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<< s'en vinrent, vers la fin du repas, vers Lulli qui étoit du souper, chacun « le verre à la main, et lui appuyant le verre sur la gorge, se mirent à

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«< crier Renonce à Quinault, ou tu es mort. Cette plaisanterie ayant beau

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« coup fait rire, on vint à parler sérieusement, et l'on n'omit rien pour

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« dégoûter Lulli de la poésie de Quinault; mais, comme ils avoient « affaire à un homme fin et éclairé, leur stratagème ne servit à rien. «L'on parla de Perrault dans cette rencontre, et l'un de ces messieurs « dit avec bonté que c'étoit une chose fâcheuse qu'il s'opiniâtrât toujours « à vouloir soutenir Quinault; qu'il étoit vrai qu'il étoit son ancien ami; << mais que l'amitié avoit des bornes, et que Quinault étant un homme noyé, Perrault ne feroit autre chose que de se noyer avec lui. Le ga<< lant homme chez qui se donnoit le repas se chargea d'en avertir cha<«<ritablement Perrault. Lorsqu'il eut fait sa salutaire remontrance, Per«rault, après l'en avoir remercié, lui demanda ce que ces messieurs <<< trouvoient tant à reprendre dans les opéras de Quinault. Ils trouvent, « lui répondit-il, que les pensées n'en sont pas assez nobles, assez fines, <«< ni assez recherchées, que les expressions dont il se sert sont trop com«munes et trop ordinaires, et enfin que son stile ne consiste que dans <<< un certain nombre de paroles qui reviennent toujours. Je ne suis « pas étonné, reprit Perrault, que ces messieurs, qui ne sçavent ce que «c'est que Musique, parlent de la sorte; mais vous, monsieur, qui la « sçavez si parfaitement, qui en connaissez toutes les finesses, et à qui la « France doit cette propreté et cette délicatesse dans le chant, que « toutes les autres Nations n'ont point encore, ne voyez-vous pas que, si « l'on se conformoit à ce qu'ils disent, on feroit des paroles que les Mu"siciens ne pourroient chanter, et que les Auditeurs ne pourroient en<< tendre. Vous sçavez que la voix, quelque nette qu'elle soit, mange tou«jours une partie de ce qu'elle chante, et que, quelque naturelles et <«< communes que soient les pensées et les paroles d'un air, on en perd toujours quelque chose; que seroit-ce si ces pensées étoient bien sub<<< tiles et bien recherchées, et si les mots qui les expriment étoient des <<< mots peu usitez et de ceux qui n'entrent que dans la grande et sublime « Poësie? on n'y entendroit rien du tout. Il faut que, dans un mot qui se <«< chante, la syllabe qu'on entend fasse deviner celle qu'on n'entend pas, « que, dans une phrase, quelques mots qu'on a ouïs fassent suppléer à «< ceux qui ont échappé à l'oreille, et enfin qu'une partie du discours <«< suffise seulement pour le faire comprendre tout entier. Or cela ne se « peut faire à moins que les paroles, les expressions et les pensées, ne

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Rien n'indique quel était cet interlocuteur, habile en musique.

« soient fort naturelles, fort connues et fort usitées. Ainsi, monsieur, « on blâme Quinault par l'endroit où il mérite le plus d'être loüé, qui « est d'avoir sçu faire, avec une certain nombre d'expressions ordinaires «<et de pensées fort naturelles, tant d'ouvrages si agréables et tous si « différens les uns des autres. Aussi voyez-vous, ajoute M. Perrault, que «Monsieur de Lulli ne s'en plaint point, persuadé qu'il ne se trouva ja« mais de paroles meilleures à être mises en chant, et plus propres à faire a paroître la Musique.

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J'ai bien lu et je cite exactement. Ce que Lulli aimait dans Quinault, c'est que celui-ci trouvait les paroles les plus propres à faire paraître la musique. On voit que, depuis la Dafne de Peri et Caccini, cent ans se sont écoulés et qu'un certain chemin a été parcouru. Alors le poëte Angelo Grillo se déclarait ravi parce que les auteurs de Dafne avaient inventé un chant qui ne mangeait pas la vie aux paroles: «che <«< non mangia la vita alle parole. » Nous n'en sommes plus là1 et la musique le prend maintenant de plus haut: elle signific aux paroles qu'elles seront mangées, et en grand nombre, qu'elles doivent s'y résigner et s'arranger de façon à ce que les survivantes aient assez de clarté pour faire deviner le sens de celles qui auront péri dans la lutte; car elles ne sont pas là pour briller, mais pour faire briller la musique. Jusqu'à Mozart, dont nous reproduirons plus loin une lettre qui est le dernier mot sur la question, jusqu'à Mozart, dis-je, on n'a rien écrit d'aussi précis, d'aussi juste, d'aussi vrai, que les pages précédentes attribuées à Perrault et contenant la doctrine de Lulli.

