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lesquels Othello, je pense, tient le premier rang. L'épreuve de ce drame a été faite sur notre théâtre. Que nous dit-elle ? les deux premiers actes ne sont-ils pas languissans, et ne doit-on pas surtout s'en prendre au changement de scène qui, en transportant l'action de Venise à l'île de Chypre, la fait pour ainsi dire recommencer au second acte?... L'effet des trois der niers est terrible, il est vrai, mais uniforme; ils accablent l'âme d'une tristesse continue, qui dégénère en lassitude, et lui fait regarder comme une délivrance le dénoûment, tout horvible qu'il est. Qu'a-t-on vu, en effet, pendant ces trois actes? Chaque incident ajoute un progrès à la jalousie et aux fureurs du More, aussi bien qu'au triomphe du misérable quí le trompe. Othello lui-même dit tout d'abord, que son parti est irrévocablement pris, et il le prouve. Pas une hésitation! pas un rayon d'espoir! sont-ce là les impressions qui font le charme du théâtre ? Si je dois à la fin voir succomber le personnage auquel vous avez attaché mon intérêt, que du moins de fréquentes alternatives viennent soulager mon cœur. Le retour vers le malheur n'en sera que plus terrible. Je pour Fais, en examinant les détails, indiquer bien d'autres causes qui naisent à l'effet théâtral de cet ouvrage, d'ailleurs si profond; et tout esprit non prévenu y reconnaîtrait la supériorité du système qu'ont suivi nos maîtres. Mais une preuve encore plus frappante que le talent de Shakespeare n'était pas essentiellement dramatique, est dans son dénoûment de Roméo et Juliette. Ikavait ici à choisir entre deux versions, celle de della Corte, qui fait mourir Roméo avant le réveil de sa máîItresse, set celle de Bandello qui fait précéder ce réveil. Tout Be monde sait qu'il a préféré la première, et que le changement qui a donné au théâtre la plus déchirante peut-être de toutes les situations est dû au célèbre Garrick.

Ces remarques ont-elles pour but de rabaisser le génie de Shakespeare? Nullement. Ce génie est un des plus grands qu'ait produits d'humanité. Mais le drame est de toutes les ompositions celle où les secours de l'art sont le plus nécessaires, et quand Shakespeare écrivait, l'art n'existait point en

core. Ignorant les anciens, irant eans modèles pour des spectateurs encore barbares, il n'a trouvé que par instinct les combinaisons propres à les attacher, et peut-être était-il trop poète pour deviner celles qui conviennent au théâtre.

Ces combinaisons que, sous le nom de règles, la mode est au'jourd'hui de tourner en ridicule, sont-elles les capricieux décrets de quelque despote? Ce sont tout simplement les résultats de l'expérience réduits en système; ce sont des recettes pour produire des effets. Qui veut la fin veut les moyens. Quand je vois un auteur dramatique s'indigner contre les règles, je crois voir un peintre renier les lois du clair-obscur et de la perspective.

Mais du mépris des règles on passe au mépris des maîtres qui les ont suivies. Des mains téméraires attentent chaque jour aux statues de nos grands poètes, et c'est un mal trèsgrave. L'honneur de la poésie est aftaché à celui de ces noms illustres. Quand vous aurez appris au public à les fouler aux pieds, croyez-vous qu'il en sera plus disposé à exalter les vôtres ? Est-ce en lui ôtant ses vieilles admirations que vous le ferez croire à la durée de ses admirations nouvelles ? Ah! plutôt le dédain pour les grands artistes lui inspirera le dégoût de l'art; et tandis qu'autrefois il honorait dans chaque jeune auteur un Corneille possible ou un Racine inconnu, il ne verra plus dans cet art qu'un vil métier propre à amuser la populace, comme celui du saltimbanque ou du joueur de gobelets.

