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DES SAVANTS.

FÉVRIER 1876.

HISTOIRE DE L'OPÉRA EN FRANCE.

Histoire de la musique dramatique en France depuis ses origines jusqu'à nos jours, par Gustave Chouquet; ouvrage couronné par l'Institut. 1 vol. grand in-8° de xv-448 pages. Firmin Didot frères, Paris, 1873. OEuvres complètes du trouvère Adam de la Halle, poésie et musique, publiées sous les auspices de la Société des sciences, des lettres et des arts de Lille, par E. de Coussemaker, correspondant de l'Institut. 1 vol. in-4° de LXXIV-440 pages. A. Durand et Pedone-Lauriel. Paris, 1872. - Biographie universelle des Musiciens et Bibliographie générale de la Musique; 2o édition, entièrement refondue et augmentée de plus de moitié, par F. J. Fétis, maître de chapelle du Roi des Belges, directeur du Conservatoire de musique de Bruxelles. 8 volumes grand in-8° avec une préface de xxxvII pages; Paris, Firmin Didot, 1868-1875.

QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE'.

M. G. Chouquet a bien compris et nettement caractérisé le génie de Rameau. Il a eu raison de dire que Rameau a été l'un des plus éminents

Voir, pour le premier article, le cahier de novembre 1875, p. 671-688; pour le second article, le cahier de dé

cembre, p. 725-733, et, pour le troisième article, le cahier de janvier 1876, p. 5-18.

esprits du xvII° siècle, et que l'étude de ses ouvrages théoriques et de ses opéras pourrait être le sujet d'un livre important. Pour lui, cependant, le succès a été plus tardif, plus difficile, plus disputé, moins durable que pour Lulli. Il a eu des jours de triomphe; on ne le conteste pas. Il reste de son œuvre des morceaux qu'on exécute encore aux concerts du Conservatoire. Des trente-six ouvrages dramatiques qu'il a composés, si quelques-uns sont morts en naissant, c'est le petit nombre. Néanmoins il est avéré que sa gloire n'a pas égalé la puissance de son génie.

Au premier aspect, on s'en étonne d'autant plus que Rameau a eu non-seulement l'inspiration, mais une science profonde, quoique parfois aventureuse. Sans parler de ses traités spéciaux sur l'harmonie, il a considérablement enrichi ce qu'on appelle la symphonie, c'est-à-dire l'art d'accorder les voix entre elles, et de fortifier l'expression du chant par l'accompagnement de l'orchestre. A cet égard, Rameau s'est montré créateur. En quoi il l'a été, M. G. Chouquet l'a dit avec une précision qui atteste les plus sérieuses études. Tandis que les successeurs de Lulli se bornaient à copier servilement ce maître et coulaient tout dans un même moule, Rameau montrait dans ses œuvres une étonnante diversité de moyens, une nouveauté frappante de coupes, de rhythmes, de modulations, d'associations d'instruments. Le premier, il confiait à chaque instrument de l'orchestre une partie distincte, sans imposer silence aux autres instruments; il faisait exécuter aux flûtes, aux hautbois, aux bassons, des rentrées intéressantes. Le premier, il plaçait en tête de ses opéras non plus une sorte de préface écourtée, mais une véritable ouverture composée avec art. Enfin, quant à la mélodie, il trouvait des airs chantés et des airs de ballet frais et charmants. Au plus fort de l'orage de critiques et d'injures soulevé par la représentation d'Hippolyte et Aricie, un des émules de Rameau, Campra, plus juste que les autres, disait au prince de Conti: «Il y a dans Hippolyte et Aricie <«< de quoi faire dix opéras. Cet homme nous éclipsera tous. »

D'où vient donc que l'auteur de Castor et Pollux et de tant de belles œuvres, d'où vient que Rameau, supérieur à Lulli par le savoir technique et par l'art de grouper les voix et les instruments, n'ait pas excité le même enthousiasme, ni pendant sa vie ni après sa mort? Chose à noter, il devina lui-même que son œuvre ne se maintiendrait que quelques années au répertoire de l'Académie, et il en avait, trop tard malheureusement, aperçu la raison. Un soir il disait à l'abbé Arnauld: « Si j'avais trente ans de moins, j'irais en Italie; Pergolèse deviendrait << mon modèle, et j'assujettirais mon harmonie à cette vérité de décla

