celui qui à mon sens explique, non pas tous les succès, mais le plus grand nombre des succès. Je disais, dans mon premier discours, que je craignais qu'à l'hôpital des Enfants il n'y eût eu un certain nombre d'opérations prématurées pratiquées avant que l'indication fût bien formelle, la nécessité bien reconnue ; j'en accusais peut-être un peu d'inexpérience, un peu de précipitation de la part des internes. J'avais tort; vous avez ouï les principaux chefs de service déclarer devant vous qu'ils étaient solidaires. Oui, c'est la vérité, il y a une solidarité incontestable; seulement je ne la place pas où ces messieurs la placent. Ils paraissent unanimes pour prétendre que toutes les opérations ont été faites sous la pression d'une indication positive, et lorsque la médecine était devenue impuissante; et ils l'affirment, non-seulement pour ces dernières années et pour leurs propres services, mais pour tout le temps écoulé depuis et y compris l'année 1850, et pour des services auxquels ils étaient étrangers. «En 1850 et 1851, nous ont dit MM. Roger et Sée, toujours on commença (comme tous les médecins de l'hôpital le font encore à présent) par épuiser les ressources du traitement médical... Dans les 39 observations que nous avons résumées..., dans tous les cas l'indication de la trachéotomie était formelle, et chez tous les malades il y avait, non pas imminence seulement, mais commencement d'asphyxie. » Singulier exemple, messieurs, de ce que peut produire une préoccupation fortement imprimée! Sur ces 39 trachéotomies, pratiquées à la deuxième période, il y en a 16 empruntées à M. Letixerant; et M. Letixerant, qui les a recueillies, qui a quelquefois opéré lui-même, déclare que dans ces 16 cas il y avait peu ou point d'asphyxie! La lecture seule de quelques-unes de ces observations aurait suffi pour éclairer tout esprit non prévenu; afin d'éviter à cette tribune une discussion longue et fastidieuse, j'avais essayé d'en conférer avec M. Roger d'abord; mais M. Roger est un lion dans la discussion; je n'ai pu rien obtenir de lui, et j'ai été obligé de me retirer avec perte. M. Sée, que j'ai vu ensuite, s'est montré beaucoup plus traitable; il a reconnu que ce passage de leur lettre commune était trop absolu : « Pour moi, m'a-t-il dit, sur ces 16 cas il y en a 4 au moins, et peut-être bien 2 autres encore, où je n'aurais pas opéré, et j'en ai trouvé pareillement dans les observations de M. Millard.-A merveille! M'autorisez-vous, monsieur Sée, à reproduire cette déclaration devant l'Académie?-Oh! non ! fit-il ; dans quelle position me mettriez-vous devant M. Roger?-Cela ne me regarde pas, repris-je ; et dans une question de science, je n'admets pas qu'une petite considération personnelle autorise à maintenir exacts en public des faits que l'on reconnaît inexacts en particulier. » M. Sée a compris ce langage; et avec une haute loyauté il m'a autorisé à reproduire devant l'Académie sa déclaration, qui est pour moi, je le déclare, d'un trèsgrand poids. Ce n'est plus moi, messieurs, qui avoue qu'il y a eu à l'hôpital des Eufants des opérations prématurées; c'est un des chefs de service; le faisceau commence à se dénouer. « Mais, me disait encore M. Sée, qu'importe au résultat statistique? Sur ces enfants qu'on a opérés peut-être de trop bonne heure, il y a eu deux morts au moins; la proportion générale restera la même. » Laissons pour un moment de côté la statistique; voici des opérations qui n'étaient pas indispensables, et qui ont amené des morts; l'Académie comprendra, sans que j'y insiste, toute la portée d'un pareil fait. Il y a donc eu à l'hôpital des opérations prématurées; et maintenant à qui doit en remonter la responsabilité? Enfin sonne l'année 1849; il (M. Trousseau) fait son entrée à l'hôpital des Enfants, et à l'instant, dit M. Bouvier, tout change de face. Qu'apportait donc M. Trousseau pour opérer ce miracle? C'était un praticien expérimenté : l'hôpital avait Guersant père; c'était un opérateur habile, il y rencontrait M. Guersant fils. Des prétendus perfectionnements du traitement consécutif, tout avait été essayé auparavant, soit par d'autres, soit par lui, et quelquefois malgré lui. Ce qu'il apportait à cet hôpital, c'était bien plus qu'un homme, c'était un principe, c'était une idée; et les idées gouvernent le monde. Cette idée, c'était celle-ci : opérer dès que le croup est reconnu, operer le plus tôt possible. Et faites-y bien attention