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Voici les détails de cette intéressante observation :

Le malade, qui a fourni la matière de l'inoculation, avait été traité à l'hôpital du Midi (service de M. Puche) d'un chancre induré de la face externe du prépuce (un peu phymosique). Lors de son entrée dans nos salles, le 7 février 1859, ce chancre avait laissé à sa place une cicatrice indurée, encore un peu rougeâtre, en forme de tubercule plat, lenticulaire, avec engorgement indolent, léger, des ganglions inguinaux. Sur la verge, le scrotum, la partie interne correspondante des cuisses, à l'anus, s'étaient développées des papules muqueuses secondaires, qui de là s'étaient propagées à d'autres régions du corps. Il existait, notamment au front, une large papule squammeuse, d'un rouge cuivré, tout à fait sèche, et ayant environ l'étendue d'une pièce de cinquante centimes.

Le 9 février, la pointe d'une lancette fut enfoncée dans la circonférence de cette papule, et se chargea d'un sang un peu séreux, qui fut immédiatement inoculé à la partie séreuse de la face palmaire de l'avantbras droit (près du pli du coude d'un sujet affecté, comme les précédents, de lupus du visage). Comme nous n'avions aucunement la pensée que cette inoculation pût réussir, nous laissâmes sortir ce jeune homme une quinzaine de jours plus tard. La trace de la piqûre de la lancette était alors complétement effacée.

Le 1er avril suivant, ce jeune homme entra au pavillon Saint-Matthieu, dans le service de M. Bazin. Alors, c'est-à-dire cinquante jours écoulés depuis l'inoculation, on vit avec surprise qu'au point où elle avait eu lieu s'était développée une papule rougeâtre, étalée et irrégulière, légèrement squammeuse, tout à fait sèche, de la largeur d'une pièce de cinquante centimes environ, rappelant très-bien par conséquent la papule squammeuse frontale qui avait servi à l'inoculation.

Au dire du malade, le début de cette papule remontait à quinze jours environ; elle n'aurait donc commencé à se montrer que trente-cinq jour après l'inoculation. Au-dessus et autour de cette plaque on découvrait quelques taches cuivrées un peu saillantes, commencement de la syphilide squammeuse consécutive qui, plus tard, s'est étendue aux autres régions du corps. Un ganglion douloureux, plus gros qu'une noisette, s'était développé dans l'aisselle correspondante.

Le 28 avril, le sujet se place comme infirmier dans une autre division du servic de M. Bazin. Il était alors dans l'état suivant : taches de roséole sur le tronc; quelques rares papules squammeuses sur la face palmaire des membres supérieurs; persistance à l'avant-bras droit de la papule cuivrée initiale; papules squammo-croûteuses répandues abon

damment dans le cuir chevelu; engorgement des ganglions cervicaux postérieurs; papules muqueuses commençantes à l'ombilic et au pourtour de l'anus. Rien à la bouche, au gosier, ni aux parties génitales.

Peu après, on institue le traitement spécifique, et déjà, le 18 mai suivant, tous les symptômes notablement amendés annonçaient une guérison prochaine.

Tous ces sujets, vierges d'ailleurs de toute syphilis avant nos expériences, étaient, comme on l'a vu, affectés de lupus invétéré du visage, sans offrir d'autres indices de scrofules. Il nous a semblé que ce genre d'expérimentation offrait moins d'inconvénient sur eux que sur d'autres. Peut-être même était-il permis d'espérer que le traitement spécifique institué en vue de combattre la diathèse syphilitique pourrait modifier avantageusement la maladie ancienne de la peau, et que celle double modification pathologique et thérapeutique ne serait pas sans quelque heureuse influence sur le lupus, que l'on n'avait pu jusque-là amener à guérison. L'avenir nous apprendra si cet espoir pourra se réaliser.

En attendant, nous croyons que ces expériences, dont les résultats ont été constatés par plusieurs membres de la commission et par trois médecins de l'hôpital Saint-Louis, MM. Bazin, Devergie et Hardy, ne permettent plus d'élever aucun doute sur le caractère contagieux de la syphilis consécutive ou secondaire.

