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Nous venons de montrer que le fief de Créheren existait avant que son nom ne fût apparu dans les chartes parvenues jusqu'à nous. Ce qui établit son ancienneté d'ailleurs, c'est qu'il était le chef-lieu de la grande dimerie de Plouvara on sait que la dimerie était la plus ancienne des divisions paroissiales.

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Outre ses prérogatives d'église, Créheren avait un autre signe de supériorité dans les redevances qui lui étaient payées par toute la noblesse de la paroisse, à commencer par les Le Cardinal de Kernier'. Il avait, bien entendu, haute, moyenne et basse justice; justice très-étendue, puisqu'elle connaissait même des crimes de lèze-majesté, de sortiléges et autres, requérant punition par le feu.» Elle ne relevait que de « la justice souveraine de Goëllo », laquelle devint ducale, puis royale. Elle avait son auditoire et ses pots patibulaires, non au bourg, mais à Saignaux. Cet état de choses n'existait vraisemblablement que depuis 1428, comme nous allons le voir. Continuons de suivre ce fief de Créheren, dont nous croyons avoir établi la suprématie dans cette partie du Goëllo.

Le fils du sénéchal se nommait Guillaume, comme son père. Il' assistait comme témoin à une aumône faite par Constance de Pontchâteau à l'abbaye de Blanche-Couronne, en 12362. Les Le Borgne tinrent Créheren jusque dans la seconde moitié du XIVe siècle, où une héritière de cette branche, Marguerite, épousa Geoffroy de La Lande, amiral de Bretagne 3.

Les autres familles possédant des terres sous Créheren, aux XIV et XV' siècles, étaient les Botterel de La Ville-Geffroy, les Le Vicomte de Keruzannou, les Collet de La Ville-Solon, les Gallois de Seigneaux, les Du Bourblanc de Beaurepaire, les Lestic de Kergario, les Faront de Kerniou, les Uzille, etc.

2 Act. de Bret., 1, 902.

Cette famille est ancienne en Bretagne. Un La Lande figure dans la fondation de la Madeleine du Pont de Dinan; un autre dans une charte de Rillé, en 1163; un Maurice de La Lande scelle une pièce des Montrelais, au XIII' siècle; Guillaume de La Lande, chevalier, servait en France pour le roi, avec deux écuyers, en 1202. Les charles de Beauport nous montrent Geoffroy de La Lande contractant un emprunt avec cette abbaye, en 1261; entin, Guillaume de La Lande, écuyer du duc, parait à ce titre au traité de Guérande, en 1265. (Act. de Bret., I, 651, 827, 1177, 1598; - Anc. Ev., IV, 161.)

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Ce dernier était très-attaché aux Penthièvre, dont il partagea la mauvaise fortune. Créheren fut confisqué en 1420, et donné au fils de Pierre Eder, « Maistre d'Etat » et gouverneur des enfants du duc Jean V'. Pierre, qui avait partagé la captivité du duc, fut un homme très-distingué; il rendit à son maître de grands services, surtout dans la diplomatie. Son fils Guillaume se signala dans les armes et fut tué au siége de Saint-James de Beuvron. Il avait épousé Marguerite de La Lande au moment où cette dernière famille, rentrée en grâce, allait réclamer son bien.

Créheren ainsi reconstitué ne dura pas longtemps dans son intégrité aux mains des Eder, qui n'y habitaient pas. Dès 1428, ils prirent avec Jean V un arrangement qui permit à celui-ci de créer, au bourg de Plouvara, un regaire en faveur du chapitre de SaintPierre de Vannes : c'était, croit-on, un des vœux faits par le duc dans sa prison. Le regaire, emportant la haute justice, obligea sans doute Créheren à déplacer la sienne et à l'établir à Saignaux, entre ses deux domaines de Plouvara et de Plouagat2.

Ce dernier fut vendu en 1481, par Jehan, fils de Guillaume Eder, à Françoise d'Amboise, et donné par celle-ci aux religieuses de Nazareth, près de Nantes. Cette seigneurie était considérable, puisque très-anciennement les seigneurs de Perrien en étaient sergents féodés; nous en avons trouvé la preuve aux vieilles liasses de la cour de Châtelaudren 3.

Ainsi réduit, Créheren fut, à la fin du XVe siècle, porté en mariage, par Perrine Eder, à Jacques de La Houssaye. L'héri

1 Nous avons parlé des Eder, (T. II, 284 et suiv.) Pour le surplus, nous ne pouvons que renvoyer au travail étendu de l'érudit Bizeul (de Blain), publié dans la Biographie bretonne de M. Levot, I, 667 et suiv. Nous rectifierons toutefois une erreur que nous avons partagée, et qui, sur la foi de Chérin (Généalogie manuscrite des Quelen), nous avait laissé croire que Guillaume, le premier des Eder qui porta le titre de seigneur de Créheren, était père de Pierre, tandis qu'il était son fils. (Act. de Bret., II, 1130.)

2 Nous signalerons, en passant, de fines sculptures aux panneaux de la porte de cette église, et le beau panorama dont on jouit près de la fontaine Saint-Eutrope. 3 Archives de Ruveret.

tière de ceux-ci épousa Raoul Hingant, seigneur du Hac, en 1525. Leur fille s'allia à un Tournemine, qui vendit Créheren à René Marec, seigneur de Montbarot. Le vieux fief passa encore dans plusieurs mains avant de venir aux Rohan, qui l'achetèrent en 1643.

Un aveu de Louis VII de Rohan, duc de Montbazon, montre qu'à cette époque il restait à peine quelques traces du vieux château, près duquel subsistaient cependant les très-anciennes chapelles de la Madeleine et de « Monsieur saint Anthoine». Déjà depuis longtemps l'auditoire avait croulé, les quatre patibulaires armoriés étaient étendus sur le sol; la haute justice de Créheren n'était plus qu'un souvenir. L'absentéisme avait tout ravagé 2.

