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le Пopoúpios de la chanson grecque, ce dernier nom étant regardé comme une corruption évidente de Пavonpios. Le rapprochement est un peu arbitraire. Il y est dit en effet : « Une nonne a mis au monde un «<tel fils dans le village de Porphyre. Comment le nommerons-nous? Appelez-le Porphyre. » Nous ne retrouvons point là la noble origine de Digénis, qui était fils d'un émir de Syrie et d'une descendante des Ducas, et qui était né sur les confins de la petite Asie, tandis que le village, de Porphyre était situé dans les environs de Trébizonde.

((—

Mais ici se présentent de plus graves difficultés au point de vue chronologique. Nous avons vu que notre héros est mort à l'âge de trente-trois ans, avant le 10 décembre 969, puisqu'il était encore célèbre sous le règne de Nicéphore Phocas, de 963 à 969. Il serait donc né en 936; or, comme c'est en 942 que Romain lui a conféré le titre de Δομέστικος τῆς Ἀνατολῆς, il s'ensuit qu'il aurait obtenu ce titre à l'âge de six ans. Suivant la chronique de Nestor, Panthérius bat les Russes en 941, c'est-à-dire qu'il n'avait encore que cinq ans. Peut-être M. Paparrigopoulos a-t-il un peu trop serré l'objection. Les éditeurs, en la serrant dans le sens contraire, obtiendraient facilement quelques années de plus pour Digénis. En effet ils disent que ce dernier est mort avant, mais non pas en 969. En prenant la limite extrême, on peut supposer que cet événement a eu lieu dans la première année du règne de Phocas, c'est-à-dire en 963. Digénis aurait eu alors non pas six, mais onze ans, âge, du reste, qui n'expliquerait pas davantage les exploits extraordinaires qui lui sont attribués.

Le savant critique relève une autre erreur de calcul chronologique. On lit, p. xcvii de l'introduction, que la mère de Basile Digénis fut enlevée par l'émir Mousour, selon toutes probabilités, lors de la rébellion d'Andronic Ducas, en 908. Il serait né environ un an après, comme l'indique le poëme lui-même, c'est-à-dire en 909. Or, comme il est mort à l'âge de trente-trois ans, nous serions reportés à l'année 942. Il est donc impossible qu'il fût encore vivant sous Nicéphore Phocas, qui régna de 963 à 969.

Les difficultés ne sont pas moindres quand il s'agit d'établir la filiation du héros d'après les renseignements généalogiques fournis par le poëme lui-même et par les chansons grecques, à propos des trois personnages désignés sous les noms de Digénis, Panthérius et Porphyrius, et qu'il paraît difficile d'identifier.

Les savants éditeurs voudront sans doute tenir compte, dans un second travail, des observations critiques de M. Paparrigopoulos, et ils trouveront peut-être les moyens d'éclaircir la question dans les rensei

gnements que leur fournira la nouvelle édition du poëme préparée en ce moment par M. G. Muller.

Quant à la rareté des renseignements historiques que l'on possède sur Digénis Akritas, elle s'explique par la perte des chroniques byzantines et en particulier de la chronique spéciale que le protospathaire Manuel avait écrite en huit livres (920-942).

Les éditeurs passent également en revue les traditions grecques et étrangères concernant Digénis et les imitations du poëme. Ce héros était considéré chez les Chypriotes comme l'idéal de la force humaine, ainsi que l'a démontré M. Sathas dans le second volume de sa Bibliothèque grecque. Les Persans l'auraient connu aussi, car il serait le personnage mentionné par Firdousi sous le nom de Kesra Nouschirvan. Nous laissons aux orientalistes le soin de contrôler l'exactitude de cette identification. Enfin certaines citations du poëme moral de Méliténiote1 prouveraient que celui-ci a mis quelquefois notre épopée à con

tribution.

M. Rambaud, dont nous parlions plus haut, vient compléter cette revue du cycle akritique en nous donnant des renseignements précieux sur les traces que la gloire de Digénis a laissées dans la littérature slavonne-russe. Dans un manuscrit en cette langue, du xiv ou du xv° siècle, et qui a péri dans l'incendie de Moscou, en 1812, se trouvait un poëme intitulé Vie et gestes de Devgeni Akrita. Karamzine en a publié des fragments. En citant quelques autres monuments du même genre, M. Rambaud montre ainsi que le cycle de Digénis ne fut pas inconnu des lettrés de l'ancienne Russie. Un certain Anika, originaire d'Evless et mentionné dans des contes et des chansons russes, lui semble être le même que le héros grec dont le souvenir aurait alors subi une grande déformation.

Nous devons mentionner aussi le rapprochement qu'il croit pouvoir faire avec le mythe d'Hercule.

« Si l'on cherche, dit-il (p. 941), à quelle famille poétique se rattache «le cycle d'Akritas, on trouve que c'est avec le cycle également hellénique d'Héraklès qu'il offre le plus de rapports. Akritas n'est-il pas, «comme le fils d'Alcmène, la vivante personnification de la force grec«que? M. Sakellarios, dans ses Cypriaca, l'appelle un Hercule chypriote. «On retrouve chez Digénis nombre de traits légendaires qui semblent empruntés à son divin prototype. Comme lui, il apparaît doué d'une

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1

Voyez Notices et extraits des manus

crits, t. XIX, 2° part. v. 140, 141, rap

prochés des v. 1641 et 1642 du poëme de Digénis.

