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Bacchus, l'autre dont le sujet était la mort d'Adonis. Mais Mazarin, qui était leur plus puissant protecteur, mourut en 1661, et leurs œuvres nouvelles ne furent pas représentées. Toutefois ils ne restèrent pas inactifs. Leur rêve commun, depuis longtemps caressé, était de créer un opéra national. L'abbé Perrin crut avoir trouvé dans le sieur Champeron un bailleur de fonds généreux, dans le marquis de Sourdéac un habile associé. Quant au musicien, il l'avait : c'était Cambert. Il sollicita donc et obtint le privilége d'ouvrir, à ses risques et périls, un théâtre lyrique, ou, comme le disaient les lettres patentes, la permission d'établir à Paris une « Académie, pour y représenter et chanter en public « des opéra (sic) et représentations en musique et en vers français, pareilles et semblables à celles d'Italie. » Ces lettres patentes sont datées du 28 juin 1669. Deux ans après, en 1671, le public fut appelé à entendre la pastorale de Pomone, dont l'abbé Perrin avait composé le poëme et dont Cambert avait écrit la musique. Pendant huit mois de suite les Parisiens allèrent en foule entendre avec ravissement ce drame lyrique où Cambert en personne dirigeait l'orchestre.

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Ainsi l'opéra national était fondé à côté de Lulli, sans Lulli. L'opéra réussissait sans le concours de Lulli. En conclura-t-on que, sans Lulli, les choses auraient heureusement suivi leur cours et que cet Italien n'en fut que plus inexcusable de ravir à l'abbé Perrin le privilége qui lui avait été accordé, et de condamner par là Cambert au désespoir, à l'exil et peut-être à la mort? Il faut distinguer ici les moyens employés du but poursuivi. Les moyens sont peu justifiables: le but était excellent. Lulli pensait que, malgré les succès obtenus, l'opéra était encore à créer. Il ne se trompait pas. Trop de qualités manquaient encore même aux œuvres remarquables de Cambert. Pour ne parler que de la pastorale de Pomone, «les scènes en étaient décousues, le style misérable; le dialogue fourmillait d'équivoques grossières et de plats jeux « de mots'. » Saint-Évremont en a porté ce jugement: «On voyait les << machines avec surprise, les danses avec plaisir; on entendait le chant « avec agrément, les paroles avec dégoût 2. » En d'autres termes, dans ce drame lyrique, l'élément lyrique n'était pas sans mérite; mais le drame ne valait rien. Voilà ce que Lulli ne pouvait pas souffrir; voilà ce qu'on n'a jamais reproché à un seul de ses ouvrages. Ce n'est pas seulement en cela, mais c'est en cela surtout qu'il a manifesté un goût français, une raison française. En cela, il était du même avis que l'élite des

G. Chouquet, Histoire de la musique dramatique, p. 102.

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Saint-Évremont, Comédie des opé

ras, acle II, scène iv.

esprits dans notre pays. Il pensait que ce n'est pas la peine de mettre. des paroles en musique, si ces paroles ne signifient rien, ou si leur signification n'est pas traduisible dans le langage musical.

M. G. Chouquet aurait dû attirer plus fortement l'attention sur le caractère tout français du génie de Lulli, et sur les circonstances qui l'avaient aidé à devenir tel. Ce n'est pas nous en effet qui découvrons après coup, dans un intérêt patriotique ou philosophique, la ressemblance frappante qui s'était faite entre l'intelligence de l'illustre compositeur et celle de ses compatriotes d'adoption. Un contemporain de Lulli, illustre lui aussi dans son genre, Charles Perrault, ayant donné place au Florentin dans un beau livre sur les Français célèbres du xvir° siècle, s'en excuse dans le passage suivant, qui est aussi curieux que peu connu, et que nous avons été surpris de ne pas rencontrer dans les récents ouvrages sur l'opéra.

« L'excellent homme, dit Charles Perrault, qui se présente icy, ne << devoit point, estant né en Italie, trouver place dans ce recueil, suivant <«< la loi que nous nous sommes imposée de n'y admettre que des Fran«çois; mais il est venu en France dans un si bas âge, et il s'y est natu«ralisé de telle sorte, qu'on n'a pu le regarder comme un Estranger. « D'ailleurs tous ses ouvrages de Musique et le Génie mesme qui les a «produits ayant été formez chez nous, il ne faut pas s'estonner si nous « avons cru estre en droit de nous en faire honneur 1. »

