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En effet, par un phénomène singulier mais universel, dans notre langue comme dans toutes les autres, la poésie précéda la prose. En Grèce, Homère, quel qu'il ait été, individu ou groupe littéraire, vécut au moins 400 ans avant Hérodote. De même, l'Homère inconnu, ou tout au moins incertain, de la Chanson de Roland, et nombre de troubadours et de trouvères, avaient paru avant Villehardouin, notre Hérodote français.

Toutefois, on peut faire remonter les premiers essais de la prose romance ou romane jusqu'à Charlemagne, comme le prouve un fragment de glossaire découvert dans la bibliothèque de Reichenau en 1863, ainsi qu'une lettre présentée par des moines au grand empereur vers 783, et citée par dom Mabillon. Ce fut surtout l'Église qui contribua à mettre en honneur la langue nouvelle et à la répandre. Les Conciles de Reims et de Tours, célébrés en 813, prescrivent aux évêques, celui-là d'instruire les peuples dans leur langue vulgaire, celui-ci de traduire en idiome rustique ou theŋtisque les écrits des Pères. Ainsi fit également le concile d'Arles, tenu en 851. Le latin se trouva dès lors relégué dans les écoles. Le nouvel idiome était assez solidement établi désormais pour servir aux négociations diplomatiques et aux actes les plus solennels de la vie publique, comme le prouvent ces deux fameux Serments de Strasbourg, prononcés en 842, l'un par Louis le Germanique jurant fidélité à Charles le Chauve, l'autre par l'armée franque, sanctionnant le premier.

A ces primitifs bégaiements de notre langue et aux autres rares débris qui nous en sont parvenus, vient se joindre un fragment dit de Valenciennes, lambeau de sermon découvert sur la garde d'un manuscrit et à grand' peine déchiffré, et qui, par son mélange de latin et de roman, nous est un curieux témoin de la façon dont s'opéra la transition de l'un à l'autre idiome.

On sait comment la vogue croissante de nos vieux poètes et conteurs, aidée des expéditions guerrières, répandit notre langue en Europe et jusqu'en Orient. Les princes normands la portèrent en Italie, en Calabre et en Sicile (c'est en français que le célèbre voyageur Marco Polo écrira la relation de ses lointaines excursions

dans l'extrême Asie). Guillaume le Conquérant emporte avec lui notre jeune idiome en Angleterre, où il devient la langue de la cour, à ce point que les nobles anglo-normands envoient leurs fils en France pour s'y former tant au métier des armes qu'à la langue romane, beaucoup plus douce et polie que leur rude et barbare dialecte. L'Angleterre eut aussi ses trouvères français, rivaux des nôtres. Il n'est pas jusqu'à la vieille devise française restée inscrite sur le blason national anglais, qui ne soit un témoignage toujours subsistant de l'ancienne prédominance officielle de notre langue dans un pays si jaloux de son autonomie en toute chose.

A la suite des Croisés, la langue romane pénétra en Orient, si bien qu'on parlait français en Grèce et dans le « duché d'Athènes », tout aussi bien qu'à Paris. Il en fut de même d'une partie de l'Espagne jusqu'au XIVe siècle.

Quoi qu'il en soit des premiers essais écrits de notre prose nationale, la chronique de Villehardouin n'en doit pas moins être regardée comme le plus considérable. Elle commence cette série de Mémoires, qui constitue une part si originale et si riche des lettres françaises.

Né en Champagne', comme Joinville, qu'il précéda de près d'un siècle; comme lui aussi, plus habile à manier l'épée que la plume; comme lui encore, il raconte ce qu'il a vu et ce qu'il a fait. << Avant de bien dire, ils avaient l'un et l'autre commencé par bien faire voilà pourquoi leurs coups d'essai furent des coups de maîtres; là est la source de leurs inspirations, la cause de la vie qui anime leurs récits. » Le plus vieux des deux, sans modèle qu'il pût imiter, Villehardouin fut amené comme par hasard à entreprendre de raconter les grands événements auxquels il fut mêlé, et tout d'abord son ambassade à Venise, où il fut envoyé par Thibault III, comte de Champagne, pour négocier le passage des Croisés sur les vaisseaux de la puissante république. Puis vient l'émouvante narra

La généalogie de Villehardouin est incertaine. On conjecture qu'il naquit de 1150 à 1160, près de Troyes, dans le château seigneurial du village qui porte encore son nom. Il mourut en Thessalie vers 1213.

tion de la quatrième croisade, prêchée en 1198 par Foulques de Neuilly, ou plutôt de cette grande et merveilleuse aventure qui, détournant les Croisés du chemin de Jérusalem, les conduisit à conquérir Constantinople et à y fonder un empire français, inaugurant dès lors cette éternelle question d'Orient, question surtout française, dont nous attendons la solution depuis sept à huit siècles, et préludant au grand dessein que devaient se transmettre l'un à l'autre nos rois, depuis Charles VIII et François Ier jusqu'à Henri IV et Louis XIV, qui songèrent sérieusement tous deux à se croiser pour refouler les Turcs en Asie '.

Authentique et véridique relation de cette étonnante épopée, écrite par un témoin oculaire, et, qui mieux est, un acteur, la chronique de Villehardouin resta longtemps inédite. Ce ne fut qu'en 1573 qu'elle fut publiée par un ambassadeur vénitien.