Si l'on y joint les inoculations pratiquées par d'autres médecins, tant en France qu'à l'étranger, et surtout les faits cliniques nombreux qui militent en faveur de notre opinion, nous pensons que toute tentative nouvelle d'inoculation serait superflue, et pourrait même être regardée comme blåmable.

Nous n'hésitons donc point à répondre par l'affirmative à la première question posée par M. le docteur Auzias-Turenne, et soumise à la Compaguie par M. le ministre.

Quant à la seconde question, outre qu'elle se trouve implicitement résolue par la solution de la première, les faits cliniques ne sont là ni moins nombreux ni moins probants que dans le premier cas.

Tous les praticiens ont vu, tous les auteurs ont cité des exemples d'infection de la nourrice par le nourrisson, et de la propagation ultérieure de la maladie à d'autres sujets par l'un ou par l'autre.... et il n'y a aucune raison de supposer que dans ce cas le virus syphilitique ait des propriétés différentes de celles observées chez l'adulte.

Les exemples d'infection du nourrisson par la nourrice sont moins nombreux et moins authentiques.... ce qui se comprend facile

ment, puisqu'une nourrice malade ne trouve guère de personnes disposées à lui confier un nourrisson. Cependant il en existe aussi dans la science; et récemment un médecin de Paris, M. le docteur Caron, a communiqué une observation fort intéressante sur ce sujet à la Société médicale du deuxième arrondissement.

En résumé donc, nous proposons à la Compagnie de répondre aux deux questions posées dans la lettre ministérielle de la manière sui

vante :

1° Il y a des accidents secondaires ou constitutionnels de la syphilis manifestement contagieux. En tête de ces accidents, il faut placer la papule muqueuse ou tubercule plat.

2o Cette règle s'applique à la nourrice et au nourrisson comme aux autres sujets, et il n'y a aucune raison de supposer que chez les enfants à la mamelle le produit de ces accidents ait des propriétés différentes de celles qu'on lui connaît chez l'adulte.

Dans ce rapport, ainsi qu'on le voit, M. Gibert, au nom de la commission académique, a répondu par l'affirmative aux questions posées par M. Auzias-Turenne. La contagion des symptômes secondaires y est affirmée de la manière la plus positive, et il faut bien reconnaître que les résultats des expérimentations auxquelles les commissaires ont cru devoir se livrer donnent une autorité inébranlable à leur opinion. A cet égard il n'y a donc rien à objecter au rapport de M. Gibert. Mais si M. le ministre doit se trouver satisfait par cette réponse, en est-il de même des médecins, et ceux-ci trouverontils dans le résumé du travail de la commission toutes les lumières qu'ils étaient en droit d'en attendre? Nous n'hésitons pas à répondre par la négative. Nous croyons que sur certains points de la question M. Gibert est allé au delà de ce que les faits nous enseignent, et que sur d'autres points il est resté en deçà de ces mêmes faits. Dans sa première conclusion, M. le rapporteur nous dit : « Il y a des accidents secondaires ou constitutionnels de la syphilis manifestement contagieux; en tête de ces accidents il faut placer la plaque muqueuse ou tubercule plat. La première partie de cette proposition est

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beaucoup trop générale. En effet, si l'on consulte les faits consignés dans le rapport, on voit que MM. les commissaires ont inoculé seulement des plaques muqueuses et une papule cutanée. Ces faits sont d'accord avec tous ceux qui ont été publiés et qui méritent confiance. Il fallait donc se borner à consigner ce résultat et ne pas embrasser vaguement dans la même conclusion un nombre indéterminé d'autres symptômes secondaires pour lesquels le caractère contagieux n'est pas encore prouvé.