Ce témoignage est précieux à recueillir. Ainsi Ch. Perrault ne peut regarder Lulli comme un étranger, et la plus forte raison qu'il en donne c'est que le jeune Italien s'est lui-même naturalisé en France autant qu'il était possible. Si j'avais eu à écrire le livre de M. G. Chouquet, il me semble que, tout en m'abstenant comme lui de reproduire en entier la biographie de Lulli, et les anecdoctes souvent apocryphes dont elle est chargée, j'aurais aimé à nommer quelques-uns de ses maîtres français, et à montrer comment, sous leur influence, s'accomplit si parfaitement la naturalisation de son génie à la fois musical et dramatique. Il était né musicien et il le prouva de bonne heure. Lorsque le chevalier de Guise l'amena d'Italie en France et le plaça chez M de Montpensier, qui avait désiré avoir un petit Italien pour se divertir, Lulli n'avait reçu, dans son pays, que quelques leçons de chant et de guitare d'un vieux cordelier. La princesse l'ayant relégué ou laissé dans ses cuisines, il s'y procura un méchant violon et acquit sans maître sur cet instrument

Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, t. Ier, in-folio.

p. 85,

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une rare habileté. Mais comment s'acheva son éducation musicale? On l'ignorait avant les recherches de M. F. J. Fétis, qui a eu dans les mains un mémoire publié par les organistes de Paris à l'occasion de leur procès contre le roi des ménétriers. On voit dans ce document que Lulli avait abandonné le violon « pour se livrer à l'étude du clavecin sous la discipline des sieurs Métru, Roberdet et Gigault, organistes de Saint«Nicolas-des-Champs. » C'étaient bien là des Français; et, en lisant les noms de ces instituteurs du Florentin Lulli, on se souvient que l'Italien Palestrina fut élève du Français Goudimel. Le sentiment dramatique, si puissant chez Lulli, reçut aussi une culture toute française. Il connut les deux Corneille; il fut l'ami et le collaborateur de Molière, envers lequel il se montra ingrat, mais dans l'intime commerce duquel il ne put manquer d'apprendre de quel secours sont, même pour un musicien, le bon sens, la raison et la connaissance des passions humaines.

Avec ces leçons, Lulli en reçut beaucoup d'autres qui lui vinrent de la société choisie au milieu de laquelle il fut appelé par la faveur de Louis XIV. Mais il en profita en homme d'un caractère résolu et d'une intelligence ferme. A côté de ses défauts, de ses vices même, il faut savoir remarquer les qualités énergiques qu'il déploya dans l'organisation laborieuse de l'Académie de musique, dont il obtint le privilége par le crédit de Mme de Montespan et au détriment de l'abbé Perrin, au mois de mars 1872. Il fut l'âme de cette institution, tellement qu'après sa mort, elle passa assez vite de la pleine prospérité à la décadence. Louis XIV dut, en 1713, essayer de relever l'Académie de musique par un nouveau règlement, dont le préambule constate en ces termes ce qu'avaient fait de cet établissement les successeurs de Lulli: «Sa Majesté étant informée que, depuis le décès du feu sieur Lulli, on s'est « relâché insensiblement de la règle et du bon ordre de l'intérieur de «l'Académie royale de musique... et que, par la confusion qui s'y est << introduite, ladite Académie s'est trouvée surchargée de dettes considé<< rables, et le public exposé à la privation d'un spectacle qui lui est tou«jours agréable, etc. 1»

C'est que Lulli était essentiellement organisateur, et, si l'on veut, administrateur. Et il avait eu besoin de toute sa volonté pour soumettre à la règle administrative non-seulement les finances de l'Académie, mais les artistes, la musique, que dis-je, les poëtes eux-mêmes et les paroles de ses opéras. On en est réduit à dire de lui, comme de certains. autres hommes, qu'il a réussi presque autant par ses défauts que par

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ses qualités, tant à ce moment les résistances étaient vives et rendaient nécessaire une sorte de brutalité tyrannique. «Quand il est venu en << France, dit Ch. Perrault, il y avoit près de la moitié des musiciens <«< qui ne savoient pas chanter à livre ouvert; la plupart de ceux mesmes « qui chantoient chez le roy apprenoient leurs parties par cœur avant <«<que de la chanter. Aujourd'huy, il n'y a presque pas de musiciens, « soit de ceux qui chantent, soit de ceux qui touchent des instruments, qui n'exécutent sur le champ tout ce qu'on leur présente, avec autant « de justesse et de propreté que s'ils l'avoient estudié pendant plusieurs « journées1. » Les chanteurs n'étaient pas seulement ignorants, ils étaient indisciplinés, intempérants, el plus d'une fois Lulli fut obligé de les envoyer chercher au cabaret au moment de la représentation. Peu habitués à observer la mesure, ils n'obéissaient pas, comme les artistes d'aujourd'hui, au simple mouvement d'une baguette légère. Lulli ne les conduisait qu'en frappant sur le plancher avec une grosse canne. C'est même ainsi qu'il se blessa mortellement au pied, lorsqu'il fit exécuter, en 1687, un Te Deum pour la convalescence de Louis XIV. La gangrène se mit à la plaie, et les progrès en furent si rapides, que le malheureux compositeur expira moins de trois mois après.