pendant les deux pleines années de son exercice, en 1850 et 1851, à l'hôpital, il dépasse les proportions de guérison qu'il avait eues en ville jusqu'alors, il sauve plus du tiers de ses opérés, 18 sur 51. Est-ce assez? Non; l'année 1850 avait commencé d'une manière désastreuse; 10 opérés n'avaient donné que 1 seule guérison; c'est alors qu'il prend le bistouri, et dans les dix-huit mois qui suivent, il y aura 17 guérisons pour 41 opérations. Cela n'a pas été remarqué, messieurs, je le remarque. Suis-je en mesure, cependant, d'en donner l'explication? Je suis en mesure. C'est que, messieurs, ce n'est pas tout encore que d'apporter une idée; il faut du temps pour qu'elle soit acceptée, pour qu'elle s'impose. Jusque-là les services fonctionnaient à l'ordinaire, on épuisait d'abord le traitement médical; peut-être même l'effroi d'une opération jusque-là désastreuse faisait-il attendre un peu trop tard; et comme je viens de le dire, en 1850, on commença par perdre 9 opérés sur 10. Il fallait frapper un grand coup; pour la 11e malade, M. Trousseau se chargea de l'opération. L'observation vaut la peine d'être reproduite. Il s'agissait d'une jeune fille de six ans et demie, entrée dans son service à neuf heures du matin. Point de fausses membranes ni sur le voile du palais, ni sur les amygdales, nulle part enfin; seulement de temps en temps des accès de suffocation. Il y avait là trois interncs : « Pour nous trois, dit M. Letixerant, la malade présente les signes rationnels du croup. M. Trousseau diagnostique également un croup, quoiqu'il n'ait point trouvé de fausses membranes et qu'on n'ait pu savoir si la malade en avait rendu. M. Trousseau nous fait remarquer que ce croup n'est pas encore très avancé, mais que les accès de suffocation revenant fréquemment, il est certain que l'indication d'opérer se présentera dans trois ou quatre heures; et comme il ne peut revenir, qu'il sait quel temps précieux l'on perd en allant chercher le chirurgien de l'hôpital, il se décide à opérer de suite, en insistant fortement sur ceci que, dans la pratique civile, on n'obtiendrait jamais des parents l'autorisation d'opérer aussi vite. » Ainsi, entrée à neuf heures, l'enfant est opérée à dix on n'aperçoit nulle part de fausses membranes. Les trois internes, de retour à la salle de garde, commencent à douter si, malgré les signes rationnels, c'était bien un vrai croup. La journée se passe. Point de fausses membranes. Enfin le lendemain, une fausse membrane est rendue, et les internes soulagés s'écrient: Le croup dès lors n'est plus douteux pour nous! Admirable diagnostic, porté avec certitude le lendemain de l'opération ! L'enfant guérit. A partir de ce moment, les internes furent subjugués. C'eût été peu encore mais M. Trousseau, d'accord avec ses collègues, avait fait adopter par l'administration un article de règlement qui conférait aux internes le droit d'opérer en l'absence des chefs de service; innovation heureuse, d'ailleurs, je le reconnais, mais heureuse surtout lorsqu'on en fait un légitime usage; c'est ainsi que M. Trousseau préchant ses doctrines, les internes désormais furent pleins de zèle pour les appliquer. C'est ainsi que se succédèrent sans interruption les beaux succès de 1850 et 1851. Mais ceci n'est-il pas un tableau fantastique, et d'abord M. Troussean professait-il toujours son ancienne doctrine? A cet égard, vous l'avez entendu lui-même; voici le témoignage de M. Letixerant : « Depuis 1835, M. Trousseau, qui compte de nouveaux succès et n'a pas changé d'opinion, résume en ces termes l'époque à laquelle on doit faire l'opération dès que la diphtherite laryngienne est constatée. » (P. 30.) Mais alors il n'y aura donc plus de traitement médical? Il n'y en aura plus. « A l'hôpital des Enfants, on se contente maintenant d'essayer quelque vomitif, ou de prescrire le traitement de Miquel, quand le diagnostic n'a pu encore être parfaitement établi. » Mais quoi? les autres chefs de service s'étaient-ils donc rendus à la parole de M. Trousseau ? et comme on peut affirmer le contraire, comment ne contre-balançaient-ils pas les tendances nouvelles? Hélas! messieurs, on vous l'a dit, les chefs de service ne sont guère présents que deux heures par jour à l'hôpital; tout le reste du temps appartient aux doctrines qui auront séduit les internes. Aussi M. Letixerant, témoin et acteur, ne se trompe pas à cet égard; c'est bien de l'arrivée de Trousseau que