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ALFRED VALLETTE, ROMANCIER

Annuellement, d'après de sûres statistiques, la nation française produit environ trois mille tomes de roman : c'est une grande richesse. Là-dedans sont comprises les réimpressions et les traductions et toutes sortes de babioles, de jouets et de verroteries. Il est à croire que le trafic engendré par cette industrie est spécialement d'importation; on voit des gens curieux et même dévoués tenter sous l'Odéon la dévirginisation subreptice de ces tomes, on n'en voit jamais que la passion exalte au point de leur faire payer, afin d'une possession complète et définitive, la rançon de ces multicolores esclaves. Où vont-elles, après ce stage à des comptoirs, à des vitrines, ces créatures issues de nous, pour qui leurs fabricateurs rêvèrent des robes

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brodées d'orfroi comme des chasubles, des colliers de perles noires, des diadèmes d'escarboucles, des souliers en peau d'unicorne, et des lits de harem où la favorite parfumée d'origan s'évente sur des toisons de lynx avec des plumes de chimères!

Il y a telle sorte d'ivoire vert dont la provenance est inconnue; presque aussi mystérieux, mais à l'inverse, le commerce des livres. On en sait le départ, on en ignore les suites. Rachilde émettait l'autre jour cette idée que peut-être, en telles régions invisitées, enfilées comme des merluches à de souples baguettes, ou comme des conques à des cordes de ramie, les romans nouvelaux servent de monnaie, de régulateur du troc: avec ces ligatures, on dote les filles, on acquiert des chèvres et des armes de guerre, des femmes et de l'eau-de-vie. Bien que cette opinion ne soit encore que probable, et que nulle carte géographique, même de Justus Perthes, ne marque dans les solitudes de l'Afrique centrale une « Région des Livres », comme il y a une « Région des Lacs », bien que Stanley soit resté à ce sujet, non comme sur d'autres, muet, on peut,

néanmoins, l'accepter provisoirement. Cela nous tire d'un grand embarras, si toutefois, ainsi que je le pense, le doute est supérieur à l'igno

rance.

D'autre part, c'est encore un soulagement. Qui

n'avait été froissé de constater, en ces temps si noblement utilitaires, la vanité, le bon-à-rien du roman filoselle, de la bobine vulgaire débobinée en feuilleton puis rebobinée en volume (marques Delpit frères, Rabusson aîné, les Fils de Cotonet, Gréville-Duruy jeune et Vve Theuriet, Aux 100.000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant, Aux Fleurs de Médan, etc.)?

Dorénavant, nous voilà consolés et rassurés sur les floraisons funèbres d'un des arbres fruitiers les plus productifs du grand verger de l'industrie française. Travaillons, l'avenir est à nous qui sait si à la prochaine exposition décennale nous n'aurons pas une place notoire, au pavillon de la République de Libéria, entre les plumes d'autruche et la poudre d'or!

Cependant, n'étant point spécialement qualifié pour les enquêtes commerciales, je me permettrai, au risque de mortifier dans leur dignité et même de léser dans leurs intérêts tant de respectables usiniers, de considérer la question à un point de vue différent, oh! moins sérieux, et même, disons-le, entièrement futile, celui de l'art.

Pour des yeux inexercés, inhabitués au comptefil, les marques ci-dessus (et toutes les autres), se différencient très bien tel amateur des produits galamment mélancoliques et jobardement mondains des « Fils de Cotonet » méprise avec

résolution la marchandise « Rabusson aîné »; ceux qui se fournissent aux 100.000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant), haussent les épaules devant les filés prudemment perpétrés sous les auspices de la Vve Theuriet; et les habitués des cordonnets Fleurs de Médan (avec lesquels, disent-ils, on pourrait se pendre), récusent l'usage des pelotons « Delpit frères », qu'ils qualifient de simple filasse.

Il est difficile de compatir aux sympathies et aux dégoûts de ces amateurs, car les produits qu'ils aiment et ceux qu'ils repoussent sont tous taxés de hâtivité et d'insolidité, tous fabriqués avec une belle ignorance ou un rare dédain des élémentaires principes artistiques, tous « établis» avec le seul souci de la vente, du succès rapide, de la caisse à remplir.

Un homme de lettres qui, pour gagner strictement sa vie, se livre à des écritures ou médiocres ou volontairement médiocrisées, fourrées, selon la nécessaire clientèle, de cédrats ou de piments, n'est par cela même nullement condamnable la liberté est une maîtresse qu'on ne paie jamais trop cher. Mais celui qui, à l'abri de toute pauvreté présente ou future, rédige, dans un but mercantile, de la copie, s'exclut à jamais, par ce seul acte, de la société des honnêtes gens dont nous voulons que la Littérature soit exclusivement composée. M. Zola, par exemple, qui

eut du talent, l'a si bien galvaudé à des entreprises du genre de la Bête humaine et du Rêve que l'annonce actuelle de tel de ses livres nouveaux nous laisse aussi indifférents que les réclames des poêliers et des droguistes.

Il nous suffit d'ailleurs qu'à la suite de maîtres toujours dignes, quelques jeunes écrivains, bien décidés à ne jamais forfaire, publient de temps à autre un livre dont l'art, qui en est le moyen, est aussi le but: Le Vierge, d'Alfred Vallette, est de ceux-là.

On était accoutumé, dans un cercle, à dénommer ce volume, avant son apparition, « Monsieur Babylas », et il me coûte (moins qu'à l'auteur, sans doute), d'avoir à employer une appellation différente et fausse, sans être inexacte. Il faut, en de certaines circonstances, capituler avec les éditeurs, il serait parfois périlleux de leur répondre par un Sit ut est, aut non sit, mais ces raisons majeures ne peuvent m'empêcher de regretter le premier titre. Non que Le Vierge soit spécialement mauvais, mais ces syllabes induisent en erreur sur le but du romancier, qui n'a voulu ni donner un pendant à la vie de Stanislas Kostka, ni exciter les imaginations.

C'est une étude très simple, très dense et d'un bon naturalisme de la petite vie de province,

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