Gardons-nous de semblables profanations. Corneille, Racine, Voltaire! l'admiration pour de tels hommes est inséparable de toute époque littéraire. Mais serait-il possible aujourd'hui de les égaler en les imitant ? Je ne sais. Les ressources de leur art sont bien épuisées. Cependant ce caractère de noblesse qu'ils ont imprimé à leurs ouvrages semble leur avoir dérobé quelques beautés, et il est peut-être encore une place entre eux el la nature. Mais cette naïveté, qui souvent leur manque et qui est si belle chez les Grecs, c'est à ceux-ci qu'il en faudrait demander les modèles. Quel cercle de divagations n'avons-nous pas à parcourir, avant d'en revenir à de parcils maîtres!

CHAUVET.

IH. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

LIVRES ÉTRANGERS (1).

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AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.

ÉTATS-UNIS.

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Letters written in the interior of Cuba. Lettres écrites de l'intérieur de Cuba, entre les montagnes d'Arcana, à l'est, et celles de Cusco, à l'ouest, pendant les mois de février, mars, avril et mai 1828; par seu le révérend Abiel ABBOT, pasteur de la première église de Beverly, dans le Massachusetts. Boston, 1829; Bowles et Dearborn. In-8° de 256 pages.

Cette île, restée aux Espagnols depuis 1511, présente un aspect tout-à-fait remarquable. En entrant dans la baie, qui est peu profonde, on aperçoit d'abord, à droite, une rangée de roches basses, au pied desquelles sont éparses sur le bord de l'eau quelques huttes de pêcheurs ou de nègres, entourées de petits jardins à gauche, le rivage, tantôt s'élève brusquement, tantôt s'abaisse, et forme des marais et des ravins; au fond apparaît la ville de Matanza, dont les chétifs bâtimens sont groupés en désordre. L'atmosphère claire et transparente prête à tous ces objets un éclat inaccoutumé. Le paysage, borné dans le lointain par de hautes collines, des arbres et des arbustes d'espèces qui semblent particulières au sol; les vaisseaux qui arrivent et qui partent; les chants des matelots, qui, surtout s'ils sont de la Virginie, chargent leur cargaison à la musique d'un air vif et animé qu'ils reprennent en chœur : la foule de bateaux qui se croisent dans le port, et qui ont pour rameurs des noirs ou des Espagnols, au teint

(1) Nous indiquons par un asterisque (*), placé à côté du titre de chaque ouvrage, ceux des livres étrangers ou français qui paraissent dignes d'une attention particulière, et nous en rendrons quelquefois compte dans la section des Analyses,

cuivré, aux épaisses moustaches, la tête couverte de larges chapeaux de paille, quelques-uns en guenilles, d'autres habillés d'une manière fantastique, et d'autres presque nus; tout le bourdonnement, tous les bruits de ce petit port offrent à l'arrivant une scène animée et très-pittoresque. A terre, le spectacle n'est pas moins varié. Ce n'est plus l'air sombre et hautain des hidalgos de la vieille Espagne, mais une scène de mascarade, une singulière variété de costumes, et je ne sais quoi d'épanoui qui semble tenir au climat. Cependant, chacun n'en marche pas moins bien armé. Le gentilhomme ne se défait jamais de son large sabre, et le plus simple campagnard porte sans cesse au côté un long et grossier coutelas. Ces mesures défensives viennent peut-être de la peur d'une révolte des noirs, dont le nombre, tant libres qu'esclaves, surpasse celui des blancs. Le docteur Abbot, qui désirait visiter plusieurs des propriétés de l'intérieur, s'embarqua à Matanza sur une rivière qui se décharge dans le port, et dont il décrit les bords comme ce qu'il a jamais vu de plus ravissant. « A peine avions-nous quitté la baie, que le lit de la rivière se trouva resserré entre deux rives qui pouvaient avoir, dans quelques endroits, de cinquante à soixante et jusqu'à cent pieds de haut, tantôt perpendiculaires, et tantôt formant une pente brusque. Mais, au lieu de présenter à l'œil une surface nue, ou rocailleuse brûlée du soleil, ces hauteurs étaient tapissées, depuis leur sommet jusqu'à plusieurs pieds de leur base dans l'eau, de la plus riche végétation, de cannes à sucre sauvages, de buissons, d'arbres brillans de fleurs, et de feuilles vigoureuses et lustrées. Il n'y avait pas une de ces plantes qui ne me fût étrangère. Plusieurs arbres étaient d'une beauté rare. Le manglier rouge s'élève très-haut, et sa couronne de feuilles se couvre de fleurs aussi gaies à voir et aussi abondantes que celles du pommier au printems. Le maharva, qui a quelques rapports pour le tronc et les branches avec le catalpa, porte, selon l'espèce, tantôt une fleur rouge, tantôt une jaune; et, ce qui me frappa comme un fait curieux, c'est que je vis sur le même arbre des fleurs des deux couleurs, croissant ainsi naturellement, sans le secours de l'homme. On trouve souvent, dans les crevasses du rocher, des ruches naturelles pleines d'un miel exquis, mais placées de façon à ce qu'il ne soit par facile d'y atteindre. » Plus loin, l'auteur décrit le cotonnier sauvage ou mahor, qu'on épargne pour sa beauté, car le bois ne peut servir ni à la construction, ni au chauffage, ct le coton qu'on retire en très-petite quantité de ses gousses, est jaune et trop court pour être filé. Comme il est doux et

