Page images
PDF
EPUB

NOTICE

SUR LA VIE ET LES TRAVAUX

DU COMTE JACQUES-MARIE-JOSEPH-LOUIS

DE MAS LATRIE

MEMBRE LIBRE DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

PAR H. WALLON

SECRÉTAIRE perpétuel dE L'ACADÉMIE

Messieurs,

Les membres libres de notre Académie ne le cèdent pas aux membres ordinaires en activité laborieuse. Ai-je besoin de nommer, après le duc de Luynes et l'intendant général Charles Robert, nos regrettés confrères Thomas-Henri Martin, Alexandre Germain, Victor Duruy, mes anciens camarades d'École normale, et le baron de Ruble, dont M. l'abbé Thédenat, son successeur, vient de faire un si savant éloge? La preuve nous en est encore donnée par celui dont je me propose de vous retracer aujourd'hui la vie et les travaux : le comte Louis de Mas Latrie.

Jacques-Marie-Joseph-Louis de Mas Latrie est né à Castelnaudary, le 9 avril 1815. Dès 1838, il avait publié un ou deux morceaux dans le recueil de la Société des Antiquaires de France1. Mais il sentit qu'avant de se faire historien, il avait beaucoup à apprendre. Cette année même, il entrait à l'École des

1. Note sur les deux espèces de mariages usités chez les Romains et chez les Francs (Mémoires de la Société des Antiquaires de France, t. IV, p. 204). Archevêchés, évéchés et monastères de France sous les trois dynasties (Annuaire de la Société de l'histoire de France pour 1838, p. 57).

4899

40

chartes, et quand, à l'expiration de l'année, il eut obtenu le titre d'élève pensionnaire', les circonstances les plus heureuses lui offrirent les moyens d'étendre singulièrement le champ de ses études. Le ministre de l'Instruction publique le chargea d'explorer les archives de Toulouse en vue des différentes collections historiques qui se formaient d'après ses ordres. C'est le début de ces nombreuses missions qui marquent autant d'étapes dans sa vie et qui fournirent tant de matériaux à ses propres études. Le rapport qu'il adressa au ministre sur les archives de la Préfecture, du Capitole, du Palais de justice et des notaires de Toulouse témoigne déjà de l'excellente méthode et de l'esprit critique dont il devait donner tant d'autres preuves par la suite (1er avril 18392). Cette mission accomplie entre sa première et sa seconde année d'études à l'Ecole des chartes lui donna l'occasion d'adresser en outre au maréchal Soult un rapport sur les relations de la France avec l'Afrique septentrionale, relations d'un intérêt tout national depuis que la conquête d'Alger avait planté notre drapeau sur ces rivages. C'est à Louis de Mas Latrie qu'il convient d'attribuer le rapport publié, sans nom d'auteur, dans le Tableau de la situation des établissements français en Algérie, sous ce titre Principaux traités de paix et de commerce conclus par la France avec les régences barbaresques3, et c'est,

1. 24 décembre 1838, promotion dite de 1839.

2. Journal général de l'Instruction publique (tirage à part).

3. Imprimerie royale, 1841, p. 412-424. Après les traités conclus par l'empereur Frédéric II, comme roi de Sicile et comte de Provence (1236), et par Charles d'Anjou (1266), vient, à la suite de la croisade de saint Louis, le traité conclu par son successeur, Philippe le Hardi, avec le roi de Tunis, au moment de quitter cette terre où le saint roi venait de mourir. « Le commerce de la France sur les côtes septentrionales de l'Afrique, ajoute le jeune auteur, se maintint et s'accrut pendant le XIIIe et le xiv° siècle. » Il souffrit de la guerre de Cent ans, mais, après l'expulsion des Anglais, il prit un nouvel essor sous Charles VII et Louis XI. A partir de François Ier, ce ne sont plus des relations commerciales avec les musulmans d'Afrique, c'est une alliance politique avec le sultan. A cette mission se rapporte aussi la publication de quelques chartes qui lui donnent occasion de faire cette remarque: « Les chefs de la côte d'Afrique favorisèrent d'autant plus ce mouvement commercial qu'ils étaient demeurés étrangers aux guerres religieuses des Francs dans l'Orient et que, dès le XII° siècle, ils avaient lié des relations politiques et commerciales avec les cités chrétiennes du littoral de la Méditerranée, et notamment avec Marseille, Barcelone, Gênes, Pise, Gaëte, Naples, Venise » (Chartes inédites relatives aux États de Bougie et de Bone, 1268, 1293, 1480, dans la Bibliothèque de l'École des chartes, t. II (1840-1841), p. 388).