Je dis la doctrine de Lulli et non pas de Quinault, parce que de ces deux hommes, ce n'était pas Quinault qui commandait. Là-dessus nulle incertitude. Des renseignements positifs nous apprennent quelle était, dans le travail commun, leur attitude respective; ils nous font connaître que Lulli, loin de procéder en artiste simplement inspiré, qui se borne à écouter sa muse et à écrire couramment sous sa dictée, agissait au contraire en compositeur réfléchi et prudent, qui maîtrise et les instincts de son poëte et ses propres instincts. Laissons parler l'un des biographes les mieux informés de Lulli, Le Cerf de la Viéville de Fresneuse, dans la deuxième partie de son ouvrage intitulé Comparaison de la musique italienne et de la musique française. Quinault traçait le plan de plusieurs opéras et portait ces esquisses au roi, qui en choisissait une. Lorsque Quinault avait versifié sa pièce, il la soumettait au jugement de l'Académie et faisait ensuite les corrections qu'on lui avait indiquées. D'autres

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prétendent que c'étaient MM. Boyer et Perrault qui revoyaient les opéras de Quinault; mais quels que fussent les réviseurs, Lulli, qui venait après eux, ne s'en rapportait qu'à son propre jugement. «Il examinoit « mot à mot, - dit de Fresneuse, - cette Poësie déjà revue et corri«gée, dont il retranchoit la moitié lorsqu'il le jugeoit à propos, et point d'appel de sa critique, il falloit que Quinault s'en retournât rimer de nouveau. A la fin il se mordoit si bien les doigts, que Lulli agréait << une scène. » — Ce n'est pas là tout ce que nous apprend de Fresneuse. Très-sévère à l'égard de Quinault, le musicien ne l'était pas moins envers lui-même. La scène une fois écrite et acceptée, il n'en faisait pas un prétexte à roulades quelconques ou une occasion d'imaginer des airs agréables, mais sans rapport avec le sens de la poésie. Il se livrait à un véritable labeur, dont le but était de découvrir la juste interprétation musicale des situations et des sentiments. « Lulli, continue de « Fresneuse, lisoit la scène jusqu'à la sçavoir par cœur; il s'établis<< soit à son Clavessin, chantoit et rechantoit les paroles, battoit son Cla«vessin, et faisoit une basse continue. Quand il avoit achevé son chant, «il se l'imprimoit tellement dans la tête, qu'il ne s'y seroit pas mépris « d'une note. L'Alouette ou Colasse (ses élèves) venoient, ausquels il le « dictoit.» Voilà le vrai Lulli, subissant les conditions de l'humaine nature et obligé d'ajouter à son génie le travail, la persévérance, la réflexion; le voilà poursuivant sciemment, volontairement, un idéal connu de lui, et d'après lequel il corrigeait Quinault et se gouvernait luimême. M. G. Chouquet avouera, j'en suis sûr, que ce n'est pas là seulement de l'instinct. Aussi bien le savaut historien de l'opéra français s'est amendé dans un autre endroit : il a reconnu que, chez tout compositeur dramatique, il y a par moments un penseur. A la bonne heure mais le penseur, il ne l'a pas montré dans Lulli; et pourtant, par moments au moins, il y était.

Quand on le considère sous cet aspect, on se rend plus aisément compte de la supériorité qu'il conquit sur ses rivaux, et de son long règne posthume, qui dura cent ans, malgré la concurrence que firent à ses œuvres les opéras d'un musicien tel que Rameau. Parmi ses contemporains, le plus éminent, Cambert, sait employer à peu près aussi bien que lui les ressources de l'orchestre. Mais Cambert semblait ne pas connaître le prix d'un bon poëme. Toutes les paroles étaient, à ses yeux, dignes d'être mises en musique. Un écrivain du temps lui a reproché d'accueillir avec trop de facilité Nanette et brunette, feuillage et bocage, bergère et fougère. Son expression, tantôt insignifiante, tantôt violente, se pliait peu aux nuances du sentiment. C'est le contraire