Le style de notre vieil annaliste a la fermeté de son âme guerrière. Sobre et concis, il participe de la raideur d'une langue encore mal formée, semblable à la pesante armure de fer du chevalier, qui enlevait à ses membres de leur souplesse et de leur aisance. Dans ce rude homme de guerre, écrivain par aventure, qui semble écrire ou plutôt buriner avec la pointe de son épée, il y a une originalité, une simplicité, une grandeur épiques, l'imagination naïve et forte et la sincérité d'un homme d'action. C'est comme un écho des Chansons de geste, une autre Chanson de Roland, moins le rhythme et la fiction. C'est déjà, par l'esprit et le génie, une composition vraiment française. Entre ce vieux langage, à la fois naïf et si viril, et la chevaleresque épopée qu'il raconte, existe une harmonie qui donne au lecteur l'illusion de ces temps héroïques, si différents des nôtres qu'ils nous en paraissent fabuleux.

Pour la chronique de Villehardouin, M. Natalis de Wailly a procédé avec la même méthode que pour celle de Joinville: collation des divers textes connus; traduction page par page de l'original restauré, en conservant autant que possible la franche et naïve physionomie de celui-ci ; éclaircissements historiques et archéologiques;

1 Voir sur ce sujet un très-curieux article de M. Drapeyron, dans la Revue des Deux Mondes, du 1" novembre 1876.

enfin, grammaire et glossaire de la langue du XIIIe siècle. Une curieuse carte du jeune et savant géographe du moyen âge, M. Auguste Longnon, vient compléter ces différents éléments d'instruction.

Quant à l'illustration du texte, après une belle chromolithographie figurant en frontispice la célèbre basilique de Saint-Marc, viennent de nombreuses gravures, lettres ornées, fleurons, en-tête, culs-de-lampe, figures d'armes et de costumes, toutes scrupu

leusement copiées d'après les manuscrits du temps.

Cette belle édition, comme ses similaires sorties de la même librairie, présente, on le voit, toutes les qualités de nature à la faire rechercher de l'érudit en même temps que du bibliophile.

Une réflexion en terminant.

Parmi les nombreuses sottises soi-disant historiques, qui, inventées par la mauvaise foi et répétées par l'ignorance, sont insensiblement passées à l'état d'axiomes, il en est peu d'aussi répandues que la prétendue ignorance systématique de la noblesse au moyen âge. Or, ainsi qu'en faisait récemment ici même la remarque notre éminent collaborateur M. E. de la Gournerie, il se trouve que nos plus anciens chroniqueurs, Villehardouin, Henri de Valenciennes, Joinville, sans parler des autres, étaient gentilshommes. La noblesse prit également une part des plus brillantes au mouvement poétique d'alors. C'est par des nobles que furent composées nos plus anciennes épopées chevaleresques. Bertram de Born, Guillaume d'Aquitaine, Bernard de Ventadour, comptent au premier rang des troubadours provençaux. René d'Anjou cumula les talents de savant, de poète et de peintre. M. Léopold Delisle a démontré que les barons féodaux des XII, XIIIe et XIVe siècles étaient pour le moins à la hauteur de l'instruction générale de leur temps. Trois professeurs étaient d'ordinaire chargés de l'éducation des enfants de noble maison, l'un préposé à l'enseignement de la religion, un autre à celui de la grammaire, c'est-à-dire de l'ensemble des connaissances d'alors; le troisième apprenant à leurs communs élèves la conduite à tenir envers les grands et les petits.

L'étude du droit était fort en honneur chez les gentilshommes du centre et du nord de la France; beaucoup s'intitulaient chevaliers et licenciés ès-lois. En l'an 1337, en plein siècle de fer, l'université d'Orléans comptait parmi ses élèves les enfants des plus grandes familles de l'époque.

Et ces fameuses chartes, que certains nobles auraient déclaré ne pouvoir ni ne savoir signer, vu leur qualité de gentilshommes ? · Ces chartes n'ont jamais existé que dans l'imagination des écrivains fantaisistes qui les ont inventées. Les croix et sceaux apposés sur les actes n'avaient d'autre but que de les authentiquer, ainsi que le démontre l'étude de la diplomatique; ils ne sont en aucune façon la preuve de l'ignorance des contractants, mais bien plutôt de celle des écrivains qui leur attribuent gratuitement cette signification. Les plus anciennes signatures, même royales, ne remontent pas au delà de Charles V.

Ainsi en est-il encore de l'abétissement systématique du peuple par le clergé, autre sottise, autre calomnie qui court les livres et les journaux d'une certaine école acharnée à dénigrer le passé. Comme s'il n'était pas péremptoirement démontré que le clergé, tant séculier que régulier, a été au moyen âge le principal et tout d'abord l'unique éducateur du peuple, le sauveur des lettres et des arts! Des études récentes et consciencieuses, entreprises sans parti pris, ont au contraire démontré que l'instruction était alors beaucoup plus répandue que nous ne nous l'imaginions naguère. Monastères et presbytères étaient autant de foyers d'instruction. Chaque prêtre, chaque moine, était un précepteur, un instituteur, et cela par devoir de conscience, par obéissance aux formelles injonctions des papes et des conciles. Aussi, à cette époque « d'obscurantisme et de ténèbres», la France compta jusqu'à soixante mille écoles, primaires ou secondaires, urbaines ou rurales, c'est-à-dire plus que n'en compte notre France contemporaine, si dédaigneuse du passé, si fière des progrès de son instruction populaire. Dans ses curieuses Re

1 V. un article de M. Ch. Louandre, dans un recueil peu suspect, la Revue des Deux Mondes, n° du 15 janvier 1877.

M. Siméon Luce a également démontré, dans sa savante Histoire de du Guesclin, que la France devait être, au XIII' siècle, aussi peuplée qu'elle l'est actuellement.

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