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rent ensevelis dans la poussière des bibliothèques; celui qui aurait la patience de les exhumer et de les étudier éprouverait peut-être une jouissance analogue à celle du naturaliste découvrant dans les entrailles de la terre des squelettes d'animaux qui lui apparaissent comme les ébauches brisées de la création actuelle.

Quand le livre du Maître des Sentences vit le jour, il fit bientôt oublier tous les essais antérieurs, et l'on put croire que la synthèse définitive avait paru. Ce livre, en effet, présentait dans un ordre méthodique un lumineux résumé de l'enseignement des Pères. Cependant la théologie était loin encore d'avoir atteint son idéal. Dans ce livre, les dogmes étaient nettement exposés et méthodiquement classés, mais ils n'étaient pas encore assez approfondis; leur connexion entre eux, leurs rapports avec les données de la raison et les lois du monde physique étaient laissés dans l'ombre; tous les éléments de la théologie s'y trouvaient amassés comme dans un riche trésor; mais, ce qui constitue proprement la science, l'organisation de ces éléments était encore défectueuse. L'Europe entière se remit donc à l'œuvre. Alexandre de Halès, Albert le Grand firent paraître de nouvelles synthèses plus riches et mieux ordonnées; l'Europe applaudit, mais ne se déclara pas encore satisfaite.

Pendant ce temps, la Providence avait voulu que, pour aider son Église dans l'enfantement de la grande œuvre à laquelle elle travaillait, les Arabes remissent en honneur les écrits du plus éminent organisateur qu'eût produit la philosophie grecque. Génie aussi étonnant par son étendue que par sa subtilité, aussi puissant pour décomposer les idées que pour en saisir les rapports, Aristote avait construit, avec les pauvres matériaux que lui fournissait la société païenne, les bases d'un gigantesque édifice. L'étude approfondie de l'essence des choses et de la nature de l'esprit humain lui avait permis d'énumérer dans un ordre parfait les desiderata d'une philosophie complète; il avait soumis à l'examen le plus pénétrant l'instrument que Dieu a donné à l'homme pour saisir et développer la vérité; il avait donné les lois de l'analyse scientifique; il avait fait, dans ses Catégories, un admirable effort de synthèse; il avait exprimé avec une grande précision les premiers principes de la métaphysique et de la morale. Cette œuvre était bien incomplète sans doute; mais pour être amenée à sa perfection, elle ne demandait que des matériaux plus abondants. Après sa mort, ce plan magnifique n'avait été ni poursuivi ni compris. A plusieurs reprises, les ouvrages du Stagyrite étaient tombés dans l'oubli, et ils avaient même

couru grand risque d'être perdus sans ressources. Les Arabes, qui les avaient reçus des Grecs, les étudiaient, il est vrai, avec plus d'ardeur; aussi en abusaient-ils davantage; et les systèmes hétérodoxes qu'ils appuyaient sur l'autorité d'Aristote, et qu'ils faisaient pénétrer au sein des écoles chrétiennes au moyen d'une dialectique subtile, exposaient la saine doctrine à un imminent danger; mais ce fut la grandeur même de ce danger qui provoqua au sein de l'Église le suprême effort qui devait donner à la théologie scolastique sa perfection.

La nécessité d'arracher aux ennemis de la vérité les armes dont ils se servaient avec tant d'avantage força ses défenseurs à étudier de leur côté les ouvrages d'Aristote, et à appliquer aux dogmes de la révélation les lois de l'analyse et de la synthèse, qui constituent l'essence même de la raison humaine. Ce fut la mission de saint Thomas; saint Thomas est l'Aristote chrétien; c'est lui qui a construit, avec les matériaux fournis par la révélation, l'édifice dont Aristote n'avait fait qu'ébaucher le dessin.

Dieu avait voulu, dans la personne de ce dernier, montrer l'impuissance de l'esprit le plus vigoureux quand il n'est pas assisté par la foi; en effet, le prodigieux effort de génie par lequel il avait en quelque sorte disséqué les fibres les plus intimes de l'âme et mis à nu les premiers fondements de la science, n'avait abouti à aucun résultat utile et n'avait fait sensiblement progresser ni la philosophie ni la société.

