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illégalement d'un bateau indigène. Le capitaine réclamait des dommagesintérêts et M. de Martens a reconuu en partie le bien fondé de ses prétentions. Le vol prétendu aurait eu lieu en dehors des eaux territoriales et, dès lors, le capitaine arrêté n'avait été soumis qu'à la juridiction anglaise. M. de Martens a donc été d'avis que le vieil adage: que le vaisseau constitue la continuation du territoire du pays auquel il appartient, se rapporte aussi aux vaisseaux de commerce et non seulement aux vaisseaux de guerre.

H. VERKOUTEREN.

ANALYSES ET COMPTES RENDUS

Les Compagnies de colonisation, par EUG. ETIENNE, député (A. Challamel, édit., 1897), 78 pag. in-8°.

Notre pays a eu rarement autant d'intérêt que depuis dix ans à regarder aux Affaires extérieures. Pourtant on les dirait presque lettre morte pour le Parlement. Il paraîtra un jour étrange que, dans un personnel politique comptant près d'un millier de membres, elles en occupent aussi peu. Bien plus, voilà plusieurs années, qu'à moins d'en confier le portefeuille au quel que ce soit des sénateurs ou des députės ministrables, il est remis aux mains de l'un des chefs de service de la Maison. Nous n'avons qu'à nous louer de l'expédient, mais n'atteste-t-il pas plus de recul des notions politiques que de progrès à leur sujet ?

Un détail de premier rang dans les Affaires extérieures, ce sont les Colonies. Détail très agrandi depuis dix ans en tant que satisfaction de notre amour-propre. Sous ce rapport, que de voix se sont trouvées pour en parler! On en a même fait la matière d'un département ministériel à lui seul. Est-ce, toutefois, pour pouvoir en donner un de plus, tout simplement une combinaison parlementaire? Est-ce vraiment pour aviser à la productivité réelle, à la fertilisation efficace de ce domaine rendu si étendu ? A la façon dont y sont menées les choses, on ne voit guère encore de motifs pour cette seconde raison, tandis qu'il y en a trop pour la première.

Nos colonies d'autrefois, grâce à la manière dont elles étaient fondées et régies, se montraient prospères et nous servaient; celles d'à présent ont peine à végéter et nous coûtent. Lorsque en 1755 l'Angleterre nous enleva par guet-apens celles d'Amérique, elles donnaient les plus utiles résultats. Oublions, si c'est possible, que la Révolution française a eu lieu. L'ancienne monarchie a continué; ce n'est pas la troisième République qui a acquis notre extension coloniale actuelle, c'est un successeur hiérarchique de Louis XVI. Comment s'y prendra-t-il pour faire prospérer au profit de son royaume ces territoires presque en friches? Il ira tout droit au procédé de ses prédécesseurs. Ce procédé résidait en ceci que les colonies étaient formées de Compagnies intéressés, non comme à présent par dessus tout de fonctionnaires. C'est chose de sacrifice personnel ou de besoin, ce n'est pas chose de choix que d'aller mettre en valeur ces possessions neuves, de s'aller mesurer contre leur climat et leurs obstacles, de s'expatrier pour s'y faire un sort au moyen de leurs conditions naturelles ou en surmontant ces conditions, avec leur population ou à son encontre. On enrichit par là la mère patrie et soi-même, mais pour donner le goût de l'entreprise il faut des avantages certains, des avantages visiblement supérieurs tout de suite au commun de la situation que l'on quitte. La monarchie savait faire cela au XVII et au XVIIe siècles ; c'est pourquoi ses colonies réussissaient. Son secret ne peut-il pas être retrouvé et approprié à l'heure présente ? Puisqu'il y a maintenant un ministère exprès, que ne s'éclaire-t-il à cette lumière et n'en répand-il les rayons sur le monde législatif de maintenant ? Mais, d'une part, c'est la lutte pour la vie politique individuelle qui prédomine aujourd'hui, non la recherche des meilleurs systèmes d'organisation

publique ; d'autre part, dans le milieu qui pourvoit aux choses d'organisation publique, l'aversion de voir gagner a pris un tel empire qu'il semble n'y avoir pas de probabilité d'en faire remonter le courant.

L'auteur du fascicule Les Compagnies de colonisation n'a pas craint de braver comme chef de service cette probabilité contraire. Il n'a pas eu peur,en s'adressant au public, d'oser penser qu'il fallait ouvrir le courant opposé et qu'on le pouvait. C'est un parlementaire, cela relève un peu le Parlement. Ces 78 pages font connaître que sous-secrétaire d'Etat des Colonies à l'époque où cette administration dépendait de la Marine, M. Eug. Etienne avait eu pour préoccupation essentielle et première de comprendre comment réussissaient autrefois nos entreprises d'outremer; le ministre des colonies grandirait notablement sa situation à réaliser ce qu'il n'a été permis au sous-secrétaire d'État son arrière prédécesseur que d'indiquer, mais ce qu'il vient de rappeler avec une autorité incontestable.