[ocr errors]

en effet, au maréchal Soult que Mas Latrie, dans la préface de son grand ouvrage sur les Traités de paix et de commerce des chrétiens avec les Arabes au moyen âge, rapporte la première idée de ce recueil.

Ayant achevé son cours d'études à l'École des chartes et obtenu le titre d'archiviste paléographe1, il fut attaché à la publication des Documents inédits de l'histoire de France.

Notre Académie, qui devait l'appeler, un peu tardivement peut-être, dans son sein, eut une influence considérable sur la direction de ses travaux.

En 1841, elle avait proposé, pour sujet du prix ordinaire à décerner en 1843, la question suivante: Histoire de Chypre sous le règne des princes de la maison de Lusignan, et elle en déterminait ainsi le programme :

L'Académie ne demande pas une simple narration; elle désire que les auteurs, en faisant un récit des événements plus exact et plus étendu que ceux qui existent, ne négligent rien de ce qui se rapporte à la géographie, aux lois, aux coutumes et aux institutions religieuses, politiques et civiles de ce royaume; elle les invite, en outre, à rechercher quelles furent, pendant la période de temps indiquée, les relations politiques et commerciales du royaume de Chypre avec l'Europe et l'Asie, et plus particulièrement avec Gênes, Venise et l'Égypte.

Dans ce concours où Eugène de Rozière, fort jeune encore, obtint un second prix, ce fut à Mas Latrie que fut décerné le premier. Il fut bientôt mis en mesure de donner à son premier travail des développements que l'improvisation du concours ne comportait pas. En 1845, il reçut du ministre une nouvelle mission qui était comme la consécration du prix décerné par notre Académie. C'est dans l'île de Chypre qu'il était envoyé3. Il s'y

1. Promotion du 28 janvier 1841.

2. En 1842, avant ce succès, et en 1844, l'année qui le suivit, il fut chargé d'aller recueillir dans le nord, puis dans le sud de l'Italie les documents relatifs aux relations du midi de l'Europe avec l'Afrique septentrionale, recherches auxquelles il avait préludé par sa mission de 1839 dans le midi de la France.

3. Avant de partir, il publia un premier extrait de son mémoire couronné : Notice sur les monnaies et les sceaux des rois de Chypre de la maison de Lusignan (Bibliothèque de l'École des chartes, t. V (1843-1844), p. 118 et 413).

rendit par Constantinople, où il allait chercher des firmans, et profita de son passage pour en étudier les monuments antérieurs à la domination ottomane1; puis, avant d'aborder Chypre, il alla en Égypte, le programme de l'Académie l'y autorisait; mais c'est à l'île de Chypre qu'il se devait principalement. Il la parcourut tout entière, et, quand il en revint, il se trouvait en état de répondre avec plus de détail et de précision (il devait bientôt le prouver) à toutes les questions que l'Académie avait posées : topographie de l'île, histoire, institutions civiles et religieuses.

Dès son retour, du lazaret même de Marseille, il s'empressa de communiquer au ministre l'impression patriotique qu'il rapportait de son voyage. Partout il y a trouvé la trace de la France:

Il n'est pas de ville ou de village un peu important, dit-il, qui ne conserve encore soit une église, soit une abbaye, soit un château français, ou du moins quelque inscription ou quelque dalle tumulaire de ses anciens seigneurs. Quelle belle galerie Votre Excellence n'ajouterait-elle pas au musée d'Antiquités nationales de l'hôtel de Cluny si elle y faisait réunir, ce qui ne serait pas aussi difficile qu'on pourrait le croire, toutes ces armoiries et ces tombeaux français de l'ile de Chypre, témoignages précieux d'un des plus intéressants épisodes des Croisades 2.

