Page images
PDF
EPUB

quée en doute, aujourd'hui, par plus d'un chirurgien, Delpech est moins explicite. La maladie débute-t-elle par les disques intervertébraux, ou n'est-elle qu'une extension et une conséquence de l'ostéite développée sur les surfaces contigues des corps des vertèbres. Il est assez difficile de saisir sa pensée à cet égard.

Dans le cours de l'année 1831, Delpech avait entrepris avec M. Coste une série d'études sur l'embryogénie. Avec l'instinct supérieur d'un homme qui sait choisir les vrais problèmes, s'il ne sait pas toujours les résoudre, il avait entrevu tout ce qu'un pareil sujet renfermait de fondamental. Sa pensée était celle-ci : éclairer, par la connaissance du développement normal des tissus, la genèse des éléments morbides. M. Coste avait été installé, à cet effet, dans une petite maison isolée, située dans un des faubourgs de Montpellier. Par une singulière coïncidence, le général Lamoricière, alors lieutenant, occupait la même maison, et se livrait à des recherches pratiques sur l'emploi de la gélatine comme substance alimentaire et sur son introduction dans le régime des troupes. Chaque jour, Delpech examinait les préparations et dessinait lui-même les pièces, objet de leurs communes recherches. Ce travail terminé, M. Coste se rendit à Paris pour le présenter à l'Institut. Il faut voir dans la correspondance de Delpech, avec quelle sollicitude il recommande M. Coste à la justice éclairée de ses juges, avec quelle délicatesse il s'efface pour laisser tout l'honneur de ce travail au jeune collaborateur qui, plus tard, devait parcourir seul, avec tant de succès, la voie qu'ils avaient ouverte ensemble.

L'art d'opérer, messieurs, n'est que l'une des parties de la chirurgie. Savoir s'abstenir des opérations ou les rendre inutiles, voilà surtout ce qui importe. Mais ce but que le chirurgien doit poursuivre sans relâche, il ne lui est pas toujours donné de l'atteindre, et l'opération est la dernière ressource. On peut dire que Delpech a excellé dans l'art de les pratiquer. Après l'enseignement de la parole, venait l'enseignement de l'action. Son habileté, son adresse ont plus d'une fois arraché aux spectateurs d'unanimes applaudissements.

Il ne suffit pas au chirurgien d'être habile, il faut qu'il sache attendre le moment propice; il faut qu'il soit résolu, mais non pas téméraire; il doit épier les circonstances, saisir l'à-propos, et s'aider du temps sans le devancer. Avec sa vive imagination, ses allures prime-sautières,

confiant dans la sûreté de son coup d'œil, Delpech ne fut peut-être pas en toutes circonstances suffisamment fidèle à ces principes, et il éprouva quelques revers qui ne furent pas sans retentissement. Ajoutons, pour tout dire, qu'il sut en faire l'aveu sans détours.

La réputation de Delpech s'était répandue au loin. Il faisait de fréquents voyages. Appelé en Espagne en temps de révolution, il fut arrêté un jour dans les défilés des Pyrénées par une bande de pillards. Déjà ses bagages étaient entre les mains des bandits, lorsque l'un d'eux, qu'il avait autrefois soigné gratuitement, le reconnut. Delpech fut aussitôt l'objet des attentions les plus délicates. Ses bagages lui furent rendus, et la bande tout à l'heure offensive devint une escorte de défense. Il fut accompagné jusqu'à destination et reconduit ensuite jusqu'à la frontière.

Pour suffire à son enseignement, à ses nombreuses publications, aux soins d'une vaste correspondance et aux devoirs d'une clientèle étendue, Delpech déployait une activité qui ne se ralentit pas un instant. Tous les jours levé à six heures du matin, il veillait ordinairement deux nuits par semaine. Cette constance dans l'effort n'appartient qu'aux natures élevées; le but vers lequel elles tendent recule sans cesse, et elles s'élèvent en le poursuivant.