HENRI DONIOL.

Organisme et Société, par RENÉ WORMS, docteur en droit. Paris, Giard

et Brière, 1896.

Dans cet ouvrage, M. Worms, avec un indiscutable talent, s'efforce de montrer que la sociologie a de nombreux points de contact avec la biologie et cela, parce que les sociétés humaines sont de véritables organismes, soumis à toutes les lois qui régissent la matière organisée.

S'appuyant sur de nombreux exemples, il pousse l'assimilation jusqu'au bout, et, cherchant des arguments dans toutes les sciences biologiques, après avoir consacré la première partie de son travail à la théorie générale, il étudie succes. sivement l'anatomie, la physiologie, l'origine et le développement, la classification, la pathologie, la thérapeutique et l'hygiène des sociétés.

Son but est d'arriver à montrer que nous sommes en présence non pas d'une analogie, mais d'une identité parfaite; et que la sociologie, comme la biologie, repose sur une base solide, car l'objet de ses études n'est pas simplement un être de raison.

La société, dit notre auteur (p. 37), est identique à une nation ou un peuple, elle se compose de parties qui sont les hommes et qui correspondent aux cellules de l'organisme. Cette correspondance est-elle autre chose qu'une analogie très lointaine? M. Worms l'affirme et réfute facilement, tout au moins en apparence, les objections faites par tous les adversaires de la théorie et qui sont : l'homme peut exister isolément et non la cellule; les cellules se touchent et non les individus ; ceux-ci sont conscients et libres, celles-là ne le sont pas.

Il faut reconnaître en effet que les cellules ont une vie spéciale, qu'elles ne meurent pas en même temps que l'organisme et que de plus il est difficile d'affirmer qu'elles se touchent et qu'elles n'ont pas une part, très infime il est vrai, de conscience et de liberté.

M. Worms s'efforce ensuite d'établir que les peuples, comme les être animės, ont des tissus, des organes, des systèmes organiques, des feuillets embryonnaires, et comme, en pareille matière, des exemples sont indispensables, il donne une classification organique des professions. Admettons-la comme exacte et tirons-en des conclusions.

Prenons par exemple un négociant: Il est soldat de réserve, par conséquent cellule épidermique (p. 174), mais il est marchand, donc globule sanguin (p. 201), il est aussi cellule nerveuse puisque la conscience sociale ne peut avoir d'autres éléments que les consciences individuelles (p. 213).

Ce n'est pas tout, si la Bourse est le cœur de la société (p. 205), le marchand qui,

par ses achats et ventes, est une des causes des fluctuations de ce marché sera, soit une cellule de ganglions moteurs, soit un filet nerveux communiquant à l'organe central des sensations périphériques.

S'il a fait de bonnes affaires et qu'il ait économisé, il est de ce chef devenu cellule adipeuse (p. 275). Tout en s'occupant de son commerce, il commandite une usine, autrement dit une glande (p. 164), il en fait partie, il est donc également un élément glandulaire; s'il est juge au tribunal de commerce, ou plus simplement juré, il rentre dans l'appareil rénal (p. 175). Comme soldat de réserve, nous l'avions placé dans l'épiderme, mais il fait aussi partie de l'appareil de relation considéré dans son rôle offensif (p. 175).

Portion intégrante des muscles, de l'épiderme, du système sanguin, de l'intestin, du cerveau de la société, il se trouve donc partout: les cellules sociales sont ubiquistes.

M. Worms a essayé de réfuter cette objection en disant que dans l'organisme, comme dans la société, les cellules appartiennent à plusieurs groupements. Il s'appuie sur la très grande autorité de M. E. Perrier pour déclarer qu'il existe dans l'organisme des unités segmentaires ou morphologiques, physiologiques (ce sont les organes), homoplastiques (autrement dit tissus, embryologiques, et qu'une même cellule peut faire partie de ces quatre groupements.

L'assimilation est impossible. La cellule organique, en effet, peut bien faire partie, en même temps, des quatre groupements d'unités, mais dans chaque groupement, elle est de toute nécessité localisée d'une façon très précise; elle ne saurait, par exemple, faire partie de deux segments, se trouver à la fois, par exemple, dans la tête et dans l'abdomen, dans le cerveau et dans la tunique intestinale d'un insecte, tandis que la cellule sociale peut faire en même temps partie de tous les groupements et de toutes les unités.

L'exemple du protozoaire chez qui la cellule a toutes les qualités et toutes les fonctions ne prouve absolument rien, puisque même chez lui les cellules ont subi une différenciation plus grande que les cellules sociales, car il est de toute im. possibilité qu'elles puissent être en même temps à l'extérieur et à l'intérieur du protozoaire tandis que dans la société le même homme fait partie à la fois de l'épiderme, des muscles, du sang, du cerveau, etc., comme nous l'avons vu pour le marchand.