«<mation qui doit être le seul guide des musiciens. » Ces derniers mots, dans leur brièveté, contiennent toute une poétique de l'opéra, et, n'en déplaise à Rameau, une poétique qui avait été celle de Lulli avant d'être adoptée par Pergolèse. Mais qu'est-ce donc ici que la loi de la déclamation vraie, sinon la musique cherchant un poëme qui ait une âme, puis s'inspirant de cette âme et l'exprimant? Or Rameau devenu vieux, et faisant son examen de conscience, reconnaissait par où il avait péché. Il avait commis deux erreurs graves, et, remarquons-le, deux erreurs de théorie. D'abord, partageant une fausse conception de l'art musical trop répandue au XVIIe siècle, il avait pensé que le but de la musique était non pas une certaine expression, mais une certaine imitation de la nature. Trop souvent donc il avait tenté des descriptions absolument impossibles. Dans l'ouverture d'Acante et Céphise, il veut peindre le spectacle d'un feu d'artifice au moyen de gammes en fusée. Dans l'opéra de Platée, il reproduit en musique le chant des grenouilles, le braiment de l'âne, le cri des oiseaux, le déchaînement d'un orage. Sa seconde méprise avait été de croire qu'un musicien de sa force n'avait pas à s'inquiéter de la qualité du poëme; que tous les sujets, bons ou mauvais, devaient lui obéir, et qu'il n'aurait qu'à vouloir pour mettre en musique la Gazette de Hollande. Illusion étrange, qui, plus d'une fois, lui coûta cher.

En somme, et pour appeler par leur nom les choses que M. G. Chouquet signale sans oser les nommer, il a manqué à Rameau un peu de ce que l'on entend par la philosophie de l'art. Cet homme de génie est un mathématicien de la musique, et sa mathématique des sons et de l'harmonie, qui est parfois chimérique, est aussi parfois exacte et féconde, puisque quelques-unes des règles qu'il a posées ont, pendant deux tiers de siècle, servi de base à l'enseignement'. Il a été moins, beaucoup moins, un psychologue de la musique, en d'autres termes, un penseur sachant où commence et où finit la puissance qu'a la musique de rendre les passions et les sentiments de l'âme humaine. Savoir cela, c'est connaître du même coup les rapports de la poésie et de la musique dans le drame, question toujours brûlante, qui est au fond des querelles théâtrales du siècle dernier, que Lulli avait résolue, que Rameau obscurcit plutôt qu'il ne l'éclaira, et que Gluck, en présence de l'école italienne, fut obligé de poser à nouveau.

La lutte entre la musique italienne et la musique française au siècle

Voir M. F. J. Fétis, Biographie universelle des musiciens, 2o édition, art. RAMEAU, t. VII, p. 165-176.

dernier a eu deux aspects: le premier a été la guerre des Bouffons, où les adversaires étaient, d'un côté, les Lullistes et les Ramistes, de l'autre, le groupe des mélodistes qui s'étaient enflammés aux représentations de la Serva padrona de Pergolèse; le second aspect de la lutte a été la bataille des Gluckistes et des Piccinistes1. Un des mérites de M. G. Chouquet a été de rajeunir, en l'abrégeant, le récit, si souvent fait avant lui, de ces mémorables combats. Il a réduit cette histoire, pour laquelle les documents surabondent, à ses détails les plus intéressants et à ses proportions justes. Nous n'avons ni à refaire, ni même à corriger son travail sur ce point. Nous regretterons toutefois que, pour juger la querelle, il n'ait pas toujours placé dans une suffisante clarté les éléments entre lesquels avait lieu l'antagonisme. Nous lui reprocherons ensuite d'avoir contre-signé une théorie de Gluck qui nous paraît fausse, et que Mozart a redressée.