Delpech n'avait ni cette sévérité dans les habitudes, ni cette réserve calculée, ni cette solennité dans la tenue, qui sont trop souvent le voile de la médiocrité. Il connaissait d'autres rues que celles qui conduisaient à la Faculté ou à l'hôpital; il assistait au spectacle, on le voyait à la promenade, il conduisait dans le monde sa jeune femme. Delpech était fort recherché. A peine était-il entré dans un salon qu'on faisait cercle autour de lui. Il mettait une certaine coquetterie à parler sur tous les sujets de lettres, de science, d'art, d'industrie. Ses connaissances étendues, son débit, son esprit, sa malice même, tout concourait à captiver ses auditeurs.

Passionné pour la musique, Delpech ne manquait ni un concert ni une représentation théâtrale. Il jouait du violon et chantait avec goût. Habile dans l'art de dessiner, il s'était donné un maître de peinture; dans ses moments de loisirs, il s'essayait dans le portrait. Son habileté de main était extrême et s'étendait à tout. Un jour que madame Delpech devait aller au bal, le coiffeur tardant à venir, il s'offrit à le

remplacer; jamais madame Delpech ne fut coiffée avec plus de grâce. Tout était pour Delpech occasion d'études. Ayant été appelé à Cette pour donner des soins à un marin blessé par un requin, il voulut voir l'animal qui avait été pris, l'ouvrit et en dessina l'anatomie. Un jour il fut acosté dans les rues de Montpellier par un petit mendiant. Le malheureux enfant n'avait pas de nez. « Je n'ai pas ma bourse, lui dit Delpech, je ne puis rien te donner, mais si tu veux venir avec moi je te ferai un nez. » Il l'opéra en effet avec un plein succès. Ce fut sa première opération de rhinoplastie.

Quelques-uns des contemporains de Delpech ont insinué qu'il n'avait pas toujours su résister à cette ardeur d'amasser qui n'est pas rare chez les chirurgiens. Il importe, messieurs, de rétablir ici la vérité et de mettre en lumière un des plus beaux côtés de son caractère. S'il s'est plaint quelquefois de l'ingratitude de ceux qui oubliaient le service rendu, et s'il n'a jamais dissimulé aux riches qu'ils devaient libéralement reconnaître ses soins, le plaisir d'être utile fut toujours la plus grande satisfaction de sa belle âme. Delpech avait la fortune en main; il s'est toujours montré insensible à ses faveurs. De tout ce que son art lui avait rapporté, Delpech n'a rien laissé, et il n'a légué à ses enfants d'autre fortune que son nom.

Quand Delpech devait faire à des indigents des opérations délicates qui exigeaient une surveillance de tous les instants, il les faisait transporter dans sa propre maison. Des malades qu'une amputation avait privés de leur état et réduits à la misère ont été soutenus par lui. Plus d'un secret de ce genre n'a été divulgué qu'après sa mort.

Lorsque Delpech était appelé dans les villes voisines de Montpellier, les gens du pays s'informaient de l'itinéraire qu'il devait suivre. A cette époque, les communications étaient moins faciles et moins rapides qu'aujourd'hui. A son retour il trouvait sur sa route des paysans qui l'entraînaient dans les localités voisines. Ces excursions rendaient ses voyages interminables, et il laissait souvent entre les mains des pauvres malades à peu près tout ce qu'il avait reçu.

Il y avait à Montpellier un jeune étudiant issu d'une riche famille grecque. La guerre de l'indépendance lui fit tout perdre, sa famille et sa fortune. Delpech le prit chez lui, le fit asseoir à sa table, pourvut à

ses besoins, fit les frais de ses études et le plaça plus tard comme médecin dans une ville voisine de Montpellier.

Si j'avais, lui dit un jour un garçon jardinier qu'il regardait travailler, si j'avais mille écus, je pourrais m'établir et gagner ma vie. Delpech le quitte un instant et revient avec la somme. Les voilà, lui dit-il, tu me les rendras quand tu pourras. L'ouvrier est devenu un riche propriétaire.