Cette absence de différenciation des cellules sociales est d'ailleurs admise par M. Worms, puisqu'il déclare qu'elles peuvent se suppléer, se remplacer, aussi bien dans les sociétés inférieures que dans les autres (p. 335); or, la suppléance des cellules vraie pour les organismes inférieurs, cesse d'être possible à mesure que l'organisation des êtres vivants devient plus complexe.

La valeur de cette objection est très grande et c'est à notre avis pour avoir, confusément peut-être, senti toute son importance, que Spencer et Schoffle ont considéré l'eau, les éléments, les minéraux, les végétaux, les animaux, comme faisant en quelque sorte partie des sociétés, bien que chez eux cette adjonction n'ait été due qu'au désir de supprimer l'argument de non contiguité. C'est pour le même motif que M. Pioger a fait rentrer les groupements humains dans le type protozoaire et que MM. Tylor et Tarde ne voient dans les sociétés que des phénomènes de l'ordre spirituel, ceux-ci se trouvant notamment plus différenciés, sans que toutefois, en théorie tout au moins, ils le soient beaucoup.

M. Worms compare ensuite les organes et les fonctions; la tâche devient trèsdifficile dès qu'on veut procéder à une assimilation complète. Au point de vue morphologique, il est assez difficile, à notre avis, d'admettre que les contours extérieurs soient constitués par les frontières, celles-ci n'ayant aucun rapport direct avec les sociétés, ne leur étant pas adhérentes. De quel droit assimiler les

feuillets sociaux à ceux de l'embryon et d'ailleurs si ces feuillets sont constitués par les différentes races (p. 160), comment se comportera la société ethnologiquement pure?

Bien que M. Worms ait remplacé le terme d'unité segmentaire par celui d'unité topographique qui n'est pas rigoureusement synonyme, il s'en faut, il se trouve obligé d'admettre qu'en ce qui concerne ces unités, il ne saurait y avoir matière à identification, mais simplement à un ingénieux groupement (p. 162 et 163).

De même, en ce qui concerne les organes, il n'est pas une seule comparaison qui ne prête à discussion. Pourquoi les ateliers qui mettent en œuvre les matières premières ne seraient-ils pas aussi bien des ferments digestifs que des glandes; pourquoi l'appareil judiciaire est-il classé tantôt comme appareil éliminateur (p. 175), tantôt comme faisant partie de l'appareil de digestion (p. 167)? Les banquiers sont assimilés aux vaso-moteurs réglant la circulation; il y aurait peutêtre beaucoup à dire sur le rôle qui leur est attribué, il nous semble qu'ils canalisent la circulation plutôt qu'ils ne la règlent.

Le système osseux n'a rien qui lui corresponde (p. 174).

Les fonctions de reproduction peuvent s'expliquer, tout aussi bien par les lois chimiques que par celles de la biologie, et les comparaisons de Huxley valent celles des organiciens; elles sont même préférables, car la société s'accroît plutôt par juxtaposition que par segmentation. La conscience sociale est constituée par les parties réellement identiques des consciences individuelles (p. 217) prenant quelquefois corps chez un individu (p. 219). On se trouve alors en présence d'un cerveau diffus, avec localisation momentanée dans une portion de cellule. On ne peut guère voir dans cette théorie autre chose qu'une hypothèse subtilement imaginée mais démentie par nos connaissances actuelles.

Nous sommes loin d'avoir épuisé les objections que l'on peut faire à la théorie organique, il en est une encore que nous ne saurions passer sous silence et qui est basée sur de récents travaux biologiques.

La société est un agrégat de cellules sociales. Est-il bien certain que les orga nismes soient également pluricellulaires? Il y a de sérieuses raisons d'en douter. Nous ne voulons pas entrer ici dans le détail de la discussion, nous renvoyons ceux de nos lecteurs que la chose intéresserait aux articles de MM. Y. Delage et A. Labbė, parus dans la Revue scientifique des 23 mai et 19 décembre 1896. D'après ces auteurs, la cellule n'est point un organisme élémentaire, c'est un simple fait d'organisation. On a trouvé des communications non seulement entre les cellules d'un même organe, mais également entre celles de divers tissus.

L'organisme envisagé de la sorte ne serait plus qu'une cellule unique; les organiciens pourront dire que la société, composée de ces cellules, sera vraiment un organisme d'après la définition ayant actuellement cours, mais ils n'arriveront pas à démontrer l'exactitude de la théorie dont ils se réclament et à prouver l'identité des parties composantes et du composé.

On pourrait dire aussi qu'une théorie qui permet à ses disciples les conclusions les plus différentes n'est pas solidement construite, mais il n'est pas nécessaire d'aller chercher des arguments dont la légitimité pourrait n'être pas admise quand, en serrant de près la discussion, on en peut trouver de plus difficilement réfutables.

La théorie organique n'est admise sans réserves par personne, pas plus par M. Novicow (1) ou M. de Lilienfeld (2). que par M. Worms lui-même. Ce dernier écrit, en effet (p. 7 et 8) : « ...La société elle-même est analogue à l'organisme, elle

(1) Conscience et volonté sociales.

(2) Pathologie sociale, introduction, p. 15

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