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de les considérer comme une partie intégrante du poëme, étroitement rattachée à sa conception primitive par son antique auteur.

Puisque nous avons parlé de conceptions primitives, une bien autre difficulté ressort de la comparaison qu'on peut faire entre les deux voyages parallèles de Télémaque et d'Ulysse, qui commencent environ le même jour et qui tous deux se terminent par la rencontre du père et du fils dans l'île d'Ithaque. Or, ainsi que le montre très-bien Boivin dans un mémoire inséré au tome II de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, où il reste depuis longtemps à peu près oublié, si l'on a le compte exact des journées d'Ulysse, il manque dix-sept jours dans celui des journées de Télémaque, entre son second passage à Pylos et son retour à Ithaque. En quittant Ménélas, le jeune prince se montre fort pressé de retourner dans sa patrie1, et pourtant il n'y rentre que dix-huit jours après, sans que le poëte nous explique en rien ce retard et la longue croisière qu'il impose aux prétendants embusqués pour s'opposer au retour du fils de Pénélope. Voilà une lacune étrange, et qu'il semble impossible de justifier. Mais un vers et même deux vers conservés par quelques manuscrits, dans le chant premier, après le vers 93, nous fournissent peut-être le mot de cette énigme. Minerve, exposant, dans le conseil des dieux, ce qu'elle projette pour l'honneur de Télémaque et le salut d'Ulysse, dit, d'après le texte vulgaire :

Πέμψω δ' ἐς Σπάρτην τε καὶ ἐς Πύλον ἡμαθόεντα
Νόστον πευσόμενον πατρὸς φίλου, etc.

Je l'enverrai à Sparte et dans la sablonneuse Pylos pour s'informer du retour de son père.

Mais on voit, par les scholiastes, que la tradition avait conservé, après le vers 93, le vers suivant :

Κεῖθεν δὲ Κρήτηνδε παρ' Ιδομενήα άνακτα.

Et de là en Crète auprès du roi Idoménée.

On ajoutait même :

ὃς γὰρ δεύτατος ἦλθεν Αχαιῶν χαλκοχιτώνων.

Car il est venu (c'est-à-dire revenu) le dernier des Grecs à la tunique d'airain.

Voir, Odyssée, IV, v. 593 et suivants, la réponse de Télémaque aux instances

que fait le roi de Sparte pour le retenir.

La Crète était beaucoup plus loin d'Ithaque que Pylos et Sparte: dixsept jours n'étaient pas de trop pour y aller, y séjourner quelque peu et en revenir. Nous retrouvons ainsi, par une approximation vraisemblable, l'emploi des journées qui restaient vacantes dans cette longue absence de Télémaque. Qui sait donc s'il n'a pas existé autrefois un récit du voyage de Télémaque chez Idoménée? C'est celui que Minerve annonçait dans le premier chant; mais, comme il ne s'était point conservé, les critiques alexandrins, n'en retrouvant point la trace dans le reste du poëme, ont bientôt considéré comme une interpolation les deux vers que nous venons de citer; ils les ont effacés, et c'est ainsi qu'on s'explique leur disparition presque complète. On aurait, au contraire, beaucoup de peine à les expliquer comme une interpolation, sil n'avait existé quelque vieux récit du voyage en Crète. En partant, comme il le fait presque toujours, de la supposition que l'Odyssée nous offre un dessin parfait ou presque parfait dans toutes ses parties, M. Pierron est obligé de dire avec les anciens critiques : Puisque Télémaque n'est point allé en Crète, la mention de ce voyage ne peut être maintenue dans le discours de Minerve 1. La critique moderne, dégagée de cette prévention, a pu dire: Cette mention est l'indice d'un récit du voyage en Crète, dont la place aujourd'hui reste vide, si ce n'est dans les Aventures de Télémaque par M. de Fénelon.