« énergie précoce. Il a son activité sans trêve : il a même quelques-uns « des défauts qu'Euripide a livrés en risée aux Athéniens. Dans une des <«< chansons, on lui prête une gloutonnerie tout herculéenne; à cinq jours <«il engloutit une fournée de pains. Il est, comme Héraklès, de caractère <«< fantasque et redoutable; il fait peur à ses amis comme à ses ennemis; « dans le poëme, il assomme d'un coup de poing un de ses cuisiniers. « Akritas, comme l'amant d'Omphale, est faible aux attraits féminins. «Dans l'énumération de ses exploits, on retrouve presque la série des douze travaux. Il guerroie, lui aussi, contre des Amazones, et use << avec elles des droits de la guerre. Il combat sans relâche les monstres « et les brigands, il est obligé de disputer sa maîtresse aux apélates, « sorte de centaures qui chevauchent sans cesse par les montagnes, et qui semblent possédés, comme ceux de la fable, d'instincts lubriques et « violents. Enfin, dernier trait d'analogie, Akritas lutte corps à corps << avec Charon, comme Hercule avec la Mort dans la tragédie d'Alceste. » Il nous semble que M. Rambaud s'est laissé entraîner un peu trop loin par l'idée d'un rapprochement plus séduisant que réel. En effet nous aurions de la peine à admettre que le souvenir du mythe d'Hercule se fût conservé dans le fond de la Cappadoce jusqu'au x° siècle, à tel point qu'un poëte grec de cette époque pût appliquer à son héros presque tous les exploits attribués par la fable au fils d'Alcmène.

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((

Mais revenons au poëme lui-même.

Les éditeurs font connaître les causes qui ont perpétué le souvenir de Digénis, et qui sont de plusieurs sortes. D'abord ce héros se rendit fameux par sa valeur personnelle. Il fut le dernier représentant de l'hellénisme sur les bords de l'Euphrate. On lui attribue de plus l'invention de la tactique militaire appelée de son nom akritique, et qui fut appliquée avec succès par quelques empereurs. Enfin ils reconnaissent en lui le dernier rejeton authentique de la célèbre famille des Ducas. Ils expliquent ensuite la dignité d'akrite, institution qui existait déjà au temps des Romains, sous le nom de milites limitanei, mais qui avait fini par se dénaturer et s'amoindrir. Digénis en fut le régénérateur.

Les notes placées à la suite du poëme sont précédées de quelques observations 1° sur la langue dans laquelle il est écrit; 2° sur sa versification; 3° sur l'époque où il fut composé; 4° sur son auteur.

Il vaut mieux réserver quelques-unes de ces questions pour le moment où nous pourrons examiner la seconde édition qui sera donnée par M. Muller. Mais, en attendant, nous croyons devoir signaler au sentiment critique de MM. Sathas et Legrand quelques-unes des remarques qui nous ont été suggérées par une étude attentive de leur travail. Nous

leur recommandons toutefois de ne pas oublier qu'il s'agit ici d'une œuvre littéraire qui, suivant eux, serait du xe siècle.

Le texte de ce poëme, eu égard à l'époque où il a été composé, présente certaines particularités qui méritent d'être signalées. Le fond est évidemment en langage hellénique; mais il est entremêlé quelquefois de formes très-vulgaires. Entre le x° siècle et l'âge beaucoup plus récent que représente le manuscrit de Trébizonde, ce texte a dû subir bien des altérations; il semble même qu'il y ait eu de nombreuses retouches qui en détruisent l'harmonie au point de vue de la langue employée par l'auteur. Du reste, le manuscrit retrouvé, surtout s'il est plus ancien, nous donnera sans doute quelques renseignements à cet égard. Il serait donc imprudent quant à présent de chercher à établir des règles fixes, soit à propos de l'orthographe de certains mots, soit à propos des questions qui concernent la métrique, telles que la contraction et l'élision. Il nous semble toutefois difficile d'admettre que l'auteur, quel qu'il soit, n'ait pas été constant avec lui-même, c'est-à-dire qu'il n'ait pas suivi une méthode uniforme dans les cas identiques. Quelques exemples justifieront cette observation.

On sait que le vers politique vulgaire permet de réunir par la prononciation plusieurs voyelles de suite, qu'elles appartiennent ou non au même mot, de manière à n'en former qu'une seule syllabe1 pour la mesure. Ainsi dans le vers 1188:

Εἰμὶ γὰρ νέος, ὡς ὁρᾷς, οὐκ οἶδα τί εἴη ὁ πόθος,

les neuf syllabes du second hémistiche sont réduites à sept par la con

traction.

Mais, toutes les fois que l'usage autorise l'élision, on doit l'observer, surtout quand il s'agit d'un poëme aussi ancien. Un manuscrit du XVI siècle ne peut avoir aucune espèce d'autorité en pareil cas.

