussi l'idée de certains traités de politique spéculative tournés à la louange des puissances du jour. Balzac avait écrit le Prince pour Louis XIII; Silhon écrivit le Ministre d'Estat pour Richelieu. Dans l'un et l'autre ouvrage, les bons conseils ne manquent assurément pas; mais ce qu'on ne souffrirait pas aujourd'hui, c'est que ces conseils étaient donnés comme des portraits, que le prince type était toujours Louis XIII, l'homme d'État complet toujours Richelieu.

Il est assez curieux de voir comment Silhon comprenait l'étendue et la limite des deux puissances ecclésiastique et séculière. Suivant

1 Lettre à M. l'abbé de Bouillon, 1669. p. 615.

Floquet, Études sur Bossuet, t. II,

2 Comment ne pas regretter, par exemple, tous ces mots composés qui se comprenaient à première vue et que nous ne savons plus rendre que par des périphrases: chevaucher, dévaller, s'entravertir, s'aheurter, nonchaloir, arouté (être en route), s'envieillir, prudhommie, outrecuidance, et cent autres non moins heureuses? Leur absence se fait tellement sentir qu'on y revient chaque jour.

lui, l'une est le soleil, et l'autre est la lune de l'humaine société.

Dante avait dit :

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L'Église est le soleil ; l'Empire est la lune de Rome. » Silhon se sert des mêmes termes pour exprimer la distinction des deux grandes autorités qui gouvernent le monde, l'une éclairant, l'autre éclairée ; l'une s'adressant à l'âme qui commande, l'autre au corps qui agit. On ne confondait pas plus alors le corps avec l'âme et le pouvoir avec le devoir qu'on ne les rendait complétement indépendants l'un de l'autre. Le catholicisme a seul constamment maintenu cette distinction des puissances. Partout où il ne règne pas, César est à la fois empereur et pontife, pontifex maximus; et César, c'est tantôt Néron, tantôt Henri VIII, tantôt Élisabeth ou Catherine, tantôt la Convention, tantôt Bismark ou Carteret. Paganisme, schisme, hérésie s'accordent tous pour ne voir dans la société humaine qu'un Etat-Dieu et la conscience sous ses pieds.

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Silhon, pas plus que Balzac, n'était de cette école qui triomphail alors en Angleterre, en Suède, en Hollande, dans tous les pays protestants de l'Allemagne, ou, comme on dit aujourd'hui, dans tous les pays libéraux. Louis XIV eut bien, lui aussi, il faut en convenir, de ces volontés despotiques; il crut pouvoir régenter le pape, il crut pouvoir convertir les dissidents par la violence 1; mais les ́enseignements de la foi avaient de trop profondes racines en lui pour le laisser pontifier longtemps. Dès 1693, il renonçait à la déclaration de 1682; dès 1699, il recommandait à ses intendants de laisser les protestants tranquilles. Lui, si impérieux, si fier, il reculait; ailleurs on n'admettait pas de limite au pouvoir et l'on ne reculait pas.

On sait que le saint pape Innocent XI reçut assez mal la nouvelle de ces conversions forcées, ce qui faisait dire à La Fontaine : Le pape

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N'est envers nous ni saint ni père;

Nos soins, de l'erreur triomphants,

Ne font qu'augmenter sa colère

Contre l'aîné de ses enfants.

Racine en disait à peu près autant dans le prologue d'Esther; et tous les gallicans faisaient écho.

La politique de Silhon, telle qu'elle nous paraît résulter des analyses et longues citations de M. Kerviler, prenait donc la religion pour base. Les premiers traités de l'auteur avaient même été des traités religieux.

Charron avait écrit, en 1594, un livre intitulé les Trois Vérités, en réponse au Traité de l'Église, de Duplessis-Mornay. Ces trois vérités étaient: 1° qu'il y a un Dieu; 2° que, de toutes les religions, le Christianisme est la seule vraie; 3° que, de toutes les communions chrétiennes, le catholicisme est la seule véritable Église. Silhon publiait à son tour, en 1626, les Deux Vérités, « l'une de Dieu, disait-il, et de sa providence; l'autre, de l'immortalité de l'âme. » Plus tard même, en 1634, il consacrait à l'immortalité de l'âme une étude spéciale. M. Kerviler reconnaît, dans les Deux Vérités les accents d'une conviction aussi solidement établie que celle de Charron. Ce n'est pas assez dire. Le traité de la Sagesse, de Charron, qui parut sept ans après les Trois Vérités (1601), a jeté un triste jour sur la foi de l'auteur et éclairci plus d'une obscurité de son premier livre. Personne ne s'étonna que Montaigne, qui le connaissait bien, l'eût choisi pour légataire. Montaigne disait : Que saisje? Charron fut plus affirmatif, et il grava sur sa maison: Je ne scay.

Tel n'était pas Silhon; tel il ne fut jamais, d'après la biographie que nous en donne M. Kerviler. Ferme dans sa foi, fidèle à tous ses devoirs, s'il ne fut pas un homme éminent, il fut un homme utile. C'est quelque chose pour un écrivain, après tout, d'avoir mérité l'estime de Balzac, et, pour un homme politique, d'avoir joui pendant dix-huit ans de la confiance de Mazarin.

Le second personnage que nous présente M. Kerviler n'était pas, à beaucoup près, de la famille de Silhon. Quoique membre de deux académies, il écrivait peu ou point; mais il avait de l'esprit plus qu'il n'est nécessaire, de cet esprit qui brille, qui séduit, et qui, sans aider toujours au jugement, aide à se faire vite une position, surtout lorsqu'il est soutenu par des connaissances variées. « Tout

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