C'est la France en effet qui avait succédé aux Byzantins dans l'île de Chypre, car la France n'abandonne pas à l'Angleterre Richard Coeur de Lion qui la leur enleva. Pas plus que les Normands, les premiers Plantagenets ne sont des Anglais. Comment le fils de l'Angevin Henri II et d'Eléonore de Guyenne serait-il un Anglais? Les rois d'Angleterre ne sont vraiment anglais qu'à partir de la guerre de Cent ans, juste à l'époque où

Ce sont probablement des extraits du même mémoire qu'il publia, au cours des années suivantes, dans le même recueil, sous ce titre Des relations politiques et commerciales de l'Asie Mineure avec l'ile de Chypre sous le règne des princes de la maison de Lusignan (2a série, t. I (1844), p. 301 et 485; t. II (1845-1846), p. 121). - A la date de 1844 se rattache aussi une note sur un Arrêt de Montluc après la révolte des protestants de Fumel (Mém. de la Soc. royale des Antiquaires, t. VII, p. 319).

1. Lettres datées de Constantinople, 10 octobre 1845, du Caire, 17 décembre, de Nicosie, 9 janvier 1846 (Archives des missions, t. I (1850), p. 94, 105 et 108).

2. Lazaret de Marseille, le 18 avril 1846 (Archives des missions scientifiques, t. I (1850), p. 110).

ils revendiquent pour eux-mêmes le royaume de France; mais au moment où le jeune Henri VI était couronné roi de France à Paris, Jeanne d'Arc faisait sacrer à Reims Charles VII. En Chypre, c'est à une famille française que Richard Cœur de Lion vendit ses droits. C'est cette dynastie française qui, pendant près de trois siècles, a défendu la chrétienté en face de l'invasion ottomane.

Les choses ont bien changé depuis, et la notice que notre confrère a fait paraître en 1850 sur la Situation actuelle de l'île de Chypre1 ne répond plus guère à ce qu'elle est actuellement. Aujourd'hui, c'est l'Europe chrétienne qui soutient l'Empire ottoman service indigne auquel la France, la plus ancienne alliée de la Porte, n'a pas le moins puissamment concouru, sans doute, et c'est l'Angleterre qui en a reçu le prix en se faisant concéder la possession de l'île de Chypre. Ce n'est pas du reste la seule contrée où la France a préparé la place aux Anglais.

Dès son débarquement, dans la lettre écrite du lazaret de Marseille, Mas Latrie avait signalé au ministre une découverte importante dont il était jaloux d'assurer le bénéfice à la France:

En creusant, dit-il, un terrain situé entre la marine et la haute ville à Larnaca, des ouvriers ont mis à jour une grande pierre de basalte, de sept pieds de haut sur deux et demi de large et un pied d'épaisseur, couverte d'inscriptions cunéiformes et décorée, sur sa face supérieure, de l'image en relief d'un prince ou d'un prêtre portant un sceptre dans sa main gauche.

Des caractères cunéiformes! Le jeune archiviste n'avait pas appris à lire cette écriture-là; mais, dans le costume comme dans l'attitude du personnage, il avait reconnu le style des bas-reliefs rapportés de Mésopotamie par Botta, et il exprimait le vœu qu'on fît l'acquisition de ce monument pour la galerie assyrienne, récemment ouverte au Louvre. Il y eût été bien à sa place. L'inscription a été lue par un des nôtres; elle fait connaître le nom du personnage et la destination de la pierre. C'est la stèle érigée par Sargon en mémoire de ses conquêtes dans ces parages. Quand Mas Latrie la réclamait pour le Louvre, elle était encore

1. Archives des missions scientifiques, t. I (1850), p. 161.

2. Archives des missions scientifiques, t. I (1850), p. 112. La gravure qui en reproduit l'image (pl. 3) est à la fin du second cahier.

« PreviousContinue »