Nous admettons jusqu'à un certain point qu'il soit difficile de savoir quel est, à cet égard, le système suivi par l'auteur du poëme, puisque la transcription connue jusqu'à présent en est relativement très-moderne. Mais la même incertitude ne devrait pas exister à propos du copiste. On devrait pouvoir se rendre compte de la règle qu'il a adoptée. Il n'en est rien. Le caprice avec lequel il pratique l'élision2 est tel, qu'on renonce bien vite au désir de l'étudier à ce point de vue.

1 · V. 94, ἐὰν μέ. Fort. ἂν μέ. Voy. l'emploi d'av v. 195.

2 Ainsi on lit, v. 32, o'é@ake; v. 94. νὰ μ' ἔχετε; ν. 558, τότ' ἐγώ, etc. Pour

Encore un mot sur l'élision à propos de la conjonction xaí. L'emploi que le copiste en fait échappe à toute espèce de combinaisons, et ne permet d'établir aucune règle précise. Ainsi on lit, dans le même vers 1416, κ' ἡ στρατήγισσα, καὶ ἡ μήτηρ. Pourquoi elide-t-il καὶ dans le premier cas et le conserve-t-il dans le second? On trouve encore :

V. 158, 439, 630, xai oi, et v. 1417, x'oi. V. 667, 1441, 2110, ×'ɛis, et v. 712 et 2486, naì eis. V. 1447, xäpiolos, puis xal n'est plus élidé devant d'autres mots, qui commencent aussi par un a, tels que v. 234, av; v. 309, äs; v. 406, aút; v. 785, áλλ; v. 1442, xaì àñ.

Ces observations, et d'autres du même genre' que nous pourrions faire, nous permettent de dire que les éditeurs, puisqu'ils corrigeaient avec soin les fautes du copiste, auraient peut-être dû le mettre d'accord avec lui-même en adoptant pour l'élision un système uniforme.

2

L'accent se déplace toutes les fois que la contraction l'exige. C'est une règle que nous avons eu déjà l'occasion d'indiquer dans ce même journal3. Les éditeurs ne nous semblent pas conséquents avec euxmêmes; car tantôt ils l'appliquent et tantôt ils la négligent. Ainsi ils écrivent avec raison, v. 576, ȧxpibeiã au lieu d'axpıbela, et, v. 2082, napδιὰν au lieu de καρδίαν. Mais alors pourquoi laissent-ils, v. 86, ἐποίησα, el, v. 810, éπоinoe, qui ne doivent faire que trois syllabes, tandis que la règle exigerait ἐποιῆσα et ἐποιῆσε? De même, v. 236, ηλέησε pour ἠλεῆσε; ν. 792, ἀνδρείαν pour ἀνδρειαν, et d'autres du même genre 4.

quoi alors, v. 84, με ἐποίησαν; ν. 89, με ἐκίνησεν; ν. 16ο, δὲ ἐπλησίασαν ; ν. 356, σε ἐκράτησα; ν. 357, σε ἐκ, etc. ? Les cas sont identiques, d'où l'on ne peut s'expliquer ces différences.

1 Ainsi la lettre a est élidée dans les vers 741, τ' ἀδέλφια; 1403, λιθάρι ̓ ἀτ.; 1590, άрxovt' avt. Pourquoi ne l'est-elle pas dans les suivants: 2416, 2479, tà ἅρμ ̓; 1184, ταῦτα εἶπ.; 2845, ἀμπεLava aiv., etc.? A la troisième personne du singulier dans les verbes, l'e s'élide, comme v. 851, έπρεπ ̓ ἀν. ; 1443, ἔπεμψ ̓ eis, etc. D'où je corrigerais, v. 791, εἶχεν ιδίωμα en εἶχ' ἰδίωμα. L'elision de la préposition est très souvent observée; pourquoi ne l'est-elle pas dans les vers 901, 1138, 1189, 1208, 2105, 2121, 2406, 2484, 2571, 3045? Ön s'élide

tout aussi bien que ore; voy. v. 1101, 1152, 1233, etc., et on lit, v. 2315, ÖT ỏ. Même genre d'observation à propos de l'aspiration. V. 855, eï0' outws; 1165, ταῦθ ̓ ὁ, et v. 48, ταῦτα ὁ ἀμ. Π n'y a pas, v. 77, de contraction dans & du; v. 51, 303, et 1270, TóT' ò; 1276, τότε ὁ; 1607, τοτε ὡς, etc. On lit encore, v. 699, μετ ̓ ἑαυτοῦ, et, v. 1069, μεθ ̓ ὑμῶν.

2 V. 687, palvμòs, qui est simplement une faute typographique pour pźOvuos, ne rompt point la mesure.

3

Dans le numéro de février 1875. 4 V. 327, βαρία σοι ἔσ7. J'aimerais mieux βαριά σοι ἐσ7. V. 444, ὁ κρίνων δικαίως πάντας. La mesure exigerait δικαιῶς; ν. 810, Συρίαν, leg. Συριάν; v. 1109, xuvnyiov Axp., peut-être xvn

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