chaud on l'emploie quelquefois pour remplir des oreillers. M. Abbot en vit un, sur une propriété appelée Santa-Anna, qui avait cent pieds de haut: le tronc, de quarante-six pieds et demi de circonférence à sa base, s'élevait jusqu'à soixantecinq pieds, sans offrir une branche ou un noeud sur toute son écorce blanche. Les branches étaient dignes dé la tige et couvraient un diamètre de cent soixante-cinq pieds. Cet arbre immense est à lui seul un monde, et abrite et nourrit des millions d'insectes. Plusieurs plantes parasites' s'y rattachent. Des pommes de pin sauvages croissent au sommet, et la vigne végète sur ses branches, et laissant retomber scs rameaux jusqu'à terre, fournit aux rats, aux souris, et à l'opposum, qui pourraient difficilement grimper le long de l'ecorce unie, une échelle pour arriver jusqu'aux coupes de pins, qui forment autant de réservoirs naturels où l'eau des pluies se conserve. Le pou de bois y fonde de vastes républiques, et fixe ses larges et noires cités, à la jointure de quelques branches d'où il descend jusqu'à terre par un chemin couvert qu'il construit en mortier; il a même soin d'en avoir deux, l'un pour descendre, l'autre pour monter. Cet insecte, de la grosseur d'une puce, est inoffensif, et sert de régal aux habitans de la basse-cour, auxquels on en livre des nids tout entiers. Il n'en est pas de même de la bibiagua, ou fourmi noire, qui commet de continuels ravages dans les plantations. La fabrication du sucre se fait, dans les propriétés les plus considérables de Cuba, au moyen de machines à vapeur qu'on y porte de l'Angleterre. Un agent d'une fonderie anglaise réside dans l'ile, passe les marchés avec les colons, et surveille l'établissement et la marche des machines. Les détails sur les caféyeries et leur exploitation sont très intéressans. Les plants sont disposés par carrés de vingt à cinquante toises de largeur, séparés par des allées  qui ont de dix à trente pieds, et qui sont bordées de palmiers, d'orangers, de platanes, et de plusieurs autres espèces d'arbres. A l'époque de la floraison des caféyers, toute la surface des carrés se couvre de fleurs d'un blanc de neige, et rien n'est agréable comme de parcourir ces avenues sur un des petits chevaux du pays, au lever du soleil; on se croirait dans un Eden, si la voix menaçante du chef des nègres, et les claquemens de son fouet, ne venaient vous rappeler ce que coûte cette apparente prospérité. Les esclaves sont là presque aussi à plaindre que dans nos anciennes colonies. Quelques-uns, cependant, trouvent moyen de charmer leur inisère : témoin un petit noir, que M.-Abbot vit å la Rescorva,

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