Cependant ni son énergie souvent violente, ni son autorité presque toujours despotique, n'auraient produit tant d'heureux résultats, si Lulli n'avait eu dans l'esprit une conception nette du but à atteindre. A l'exemple de certains critiques qui s'imaginent que le génie est surtout un instinct et que son essence est de ne point réfléchir, M. G. Chouquet nous représente Lulli comme une intelligence purement spontanée. «Lulli ne se livra point, dit-il, à de longues et pénibles analyses; «<il ne se demanda pas si la musique dramatique est d'une espèce parti« culière et si tel système de composition lui doit être appliqué de pré«férence à tout autre : obéissant à son instinct, il écrivit d'inspiration, et, « dans l'espace de quatorze ans, il enrichit l'opéra de vingt ouvrages qui témoignent de l'abondance de ses idées, de la souplesse de son imagi«nation et de l'originalité de son style 2. »

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Ici, j'ai le regret de ne pouvoir nullement partager l'opinion de M. G. Chouquet. Que Lulli ait écrit une théorie de son art, ou, pour parler le langage moderne, une esthétique de l'opéra, aucun fait, aucun document ne permet de l'affirmer. Il est même très-possible qu'il ne se soit posé aucune des questions que soulève la poétique du drame musi

Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, t. 1, p. 85.

Histoire de la musique dramatique,

P. 104.

cal. Ce qui est certain c'est qu'il s'est toujours comporté en homme qui avait résolu ces questions, et cela non en philosophe, j'en conviens, mais d'emblée, à première vue, par intuition, bref en homme de génic. Mais il ne faudrait pas s'y tromper, cette rapide intuition du génie, c'est encore de la réflexion, avec cette différence qu'elle va plus vite et tombe plus juste que la méditation des penseurs de profession. Aussi, pour qui sait lire les principes des hommes dans leur conduite, et leurs conceptions dans leurs pratiques, Lulli a une doctrine très-nette, trèsarrêtée sur toutes les conditions de son art. Et, sans l'écrire, il fallait bien qu'il l'eût quelquefois exprimée, puisque ses amis, moins compétents que lui, l'ont rédigée, au moins en partie, à côté de lui. J'en trouve de nombreuses preuves dans l'histoire des rapports de Lulli avec Quinault. Craignant sans doute de répéter des choses connues, M. G. Chouquet a trop négligé cette histoire. Il lui appartenait de la reprendre et de la renouveler: il aurait été conduit à démontrer non point que Lulli composait, agissait, en obéissant simplement à un instinct, mais qu'au contraire il procédait méthodiquement, quoique promptement, et avec une pleine conscience de ce qu'il faisait.

On dira qu'il eut le bonheur de rencontrer Quinault: soit; mais ce bonheur, il sut le reconnaître, se l'approprier, le compléter, en un mot le mériter. I devina que le talent poétique de Quinault s'adapterait au drame lyrique, et tout aussitôt, il se l'attacha par un traité qui obligeait le poëte à lui fournir annuellement un opéra au prix de 4,000 livres. Beaucoup de personnes d'esprit, hostiles à Quinault, blâmèrent cette alliance et firent de grands efforts pour pousser Lulli à la rompre. Celui-ci tint bon. Était-ce donc pur entêtement ou obstination instinctive? Non; nous avons à ce sujet un récit intéressant, très-précis, et si peu connu, si peu cité, qu'il a presque la valeur d'un document inédit; le voici1:

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« Un jour qu'ils (les ennemis de Quinault) soupoient ensemble, ils

J'emprunte ce récit à La vie de Philippe Quinault, de l'Académie française, qui est en tête de l'édition du Théâtre de M. Quinault, publiée en 1715. Ce morceau important, écrit évidemment par un contemporain très-bien informé, ne porte aucune signature. Le Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, par M. Barbier, 2° édit. t. IV, à l'article 23534, prouve que cette Vie de Quinault a été composée par Germain

Boffrand, neveu de Quinault, célèbre architecte. Toutes les biographies de Germain Boffrand disent que cet architecte, homme d'esprit et même auteur de quelques pièces de théâtre, était le fils de la sœur de Quinault. Ainsi c'est de la maison même de Quinault qu'est venu directement le récit que nous allons citer, et où l'on voit si nettement énoncées les idées de Lulli en matière de poésie musicale. On peut donc y ajouter foi.

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