Les chercheurs de problèmes homériques, les évoτatixoí, ou enstatiques, comme les appelle hardiment en français M. Pierron, et les chercheurs de solutions, Xurxo ou lytiques (car notre éditeur ne craint pas d'introduire, d'accréditer ce second mot comme le premier), ont-ils agité une si intéressante question dans quelque docte séance du musée d'Alexandrie? On peut le croire, puisqu'une scholie sur le vers 313 du III chant cite en propres termes un chapitre ou un mémoire de Zenodote sur les voyages de Télémaque : » Ζηνόδοτος ἐν τοῖς περὶ τῆς Тnλeμáxov áτodпuías. Quoique Zénodote2 n'eût pas la même sûreté de

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jugement que son successeur Aristarque, il semble que, sur ce point du moins, ses scrupules n'auraient été que trop justifiés.

Un autre voyage, celui d'Ulysse en Épire (au moins croit-on que c'est en Épire), est mystérieusement prédit par Tirésias, au chant XIo, vers 121 et suivants; il devait suivre le meurtre des prétendants. On n'en connaît pas d'autre trace que cette prédiction même, et il ne rentrait pas dans le plan de l'Odyssée; mais la prédiction de Tirésias ne témoigne-t-elle pas, elle aussi, de l'existence d'une tradition épique aujourd'hui perdue? Cette tradition pouvait bien avoir trouvé place, sous sa forme primitive ou sous une forme plus moderne, dans la Télégonie, qui était le quatorzième et dernier des poëmes constituant le Cycle épique. M. Pierron n'a pas touché cette question, qui méritait examen. Le VIII et le XI' chant de l'Odyssée prêtent à bien des soupçons du même genre, que les disciples de Wolf ne sont pas les premiers à soulever. Dans le XIe chant, qu'on appelle vulgairement la Descente aux Enfers, mais qui n'est que l'Évocation des morts (Nexvía) dans le sombre pays des Cimmériens, plus de cent vers étaient, non pas écartés (on allait rarement jusque-là), mais frappés du signe de doute (¿leтoúμevos, volevóμevo) par les critiques alexandrins, pour des raisons plus ou moins plausibles; par exemple : les vers 157 à 160 et 488-492, à cause de naïvetés qui semblaient inconvenantes; les vers 435-440, parce que les paroles d'Ulysse interrompent les confidences d'Agamemnon; les vers 538-627, comme contenant des apparitions d'ombres qui sont sans rapport avec le sujet du poëme et avec l'intention qui amène Ulysse aux portes de l'Hadès. Et ces vers étaient condamnés, quoique beaux en eux-memes, καίτοι οὐκ ὄντες ἀγενεῖς περὶ τὴν φράσιν, nous dit, sur le vers 568, un scholiaste du manuscrit harléien. Au vers 583 (à comparer avec la note sur le vers 31 du XXII° chant), le scholiaste signale une maladresse de l'interpolateur (Siaoxevaoln's) qui emploie à faux le verbe homérique σεῦτο dans le sens d'στατο.

Il y a quelquefois réponse et bonne réponse à ces chicanes. Mais elles sont très-nombreuses, et elles méritent souvent un autre nom quand elles viennent de quelqu'un de ces savants éditeurs qui avaient sous les yeux, dans les bibliothèques d'Alexandrie et de Pergame, un grand nombre de manuscrits des deux poëmes homériques.

Les opinions de M. Pierron sur ces problèmes d'histoire littéraire

canoris περὶ Οδυσσειακῆς στιγμῆς τε liquiæ emendatiores, ed. O. Carnuth (Berlin, 1875, in-8°); Osann, Anecdo

tum romanum de notis veterum criticis, imprimis Aristarchi Homericis (Giessen, 1851, in-8°).

soulèvent donc beaucoup de critiques; mais, comme il cite presque toujours les raisons alléguées par les anciens ou par les modernes sur chaque point contentieux, le lecteur, même en se séparant de lui, ne peut que trouver profit à des discussions où s'exerce l'esprit d'examen, où s'aiguise le goût de la poésie ancienne. Quelques exemples de ces discussions suffisent pour aujourd'hui à la juste curiosité de nos lecteurs. Dans un second article, nous examinerons plus spécialement le texte de l'Odyssée, tel que nous le présente l'édition de M. Pierron, et le service que peut rendre son commentaire aux interprètes et aux amateurs de la langue homérique.