Mais tandis que la branche aînée des Le Borgne et son fief disparaissaient de la sorte, une branche cadette s'alliait à une famille jusque là peu connue, et qui allait, par son travail et son honorabilité, se placer à la tête de la noblesse de ce pays. Vers 1464, Marguerite Le Borgne avait épousé Guillaume Le Cardinal. Tout semble indiquer que ce fut vers cette époque, entre les guerres du XIV et celles du XVIe siècle, que Kernier prit de l'importance, surtout par un grand établissement métallurgique.

En devenant riches, les Le Cardinal réunirent ce qu'ils purent des épaves du vieux Créheren, et se posèrent comme les représentants des anciens Le Borgne et Le Chien. Ils traitèrent avec Beauport pour les fiefs que nous avons vus passer, au commencement du XIIIe siècle, du comte Alain à l'abbaye, et de celle-ci aux Le Borgne. Ils revendiquèrent alors la haute justice, dont ils établirent les piliers sur la colline, non loin de leurs forges. Ce fut au

Les vestiges s'en voient encore, à l'entrée du bois de Créheren, derrière l'habitation moderne de La Madeleine. La tradition y place un couvent de moines rouges. Etait-ce donc des hospitaliers qui desservaient l'établissement charitable fondé par les premiers propriétaires de Créheren à la porte de leur demeure? Ceci a-t-il quelque rapport avec les hospitaliers de Ronchevau, dont parle le testament de Guillaume Le Borgne?...

2 Ajoutons en deux mots que, en 1787, le baron d'Avaugour fit vendre Créheren; il fut acheté par un Beauvoir, et repris en retrait lignager par les La Lande de Calan, descendants de Geoffroy de La Lande.

contraire dans la vallée, tout près de l'étang du Moulin-aux-Chiens, qu'ils bâtirent leur château '.

Cette seigneurie de Kernier a cela de particulier que, presque seule en Bretagne, elle ne s'est pas formée par les armes. Elle est née et s'est développée par l'agriculture, par l'industrie, par le travail opiniâtre de plusieurs générations. Pendant que les propriétaires de Créheren s'en allaient gaspillant leurs revenus à la cour ou ailleurs, ceux de Kernier grandissaient en autorité et en considération au milieu de la population qu'ils faisaient vivre.

Aujourd'hui encore, tout le monde dans la contrée prononce avec respect le nom des seigneurs de Kernier, et nul ne se souvient de ceux de Créheren.

Nous terminerons ce court historique de Plouvara par un épisode qui porte aussi son enseignement. Cette paroisse avait eu beaucoup à souffrir de ses prêtres constitutionnels, pendant la Révolution. Voici ce qui arriva au dernier d'entre eux. C'était, si nous ne nous trompons, au milieu de l'année 1796. Vers midi, trois chouans traversèrent le bourg, le fusil sur l'épaule. Ils se rendirent droit au presbytère et demandèrent le curé jureur. Celui-ci se présente : ils lui reprochent de les avoir dénoncés et le somment de les suivre, malgré les prières et les cris de sa femme. Ils le conduisent sur le cimetière, au milieu du bourg, et lui annoncent qu'il va mourir. Le malheureux demande trois quarts d'heure pour se réconcilier avec Dieu. Ils lui donnent une heure, montre en main; puis trois coups de feu annoncent que le malheureux apostat a cessé de vivre. Après quoi, les trois chouans se retirent, sans que nul ne songe à les inquiéter.

J. GESLIN DE Bourgogne.

1 On en voit encore les derniers débris, style Médicis, près de l'ancienne route de Plouvara à Bocqueho.

POÉSIE

LA CHANSON DE FÊTE DES PETITS PATRES*

Mes enfants, la chanson que vous allez entendre
Fut composée en votre honneur;

Vous aurez le secret, si vous voulez l'apprendre,
De la sagesse et du bonheur.

Il faut offrir son cœur au bon Dieu, dans sa couche,
En s'éveillant avec le jour;

Et dire en se signant, d'esprit comme de bouche,
Pleins de foi, d'espoir et d'amour :

Je vous donne mon corps et mon âme et ma vie,
Seigneur! faites-moi devenir

Un brave homme de bien; ou daignez, je vous prie,
Me faire avant l'heure mourir.

* Cette pièce est traduite du Barzaz-Breiz, pp. 438-441 de la 7 édition. • Comme l'âge mûr et la jeunesse, dit M. de la Villemarqué, l'enfance a sa fête en Basse-Bretagne; elle se célèbre principalement dans les montagnes, à la fin de l'automne, et se nomme la Fête des petits Pátres.

Les parents amènent leurs enfants des deux sexes, de neuf à douze ans, au lieu du rendez-vous, qui est, en général, la lande la plus vaste de la paroisse, celle où les petits pâtres mènent d'ordinaire leurs troupeaux. Chacun porte avec soi du beurre, des vases de lait, des fruits, des crêpes, des gâteaux, tout ce qui peut flatter davantage le goût des enfants; on étend une nappe blanche sur la bruyère, et on leur sert une belle collation. A la fin du repas, quelque vieillard leur chante une chanson morale que j'ai entendu attribuer à saint Hervé, patron des bergers et des chanteurs bretons, mais qui a été sans doute bien remaniée, rajeunie et allongée depuis son temps. Ensuite, les enfants dansent jusqu'au coucher du soleil sous les yeux de leurs parents, avec lesquels ils reviennent alors en répétant eux-mêmes un autre chant intitulé Hollaika ou l'Appel des Pâtres........ •

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