L'accord que Lulli avait établi entre la musique et la poésie dans le drame n'avait pu être de longue durée. De son temps il était encore relativement facile de ne pas exagérer les droits de la musique, parce que celle-ci, n'ayant pas accompli tous ses progrès, n'était pas encore capable de toutes ses exigences. Mais, dix ans à peine après la mort de Lulli, une école naissait en Italie qui s'empara du mouvement musical dans ce pays et le gouverna pendant un siècle. C'était cette célèbre école napolitaine qui, fondée par Scarlatti, a eu trois brillantes générations d'élèves. Son rôle a été très-utile. M. G. Chouquet reconnaît à cette école un assez grand nombre de qualités dont nous aurions aimé qu'il eût plus hardiment noté la principale. Je sais qu'il y a du danger à trop attribuer tel ou tel mérite au génie de tel ou tel pays. Cependant, avec des précautions, on peut rester dans la mesure et dans la justice. Ainsi, tout en convenant qu'il y a beaucoup de mélodie dans les oratorios de Jean-Sébastien Bach et dans ceux de Hændel, qui sont bien, à certains égards, des œuvres dramatiques, et aussi dans les opéras de ce dernier, on ne se trompe pas si l'on ajoute qu'en général la qualité prédominante du génie musical allemand, c'est la puissance des combinaisons harmoniques. De même, en reconnaissant qu'il y a de l'harmonie, et beaucoup, dans les opéras de Scarlatti, de Léo, de Jomelli, de Pergolèse, de Piccini, on a raison de soutenir que le génie de ces maîtres

1 Cette guerre de musiciens et de mélomanes est racontée, dans toutes ses phases et péripéties, avec une singulière richesse de détails curieux et de rensei

gnements inédits, par M. Gustave Desnoiresterres; voyez son récent ouvrage intitulé: Gluck et Piccini, 1774-1800; 2 édition. Paris, Didier, 1875.

consiste surtout dans l'invention de la mélodie. Enfin personne ne conteste à la France l'action conciliatrice qu'elle a exercée sur les diverses parties du drame lyrique au nom de la signification que doit conserver le poëme; mais cela ne l'empêche point d'avoir eu des harmonistes comme Rameau et des mélodistes comme Grétry. Or il est très-heureux pour l'opéra que chacune des trois nations musicales lui ait apporté, à chaque époque, ce qui lui faisait défaut non pas qui lui faisait défaut non pas absolument, mais jusqu'à un certain point. Nous qui jugeons à distance, nous devons garder notre sang-froid et rendre à chacun selon ses mérites. Eh bien, en nous tenant dans cette disposition d'esprit, nous distinguerions avec plus de calme que M. G. Chouquet ce qu'il faut louer et ce qu'il faut blâmer dans la musique italienne, et nous serions un peu plus sévères que lui à l'égard de Gluck, que pourtant nous admirons beaucoup.

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M. G. Chouquet raconte quelle vive impression se produisit quand une compagnie italienne dirigée par Bambini vint chanter sur la scène de l'Académie de musique, le 1" août 1752, la Serva padrona de Pergolèse, qui avait déjà réussi à Paris en 1746, mais avec moins d'éclat. M. G. Chouquet ajoute ensuite: «tous les dilettantes parisiens qui « étaient fatigués du répertoire de l'Académie... tous les raffinés et les « sensualistes se récrièrent d'admiration et prodiguèrent les éloges les « plus enthousiastes à l'œuvre originale et charmante de Pergolèse. » Ici nous trouvons comme un peu de mauvaise humeur dans le langage de M. G. Chouquet. Évidemment on n'est pas un raffiné et un sensualiste par cela seul qu'on admire une musique originale et charmante. En cela les Parisiens avaient raison. Mais ils se trompèrent lorsque, tenant pour bon tout ce qui était italien, ils applaudirent les défauts de la musique ultramontaine encore plus peut-être que ses qualités. Alors on ne s'entendit plus; de part et d'autre on s'emporta, et il se trouva que ceux qui voulaient préserver la scène française des excès musicaux du théâtre italien, furent entraînés trop loin dans leurs œuvres aussi bien que dans leurs jugements. Et Gluck était de ceux-là.

En principe le dessein de Gluck était excellent. L'idée qu'il conçut d'accomplir une révolution musicale ne fut ni un coup de tête ni un moyen d'attirer l'attention sur ses œuvres, mais le fruit de son expérience, de ses réflexions persévérantes, et le terme où devait aboutir son génie essentiellement dramatique. Elevé en Allemagne, c'est en Italie, à Milan, qu'il avait achevé son éducation musicale. C'est à Milan, après quatre ans d'études, il avait alors vingt-sept ans, que fut écrit et représenté son premier opéra, Artaserse, bientôt suivi de huit autres. Toutes ces œuvres furent applaudies. Mais, appelé à Londres par le di

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