Il n'en sera pas ainsi de saint Thomas; dans sa personne, la Providence montrera jusqu'à quelle hauteur peut s'élever l'intelligence quand elle met toute son énergie au service de la vérité révélée. Le syllogisme, qui, chez Aristote, est presque réduit à fonctionner dans le vide, et qui, semblable à un levier sans point d'appui, ne peut rien soulever, dès qu'il peut s'appuyer sur le roc immuable de la révélation, quels magnifiques résultats il produit!

On a peine à reconnaître dans saint Thomas les formules si sèches du philosophe grec, tant elles sont devenues pleines et lumineuses, tant sont fécondes les applications qu'elles reçoivent à chaque instant. Quelle heureuse alliance des vérités révélées avec les lois essentielles de l'esprit humain! Comme la doctrine des Pères s'encadre aisément dans ce plan si méthodique qu'on le dirait tracé à priori! Combien est étroit l'enchaînement des dogmes! Quelles merveilleuses analogies se présen tent à chaque pas, comme des échappées de vue qui laissent plonger le regard jusqu'aux limites de la création ! surtout quelle unité admirable! Dieu considéré dans son essence et dans sa vie intime, Dieu se répan

dant hors de lui par la double création des esprits et des corps et par celle de l'homme, brillant anneau qui les réunit, Dieu ramenant toutes les créatures à lui par la loi morale, la grâce, l'incarnation, les sacrements, la récompense des bons et la punition des méchants, voilà toute la théologie; voilà aussi l'univers tout entier, avec sa raison d'être, son origine, sa destinée. Quel livre peut être comparé au livre qui dit ces choses dans un style limpide, calme et lumineux comme l'azur du ciel? Quelle science peut être comparée à cette science?

IX

Ce qui précède suffira, nous osons l'espérer, pour donner une idée exacte de la théologie scolastique, pour mettre dans tout son jour la définition que nous en avons donnée, pour faire comprendre sa nature intime, les causes qui lui ont donné naissance et la part importante que la Providence lui a dévolue dans l'accomplissement des destinées de l'Église. Nous sommes maintenant en état de conclure, en précisant plus nettement l'objet, le but et la méthode de cette science.

Son objet propre, c'est la révélation; mais la révélation considérée non-seulement en elle-même, mais encore dans ses rapports avec les vérités rationnelles; c'est à-dire qu'elle embrasse la sphère immense des vérités morales envisagées non isolément et par tronçons, mais dans leur magnifique ensemble et dans leur connexion avec le Verbe divin, qui est le centre où elles trouvent leur unité et le foyer d'où elles émanent.

Son but est de donner à l'esprit humain l'intelligence de ces vérités la plus complète et la plus profonde qu'il lui soit possible d'acquérir ici-bas, et de lui fournir les moyens de les transmettre avec plus de clarté et de les défendre avec plus de force contre les attaques de l'erreur.

Sa méthode est la méthode scientifique par excellence, c'est-à-dire l'analyse et la synthèse métaphysiques, l'unique procédé au moyen duquel l'homme puisse arriver à connaître l'essence des choses et à embrasser leur unité. Nous préférons nous servir de ces expressions plutôt que d'employer l'expression vulgairement adoptée de méthode syllogistique. Le syllogisme est bien, de toutes les formes d'arguments, celle qu'affecte plus volontiers la scolastique, parce que c'est celle qui se prête le mieux aux déductions de l'analyse; c'est même, dans un sens plus général, l'unique forme d'argument qu'elle emploie, attendu que tous les autres arguments légitimes peuvent se ramener à celui-là ;

mais enfin ce n'est qu'un argument; c'est-à-dire que ce n'est pas le procédé dont se sert la théologie, mais plutôt l'expression extérieure de ce procédé, la forme qu'il revêt pour se manifester par le langage.

Rien de plus lucide, du reste, que la marche que suivent les grands docteurs scolastiques dans l'exposition de leur doctrine. Ce n'est pas chez eux, il est vrai, qu'il faut chercher ces transitions habiles, ces formes oratoires, ces poétiques images qui peuvent avoir l'avantage de stimuler l'attention d'un auditoire distrait, mais qui trop souvent aussi servent à cacher le vide des théories et le désordre des idées. Chez les scolastiques, tout parle à l'intelligence, et la vérité affecte de se dépouiller de toutes les parures qui voileraient ses formes nativcs; sa sévère beauté est le seul attrait qu'elle se réserve pour conquérir les esprits et pour emporter les convictions.

