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pour faire court et clair, notons l'impression définitive qui se retient d'une familière lecture des poésies d'Emerson. Sa conception de la Nature est une dualité : la nature libre et spontanée est bonne; l'autre est mauvaise, celle que l'homme a façonnée à ses égoïstes besoins. Le monde corrompt l'homme, la solitude le purifie. Conclusion tout à fait négative, puisque, aussi bien, non moins que les abeilles, les fourmis ou les castors, les humains furent destinés à la société par le Créateur; et que l'état de la nature

lisez l'état sauvage - point de départ ou dégénérescence, n'est qu'un des rameaux ou que l'une des branches mortes de l'arbre généalogique des civilisations.

Mais le poète se garde, même reste bien loin du pessimisme relatif où devait l'entraîner cette opposition, et il juge que les deux états sont nécessaires c'est la théorie qu'il a développée en prose dans son Essai intitulé Compensation. Tandis que Bryant, d'une large vue, embrasse et unifie l'ensemble de la vie, Emerson la dualise, y cherche deux principes; l'un y voit un enchaînement, l'autre, une bataille. Tous deux se rencontrent en cette conception de la continuité de la Nature. On dirait, si ce n'était une hérésie, qu'elle n'a ni commencement ni fin; et de fait, si l'on restreint le sens des mots, on peut le dire. Emerson donne de cette idée de pittoresques for

mules : « On ne surprend pas la nature dans un coin. On ne trouvera jamais le bout du fil. » C'est pourquoi on cherchera toujours, et c'est aussi pourquoi la Nature aura toujours ses poètes.

II

L'HUMOUR ET LES HUMORISTES

Tout n'est pas dit sur l'humour anglais tant qu'on ne l'a étudié que dans la littérature britannique. Les Américains, pour avoir le même parler, sont loin d'avoir les mœurs anglaises ; sans doute, cette unité de langue, d'abord, une même nourriture intellectuelle et le même fonds religieux, le même Shakespeare et la même Bible, des traditions et des préjugés communs ont donné aux deux peuples un air de famille : mais plus encore que les ressemblances, les différences sont caractéristiques. Ici, la liberté se meut sous des règles qui la dominent sévèrement, les personnes, les familles, les métiers sont hiérarchisés, le respect pour la forme va jusqu'à la superstition, enfin il y a une religion d'Etat qui com

mande à la vie privée comme les lois à la vie publique ; là, au contraire, une liberté, une égalité, une tolérance, un individualisme qui vont jusqu'à l'émiettement de la nation en une multitude de volontés divergentes, un laisser-aller de la chose publique caractérisé par le « chacun pour soi », le défaut de cohérence et, en place de l'égoïsme national, l'égoïsme personnel. De plus, dans un pays où bien peu de personnes ont leur fortune faite, il y a les affaires qui priment tout, dévorent jusqu'aux plaisirs. L'Anglais est difficile à amuser; l'Américain paraît inamusable; l'Anglais est sérieux, l'Américain paraît grave, mais de cette gravité toute physiologique qu'un vif chatouillement détruira soudain.

Et comme la caractéristique des peuples est surtout dans la manière dont ils s'amusent, dans la forme qu'ils donnent à cette littérature qui veut faire penser, mais en faisant rire ou sourire, l'humour chez les deux nations sœurs est très différent. Pressé de vivre, l'Américain ne saurait prendre le temps de méditer la profondeur ou la délicatesse d'un trait d'esprit; il faut l'empoigner, le violenter, le secouer brutalement par une grosse extravagance; c'est un accès de gaieté qu'il cherche, une énergique flambée qui lui fouette le sang. Comment alors se plairait-il à la délicatesse d'un Charles Lamb, aux Essais

d'Elia, ce foyer doux qui convient à l'intimité du salon de famille ou à la solitude du cabinet de travail ? Les Essais sont un livre du coin du feu, comme le Voyage sentimental, comme le Vicaire de Wakefield; les productions des humoristes américains sont à lire en chemin de fer, littérature de sleeping-car,

Non que tout l'humour anglais soit digne de Lamb ni tout l'humour américain au niveau de l'esprit de Mark Twain; on ne détermine ici que les divergences extrêmes. Aussi bien, il faut les exemples pour appuyer la théorie; autrement, ce serait, comme dit quelque part Schopenhauer, commencer par jouer une valse pour danser ensuite. On n'a voulu qu'exposer tout d'abord le motif qui a poussé à entreprendre cette étude et le but qu'on espère atteindre : montrer quelle est la forme particulière que les Américains ont donnée au vieil humour britannique, comment ils l'ont rajeuni, mais aussi, avec leur tempérament propre, gâté et défiguré,

I

En feuilletant les œuvres d'Emerson, d'Edgar Poe, de Hawthorne, on trouve des pages humo

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