É. EGGER.

(La suite à un prochain cahier.)

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STORIA DELLA FILOSOFIA IN SICILIA da' tempi antichi al secolo x1x libri quattro di Vincenzo Di Giovanni. Histoire de la philosophie en Sicile depuis les temps anciens jusqu'au XIXe siècle, en quatre livres, par Vincent Di Giovanni.-2 vol. in-18 de vIII-429 et 625 pages, Palerme, L. Pedone Lauriel, 1873.

PREMIER ARTICLE.

L'auteur de ce livre n'est pas seulement un penseur spéculatif dont la plume féconde a déjà produit un grand nombre d'estimables ouvrages de critique et de doctrine philosophiques, c'est un patriote sicilien qui a consacré sa vie à la gloire de son pays, et qui met d'autant plus d'ardeur à s'acquitter de cette tâche, qu'il voit les anciennes divisions de la péninsule à la veille de disparaître avec leurs physionomies propres dans l'unité du royaume d'Italie. Après avoir publié récemment deux volumes sur la philologie et la littérature de la Sicile et bon nombre

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d'autres écrits qui se rapportent à son histoire, M. Di Giovanni a cru utile de faire connaître aussi les vicissitudes qu'a traversées la philosophie dans son île natale pendant une durée de vingt-quatre siècles. C'est le temps qui s'est écoulé depuis sa première apparition dans la Sicile et dans la Grande Grèce jusqu'à l'époque actuelle.

L'ouvrage se compose de quatre livres, qui répondent à autant de périodes différentes : le premier à la philosophie ancienne, le second à la philosophie scolastique, le troisième à la philosophie moderne, le quatrième à la philosophie contemporaine. Celui-ci, nous le disons tout de suite, est de beaucoup le plus intéressant. Aussi forme-t-il à lui seul le second volume, le plus étendu des deux.

L'auteur a compris qu'il n'y avait pas lieu de s'arrêter longtemps à la philosophie ancienne; car comment distinguer, dans ces temps reculés, la philosophie sicilienne de la philosophie grecque? Comment, par exemple, sous prétexte qu'ils sont nés et qu'ils ont vécu dans plusieurs villes de la Sicile, parler d'Empédocle, de Gorgias, d'Évhémère, autrement que ne l'ont fait ou que ne pourraient le faire encore aujourd'hui les historiens de la philosophie ancienne en général? Les érudits et les critiques siciliens ne peuvent se flatter de découvrir des documents absolument inconnus hors de leur île. Le seul fait qu'il soit en leur pouvoir de relever, et sur lequel M. Di Giovanni ne manque pas d'insister, c'est que la Sicile était un pays tellement ouvert à la culture de l'esprit et tellement apte à l'étude de la philosophie, que toutes les écoles philosophiques y sont représentées dès leur origine. On y trouve l'école pythagoricienne, si justement appelée l'école italique, refluant de la Grande Grèce dans les villes siciliennes, se répandant à Syracuse, à Catane, à Sélinonte, à Agrigente, à Himéra, aussi bien qu'à Crotone, à Métaponte, à Thurium et à Tarente. Damon et Pythias étaient des pythagoriciens de la Sicile. Au même pays appartenaient l'héroïque Timica, qui se coupa la langue pour ne pas révéler les secrets de son ordre; le poëte Épicharme, qui a prêté le charme de ses vers aux maximes de Pythagore; Ecphante et Yeétas, qui, fidèles aux mêmes traditions, enseignaient le mouvement de la terre autour de son axe. Pythagore lui-même n'a-t-il pas visité Catane, Agrigente, Himéra? C'est dans ces mêmes villes et dans quelques autres, que Xénophane, le fondateur de l'école d'Élée, récitait son poëme philosophique. Mais le philosophe de l'antiquité qui fait le plus d'honneur à la Sicile, c'est Empédocle. Il y est né, il y a vécu, il y a régné en quelque sorte par le prestige de son génie, et peut-être aussi par l'art de frapper les imaginations. Evhémère, le fondateur d'une sorte d'exégèse théologique, était de Messine. Léon

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