On ne peut s'expliquer le zèle et la précipitation qu'a mis la commission à répondre à la question qui lui était posée, et on s'explique encore moins la réponse qu'elle a donnée. Tout le monde savait, et les commissaires mieux que qui que ce fût, qu'il y a des symptômes secondaires qui s'inoculent. Les faits qui le prouvent ne manquent pas dans la science, et il n'était pas nécessaire de sacrifier la santé de quatre malheureux pour en arriver là. Ce que l'on sait moins, ce qu'on ignore encore, même après le travail de la commission, ce sont les conditions et les limites dans lesquelles la contagion peut avoir lieu. C'est là pourtant ce qui intéresse les médecins au point de vue de la pathologie et de la médecine légale. Voilà donc un rapport qui, en réalité, ne nous apprend rien de ce qui pouvait nous intéresser, et qui, néanmoins, par son caractère officiel et les circonstances dans lesquelles il s'est produit, va devenir une autorité, va faire loi en quelque sorte, et, d'un autre côté, par son manque de précision, engendrer la confusion et ouvrir la porte à tous les abus (1).

(1) En preuve de ce que nous disons, et pour avoir la mesure de la confusion et des abus que nous signalons, il suffit de lire tout ce qu'on a imprimé dans les journaux de médecine depuis la publication du rapport. En voici un échantillon que nous prenons la liberté de soumettre aux réflexions de messieurs les Académiciens. «Il s'agit de fausses lois scientifiques (celles de M. Ricord) qui, depuis plus de trente ans, répandent l'infection dans le lit conjugal et dans le berceau; qui insultent de vertueuses femmes, sorties souillées des bras de leurs maris atteints de lésions secondaires, et obligées ensuite de défendre leur honneur contre les accusations de la théorie; qui sèment la discorde dans les ménages; qui font Sortir du sein maternel ces fruits gâtés dont le nombre effraye les accoucheurs;

En second lieu, M. Gibert, en faisant connaître les signes que présente la lésion qui résulte de l'inoculation sur le sujet inoculé, a négligé le plus important. Il indique la période d'incubation prolongée de cette lésion, sa forme papuleuse d'abord, puis tuberculeuse, et enfin ulcéro-croûteuse, mais ce qu'il ne dit pas, c'est que cette lésion s'indure comme le chancre lui-même. C'est, sans doute, ce caractère si remarquable que M. Gibert a exprimé ou plutôt dissimulé sous la qualification de tubercule et de tuberculeuse; mais ces mots ne sont pas l'expression de la vérité. Il n'y a, en effet, aucune analogie entre un tubercule cutané et l'induration spécifique qu'on observe dans ce cas et qui est caractéristique du chancre. D'ailleurs, le tubercule cutané proprement dit ne détermine jamais l'engorgement des ganglions lymphatiques voisins, tandis que la lésion produite par la contagion ou l'inoculation des symptômes secondaires amène toujours ce résultat. Il semble, d'un autre côté, que M. le rapporteur se soit plu à entretenir la confusion sur ce point en voulant à tout prix conserver le nom de symptôme ou d'accident secondaire à ce produit de la contagion. Quelle que soit la source où il a été puisé, ce symptôme est toujours primitif relativement au sujet inoculé ou contagionné, puisqu'il est le premier en date et que, d'ailleurs, il présente les caractères principaux du symptôme dit primitif.

En résumé, quelque dénomination qu'on donne au produit de la contagion des symptômes secondaires, il est évident que

qui empoisonnent de malheureuses mercenaires, venues pour remplir, et remplissant presque toujours avec amour, le devoir de seconde mère; qui tendent à égarer la Justice et à transformer la victime en coupable: pendant trente ans, disons-nous, malgré les avertissements de l'observation quotidienne, contre l'autorité des praticiens les plus expérimentés, contre les faits exposés dans une multitude d'ouvrages, de thèses, de brochures, de journaux, par aveuglement systématique ou entrainement d'école, on a exposé la science, l'humanité, la morale, la loi à ces malheurs, à ces iniquités, etc. » (Gazette hebdomadaire du 24 juin 1859).

Si ce réquisitoire était aussi exact qu'il est chargé, la doctrine qu'on veut flétrir serait un crime, et le bagne serait trop doux pour punir son auteur. Le bon sens fait justice de ces exagérations; mais croit-on qu'on eût osé les produire avant la décision académique?

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