Delpech avait organisé, à grands frais, une maison de santé pour le traitement des difformités. Ce qui conduit souvent à la richesse, n'a jamais été pour lui qu'une source de dépenses. Le côté industriel de l'art répugnait à sa nature d'artiste. Sans cesse il faisait construire de nouveaux appareils. Tous les perfectionnements que lui suggérait son esprit ingénieux étaient aussitôt exécutés que conçus. Lorsqu'il mourut, sa veuve dut vendre ses diamants pour payer les dettes de son mari.

L'année même de sa mort, en janvier 1832, Delpech s'embarquait en compagnie de M. Coste et du jeune comte des Fourneaux pour aller en Angleterre et en Écosse étudier le fléau qui menaçait la France. N'estce pas un beau spectacle que de voir un homme arrivé à la célébrité, presque à l'âge du repos, céder à l'impulsion de sa généreuse nature, s'arracher à ses affaires, à sa famille, et courir au-devant d'une épidémie meurtrière! Ce voyage ne fut pour Delpech qu'une source d'amertumes. De retour à Paris, il publia la relation de ses études sur le choléra, et fut nommé membre d'une commission présidée par le Préfet de police, et dont faisait aussi partie Dupuytren. Convaincu de la nature contagieuse du mal, Delpech exposa ce qu'il regardait comme la vérité avec cette énergie courageuse qu'il apportait en toutes choses. On le blâma de sa franchise, on s'éleva avec une grande vivacité contre les mesures préservatrices qu'il proposait; peu s'en fallut qu'il ne fût taxé de mauvais citoyen.

Dans le cours de l'année 1815, Delpech avait été nommé membre correspondant de l'Académie des sciences Il entra à l'Académie de médecine, l'année même de la fondation, en qualité d'associé ordinaire non-résident. Sa nomination fut confirmée par ordonnance royale en date du 27 décembre 1820. Deux ans plus tard, les associés non

résidents prirent le nom de correspondants. C'est à ce titre que Delpech a appartenu à l'Académie jusqu'à sa mort.

En 1820, Delpech avait épousé mademoiselle de Berre, jeune personne pleine de grâces et de qualités aimables, issue d'une ancienne famille de Narbonne. Quatre enfants sont nés de ce mariage. Celui d'entre eux que ses goûts, ses aptitudes remarquables, et déjà de premiers succès semblaient appeler à continuer dans la science l'illustration paternelle, succombait en 1857, à peine âgé de trente ans. Engagés dans des carrières diverses, les trois autres fils de Delpech soutiennent dignement l'honneur de leur nom.

Delpech était de taille moyenne et d'apparence délicate; mais ce corps débile résistait à tout. Sa figure n'avait rien de remarquable, si ce n'est l'éclat des yeux et le jeu de la bouche, ce qui donnait à sa physionomie une grande mobilité et quelque chose de fin. Delpech était adoré dans sa famille. Il suivait avec la plus grande sollicitude l'éducation de ses enfants. Le soir, il faisait la lecture à haute voix, choisissant tantôt des morceaux de poésie, tantôt des fragments tirés de nos meilleurs moralistes. Comme par une sorte de retour aux impressions de ses premières années, Delpech aimait surtout à les conduire dans les grands établissements industriels de Montpellier. Ce n'était pas seulement pour les distraire par la variété du spectacle; il sentait que démonstration des objets qui se voient et se touchent est celle qui convient le mieux à l'enfance.

la

Delpech avait cinquante-cinq ans. Il avait déjà beaucoup donné. Muri par l'expérience, il promettait plus encore, lorsqu'il fut arrêté par un de ces coups du sort qui défient toutes les prévisions.

Dans l'après-midi du 29 octobre 1832, assis dans une voiture ouverte, ayant près de lui son domestique, il se rendait, suivant sa coutume, à l'établissement orthopédique qu'il avait fondé. Derrière la fenêtre d'une maison devant laquelle Delpech doit passer, attentif au mouvement de la rue, un homme était caché. I voit venir la voiture, saisit un fusil, descend rapidement l'escalier et se place sur la porte de la maison. Delpech l'aperçoit, le reconnaît et fait signe d'arrêter. Aussitôt part un coup de feu. Delpech s'affaisse sans pousser un cri. Le meurtrier craint d'avoir manqué sa victime, un second coup retentit. L'infortuné domes

« PreviousContinue »