D'abord, les matières sont nettement divisées; chaque question se partage en autant de membres, d'articles qu'elle a d'aspects importants. On commence par fixer l'état de la question et par définir les termes; puis on expose les difficultés que cette question présente et les divers systèmes qui ont été imaginés pour les résoudre; l'auteur développe ensuite sa doctrine et en établit les preuves; enfin il passe à la solution des difficultés et à la réfutation des systèmes opposés au sien. Est-il possible d'imaginer un ordre plus rationnel, plus propre à faire pénétrer l'esprit jusqu'au fond d'une question et à lui en donner une parfaite intelligence? Chaque article devient ainsi comme un débat contradictoire où les opinions opposées sont admises à faire valoir tour à tour devant le lecteur tous leurs moyens de preuve, de manière à le mettre en état de porter un jugement en pleine connaissance de cause. Sans doute la raison humaine est essentiellement faillible; mais s'il est une jurisprudence intellectuelle capable d'assurer le triomphe à la vérité, n'est-ce pas celle-là? Que les détracteurs de la scolastique essayent, s'ils l'osent, de soumettre leurs brillants systèmes au creuset d'une pareille discussion, nous verrons ce qui en restera, et nous aurons peut-être alors le secret de la haine dont ils la poursuivent.

X

A l'aide de ces notions, rien n'est plus facile que de discerner la théologie scolastique de tout ce qui n'est pas elle. Nous comprendrons sans peine qu'elle a quelque chose de commun avec la foi et quelque chose aussi de commun avec la philosophie. La foi lui fournit son objet, la

philosophie lui fournit sa méthode ; mais, tout en participant à la nature de l'une et de l'autre, elle se distingue d'elles essentiellement. Elle se distingue d'abord de la foi en ce que la foi consiste dans la simple affirmation du dogme révélé, tandis que la théologie part de ce dogme comme d'un principe incontestable pour en déduire les conséquences et les rattacher aux autres dogmes et aux vérités rationnelles. D'un autre côté, elle se distingue de la philosophie en ce que celle-ci n'applique l'analyse et la synthèse métaphysiques qu'aux vérités que l'esprit humain peut absolument connaître par ses propres forces, tandis que la théologie applique ces mêmes procédés aux dogmes que lui fournit la révélation. Il est vrai que de son côté la philosophie doit aussi, si elle ne veut pas errer, implorer les secours de la foi et s'aider de sa lumière; mais les données de la foi ne sont pas pour elle, comme pour la théologie, le point de départ, l'objet sur lequel elle s'exerce et le principe d'où elle tire ses conclusions; elles ne sont qu'un secours étranger, une barrière qui l'empêche de tomber dans le précipice, une indication précieuse qui porte son attention sur ce qu'elle n'eût peut-être jamais aperçu si elle eût été livrée à elle-même.

Mais nous prévoyons une difficulté qui semble devoir naître d'ellemême dans l'esprit du lecteur. On nous objectera que tout ce que nous avons dit jusqu'ici s'applique à la théologie en général, et non à cette espèce particulière de théologie qu'on nomme la théologie scolastique; or, c'est de celle-ci seulement, et non de la théologie positive, de la théologie morale ou de la théologie polémique, qu'il s'agissait dans cette étude. A cela nous répondons qu'il n'y a pas deux théologies, deux sciences de la révélation, deux procédés pour acquérir l'intelligence des dogmes de la foi. Les diverses sortes de théologie qu'on vient d'énumérer sont plutôt les différentes parties d'une même science, ou bien encore les différentes manières de l'employer, que les différentes espèces d'un même genre.

Les dogmes révélés que la théologie développe et réunit ensemble au moyen de l'analyse et de la synthèse sont de deux sortes: il en est qui ne s'adressent directement qu'à l'intelligence; il en est d'autres qui commandent à la volonté ; les premiers nous montrent ce que nous devons croire, les seconds nous indiquent ce que nous devons faire. L'analyse peut également s'appliquer aux uns et aux autres; de son application aux premiers résultera la théologie dogmatique; de son application aux seconds résultera la théologie morale. Ce sont là deux grandes divisions de la théologie scolastique; elles ne sont pas plus

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