chez Lulli. On le dirait guidé par une sorte de psychologie secrète. D'un côté, il écarte sans pitié toute poésie que la flamme dramatique n'échauffe pas; de l'autre, les accents les plus divers lui sont également familiers. Il est tour à tour gai, suave, noble, pathétique. Pour ne rien omettre d'expressif, il suit avec scrupule, dans son récitatif, les règles de la prosodie française, et laisse des modèles d'une déclamation juste et saisissante. Voilà pourquoi il a été si longtemps goûté malgré d'incontestables défauts, en dépit de son instrumentation assez pauvre, de sa prédilection pour les mêmes rhythmes, de ce contre-point uniforme qui sert aussi bien à peindre les fureurs de Roland que les mouvements de la barque de Caron; bref, en dépit d'une réelle monotonie. Mais, · comme il écrivait des opéras, il a voulu et su être dramatique et expressif, c'était assez; ce n'était pas trop, car, en France, on n'a jamais réussi, on ne réussira jamais à moins dans le drame lyrique. C'est le sentiment dramatique qui a fait vivre ses opéras, et entre autres celui de Thésée, dont la dernière représentation eut lieu en 1773, cent trois ans après la première, au moment même où l'on jouait l'Armide et l'Orphée de Gluck et le Roland de Piccinni. C'est grâce au sentiment dramatique qui y éclate que plusieurs morceaux des opéras de Lulli figurent encore honorablement dans nos répertoires classiques. Tel est, par exemple, ce chant de Caron, dans l'Alceste, dont on a applaudi il y a peu d'années l'admirable puissance :

Il faut passer tôt ou tard,

Il faut passer dans ma barque;
On y vient jeune ou vieillard,
Ainsi qu'il plaît à la Parque.

Tel est encore le grand monologue d'Armide qui, après deux siècles, n'a pas perdu son accent si fier et si superbe dans les premiers vers, si profondément pathétique dans la seconde partie, alors que l'amour d'Armide, plus fort que sa colère, arrête son bras prêt à frapper Renaud endormi.

Était-ce là, ainsi qu'on l'a dit récemment, de la tragédie ornée de musique, ni plus ni moins? Nous ne le pensons pas; l'opéra de Lulli était, si l'on veut, de la tragédie, mais déchargée des tirades politiques ou sentimentales, des explications subtiles, de tout ce qui n'est compris qu'à la condition d'être dit, non chanté, et accrue de cette puissance d'expression qui est exclusivement propre à la musique. Čela, c'est bien l'essentiel, puisque, avec un drame intéressant et une musique

expressive, les opéras sont longtemps en faveur; tandis que, sans ce double mérite, ou ils échouent, ou ils n'ont qu'un succès passager, l'orchestration en fût-elle plus correcte et plus nourrie, et la mélodie plus abondante que dans les œuvres de Lulli. Rameau en est la preuve.

La fin à un prochain cahier.)

CH. LÉVÊQUE.

Les exploits de Digénis AkritAS, épopée byzantine du xe siècle, publiée pour la première fois d'après le manuscrit unique de Trébizonde, par C. Salhas et E. Legrand. Paris, Maisonneuve, 1875, in-8° de CLII-301 pages. Histoire d'Imbérios et Margarona, imitation grecque du roman français Pierre de Provence et la Belle Maguelone, publiée pour la première fois d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale de Vienne, par Guillaume Wagner. Paris, Maisonneuve et Cie, 1875, in-8° de 63 pages.

La découverte d'une épopée byzantine du x° siècle est un fait littéraire dont l'importance vient d'être mise en relief dans un intéressant article de la Revue des Deux-Mondes1. L'auteur de cet article, M. Rambaud, explique très-bien comment la civilisation hellénique de cette époque semble, au premier abord, « un terrain peu favorable à de pa<«<reilles productions, qui naissent ordinairement dans les sociétés sim«ples et primitives, aux mœurs rudes et guerrières, où l'écriture est un art presque entièrement inconnu. » Dans un tableau habilement tracé, il nous fait passer en revue les splendeurs et les richesses de Constantinople et de la cour d'Orient, le luxe énervant de la vie byzantine, la déchéance de l'esprit grec tombé dans les raffinements de la curiosité scientifique et des discussions religieuses, les embarras d'une administration compliquée, enfin l'abus d'une étiquette hiérarchisée et des dignités multipliées à l'infini. Mais Constantinople n'était pas tout l'em

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