datent les succès de la trachéotomie : « Mais ce qui me semble surtout important, ajoute-t-il, c'est qu'on ne diffère plus si longtemps l'opération que les internes pratiquent maintenant quand ils le jugent convenable. » Voilà pour 1850 et 1851. En 1852, M. Trousseau va quitter l'hôpital pour l'Hôtel-Dieu; l'influence directe du maître sera moins forte; la proportion des succès décline. Et, pour le dire, en un mot, jamais jusqu'à présent, à l'hôpital des Enfants, la trachéotomie n'a retrouvé les beaux jours de M. Trousseau. Cependant, M. Trousseau absent, est-il possible de suivre encore, à l'hôpital qu'il a quitté, la filiation de ses doctrines? En 1853, M. Bataille expose l'opinion de M. Guersant fils, qui veut attendre, pour opérer, que la suffocation soit continue, et il prend parti pour M. Trousseau. Puis un long intervalle; les thèses nous manquent jusqu'en 1857; mais alors, voici M. André, qui déclare que la plupart des enfants opérés en 1856 l'ont été presque immédiatement après leur entrée. Il plaint les médecins du dehors, arrêtés par la pusillanimité des parents; les internes sont dans des conditions meilleures près de leurs malades : « Une fois qu'ils sont admis, dit-il, nous avons les coudées franches, et nous opérons sans attendre l'agonie. » Je loue fort cette dernière phrase; il est à présumer que M. André n'a pas attendu beaucoup, car seul entre tous ses collègues comme entre tous les chirurgiens, il a opéré 7 enfants et il en a sauvé 6. Vous vous souvenez d'ailleurs de cette lettre lue ici par M. Trousseau, et qui lui avait été adressée par M. Lefèvre, médecin fort distingué, que j'ai l'honneur de connaître. M. Lefèvre s'est rangé complétement de l'avis de M. Trousseau; il regarde tout traitement comme au moins inutile, et il se réjouit que son opinion ait été partagée par les chefs de service, puisque ses 7 malades, envoyés sans aucun traitement à l'hỏpital, y ont été opérés immédiatement. Enfin, en 1858, M. Millard, dont j'ai déjà eu à louer la thèse remarquable, proclame que l'on est à peu près d'accord sur la période où il faut opérer. « Plus tôt la tracheotomie est pratiquée, plus elle a de chances de succès, et, en effet, c'est la deuxième période, quand nous avons été maître de choisir, qui nous a procuré comme toujours le plus grand nombre de guérisons. » Maintenant, messieurs, vous avez tout le secret des succès de l'hôpital opérer le plus tôt possible avant tout traitement, à la seconde période, dès que le diagnostic est établi, quelquefois même avant qu'il soit établi; opérer sans être arrêté par la pusillanimité des parents, et plus tôt qu'il serait possible de le faire en ville. Certes, dans de telles conditions, l'opération aura toujours beaucoup plus de chances, mais est-elle légitime? voilà la question. »> Il y un autre point sur lequel j'appellerai également l'attention. de l'Académie. M. Bouvier nous a dit d'un air triomphant que l'hôpital Sainte-Eugénie a recueilli aussi le fruit des perfectionnements du traitement consécutif après l'opération; que M. Barthez avait sauvé 1 opéré sur 6, et que sur une série de 16 opérés, en 1855, on en avait sauvé 4. Quelle tendance périlleuse à rechercher ainsi les petites séries exceptionnelles ! J'ai là le recensement des trachéotomies pratiquées à l'hôpital Sainte-Eugénie en 1858, avec les résultats du 1er janvier au 31 décembre; sur 116 opérations, il n'y a eu que 19 guérisons: c'est 1 sur 6. Et précisément, dans ces derniers mois, où les renseignements sur le traitement consécutif ne leur ont pas manqué, du 15 octobre au 31 décembre, le croup ayant pris un caractère plus grave (car il faut aussi tenir compte du génie variable de la malad e), les médecins de l'hôpital Sainte-Eugénie n'ont sauvé que 3 enfants sur 42 opérés. Mais, dit M. Bouvier, M. Barthez en aurait sauvé bien davantage si, selon ses propres expressions, il n'eût souvent appliqué l'opération à des enfants qui, par la forme de la maladie et par leur âge, étaient, pour ainsi dire, condamnés à mourir. Il est besoin, messieurs, de rétablir un peu les faits. Devant la Société médicale des hôpitaux, M. Barthez, cet esprit sidroit et si sincère, exposait ses tristes résultats, et, les comparant avec les résultats tout autrement favorables de l'hôpital des Enfants, il en recherchait la cause. Or, il était frappé da grand nombre des enfants atteints du croup qui mouraient sans opération dans ce dernier hôpital; |