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HÉLIOGABALE

Croire que la vie d'Héliogabale (1) est comme le résumé des mœurs romaines au 1° siècle, c'est une sottise qui a engendré plusieurs mauvais romans, et toutes sortes de diatribes chrétiennes contre les païens de la décadence. La civilisation et ses raffinements nécessaires représentent toujours la décadence pour le peuple, qui est toujours, tant qu'il est peuple, incivilisé et grossier. Mais cette opinion est encore ridicule pour plusieurs raisons dont la principale est qu'Héliogabale n'était pas Romain. Syrien judaïsant, il est bien plus près du christianisme que du paganisme aryen. Il est monothéiste comme tous ces émigrants orientaux, corrompus par l'hostilité de la nature, desséchés par le feu continu

(1) Cf. Héliogabale par Georges Duviquet, Editions du Mercure de France.

du soleil. Prêtre et fils de prêtre, il donne volontiers à ses débauches un caractère religieux : il épouse une Vestale. Quand il se châtra, ce fut par folie sexuelle, sans doute, mais aussi par piété, et par là il rejoint Origène, l'ami de sa famille.

C'était d'ailleurs un enfant. Ses défauts sont ceux que montrerait tout adolescent de quatorze ans, libre d'une liberté illimitée, riche d'un amas énorme de richesses. Il est généreux et taquin plutôt que despote, libéral de son corps comme de sa fortune, autoritaire à la manière d'un gamin qui mène à la maraude une troupe d'écervelés. Ni aucun meurtre politique ou d'avidité ne lui est reproché, ni aucunes persécutions contre ses adversaires religieux ni contre les philosophes. Il est tolérant, pourvu qu'on ne contrarie pas ses fantaisies, presque toujours inoffensives; et cette tolérance n'est sans doute que de la légèreté. Les espiègleries, la table, les simagrées charnelles (car il ne semble même pas avoir eu beaucoup de sensualité), les exercices liturgiques tels furent les seuls plaisirs dont il paraît s'être soucié et il n'y mêla jamais, comme d'autres, cette cruauté si facilement pardonnée à un tyran par ceux mêmes qui en pâtissent. Il fut même, à sa manière, un digne empereur, car il avait un certain sens de la grandeur impériale, dont il témoignait par de merveilleu

ses prodigalités. Cet enfant n'était pas médiocre: il fut, et il est resté, l'empereur de l'extravagance.

Le peuple l'aimait à cause de sa générosité et de ses prodigieux enfantillages. Il amusait les badauds et nourrissait les oisifs, excellents moyens de plaire. Sauf à Rome, où ses origines douteuses étaient sans doute connues, il passa toujours pour un Romain véritable. Les provinces ne savaient de lui que les deux mots qui, figurent sur ses monnaies : ANTONINUS PIUS. Qu'il mangeât des langues de phénicoptères ou des talons de chameaux, cela inquiétait peu Marseille, Trèves ou Lutèce. Une justice exacte régnait, les routes étaient sûres, le commerce immense. Parfois des bruits de luttes prétoriennes se répandaient. Les légions avaient tué Macrin et proclamé Antonin : cela intéressait les gens sérieux, les gens de métier ou de pensée, comme aujourd'hui nos luttes électorales, et cela n'avait pas plus d'importance.

C'est le moment de la grande Paix romaine, PAX ROMANA. On ne sent pas les chrétiens qui, termites, rongent la Cité. Un heureux scepticisme apaise les esprits et exalte les sensibilités. On vit avec nonchalance, le monde n'a qu'une passion et qu'un nom : Rome. Quand Héliogabale est proclamé, l'unité de l'Empire vient d'être achevée, sous Caracalla, par la concession à tous

les hommes libres du droit de cité romaine. Les provinces, que la République exploitait durement, ont acquis enfin les privilèges de l'égalité administrative et judiciaire. Ulpien, qui va réaliser son idée quelques années plus tard, avec Alexandre Sévère, prépare cette autre grande réforme la séparation du pouvoir civil et du pouvoir militaire. Si les rouages de l'empire n'ont pas encore atteint la souplesse et la précision que leur assura Dioclétien, ce grand administrateur, ils ont déjà assez de sûreté pour fonctionner sans moteur central, L'empereur peut être un enfant qui s'amuse nul ne s'en aperçoit. La douceur générale de la vie, en même temps que l'abondance des ressources normales du trésor, est certifiée par ceci que, pendant trois cents ans, d'Auguste à Dioclétien, pas un impôt nouveau ne fut créé. Au temps d'Héliogabale, les charges des citoyens, fixées depuis plusieurs siècles, sont devenues si minimes, vu le pouvoir croissant de l'argent, qu'elles sont insensibles. D'ailleurs, le système romain de la gratuité des fonctions spécialise sur les riches la presque totalité de l'impôt et les riches ne se plaignent pas, puisqu'ils reçoivent en échange les honneurs et l'autorité.

L'empereur s'amuse. Qui gouverne? On gouverne peu. Mais encore? Des femmes.

La condition des femmes romaines avait bien

changé depuis la littérature du siècle d'Auguste, d'après laquelle elle est le plus souvent appréciée. L'empire les avait libérées, en même temps que les hommes les uns, de la tyrannie civique, les autres de la tyrannie domestique. La servitude primitive des Romaines semble d'ailleurs avoir été bien exagérée. On la déduit des lois; mais dans quelle mesure ces lois spéciales étaient-elles appliquées? Aujourd'hui, en lisant notre Code civil, en ne tenant compte que de cela et de nos mœurs politiques, on placerait la femme en une condition inférieure, alors que son empire, au contraire, est immense, alors que l'homme n'échappe à sa domination qu'en groupe et en dehors de la maison, où elle règne. La loi Appia, par exemple, qui réjouissait Caton, eut-elle jamais beaucoup d'autorité? Elle défendait aux femmes de s'habiller de pourpre et de se promener en voiture dans les rues de Rome. Les Romains, et ils nous ont légué cette manie, avaient le délire de légiférer; mais ils avaient plus de plaisir, semble-t-il, à éditer des lois qu'à les appliquer. Comme nous, ils sauvaient de temps en temps la République et les bonnes mœurs par des motions, des paroles, des écritures, et n'y pensaient plus.

Sous l'empire, la femme est entièrement libre (1); la loi Appia, entre autres, n'est plus

(1) Prétention du christianisme à avoir libéré la femme.

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