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à la mémoire de deux braves quartiers-maîtres qui périrent dans ce quatrième combat. L'un d'eux, le citoyen Mahé, Nantais, reçoit un biscaïen qui, après lui avoir traversé le corps, va lui casser le bras gauche; il conserve assez de force et de sang-froid pour venir du gaillard d'avant m'annoncer que, n'ayant pas dix minutes à vivre, il croit sa présence inutile sur le pont, il encourage les canonniers du gaillard d'arrière, et à peine est-il parvenu au poste du chirurgien qu'il expire.

» L'autre, le citoyen Brademer, s'était montré dans les endroits les plus périlleux pendant tout le combat. Une occasion se présente de tirer parti de son ardeur; on l'envoie avec un autre homme pousser un bout-dehors de misaine, au moment où la frégate anglaise reçoit la bordée qui décide de son sort. Ce dernier est tué, il tombe à la mer et y entraîne Brademer, qui, croyant que la Loire lance sur lui avec dessein de le sauver, s'écrie: Poursuivez cet Anglais, ne songez plus à moi!... Bientôt ses forces l'abandonnent, il disparaît sous les flots 1. >>>

A neuf heures on reconnut que c'étaient le vaisseau rasé l'ANSON et la corvette le KANGUROO 2. Tout espoir de leur échapper eût été vain, et il ne restait d'autre parti que de combattre pour l'honneur du pavillon. A neuf heures et demie, le vaisseau était à demi-portée de canon de la Loire, et il continuait sa route sous toutes voiles pour s'en approcher davantage.

1 Extrait de la réponse du capitaine de frégate Segond, à la dénonciation insérée contre lui dans le Recueil des Trails héroïques de l'an VII, suivie de quelques éclaircissements sur sa conduite à bord de la Loire. Arch. du Minist. de la Marine.

2 Vaisseau rasé ou frégaté, c'est-à-dire un vaisseau de ligne auquel avait été supprimée la première batterie et les gaillards, en ne lui conservant que 30 canons de 36, ou mieux 24 à la première batterie. Ce fut le célèbre ingénieur-constructeur Sané, qui conçut l'idée de tirer ainsi parti de quelques vieux vaisseaux, dans la pénurie où se trouvait la marine après la catastrophe de Toulon. Les Anglais ne tardèrent pas à suivre cet exemple.

L'ANSON portait 46 canons; 26 de 24, 2 de 12, 18 caronades de 42. La Loire en avait 44, mais d'un calibre bien inférieur.

Dans le dossier de la Loire, Arch. du Minist. de la Marine, cette corvette, amée de 20 canons de fort calibre, est nommée le KERANGUROO.

Lorsqu'il fut à portée de fusil environ, le capitaine Segond lança la Loire comme s'il eût voulu aborder le vaisseau par l'avant, et en même temps il lui envoya une volée d'enfilade. L'ANSON ayant masqué une partie de ses voiles pour éviter l'abordage, cette manœuvre donna à la Loire l'avantage de lui envoyer encore deux autres volées. Mais bientôt l'ANSON remit le vent dans ses voiles et vint engager la Loire à portée de pistolet par le travers, au vent, pendant que le KANGUROO la combattait en poupe. Le combat dura une heure dans celte position, et l'équipage de la Loire, quoique épuisé par les quatre combats précédents, y déploya une bravoure au dessus de tout éloge. Déjà le grand mât et le mât d'artimon de la frégate étaient tombés; le mât de misaine, criblé de boulets, se balançait comme un arbre auquel la cognée va porter le dernier coup. Le capitaine de l'ANSON, hélant celui de la Loire, lui crie de se rendre, en ajoutant qu'il avait assez fait pour sa gloire. Le capitaine français répond par des coups de canon, et le vaisseau ne pointe plus qu'à couler bas.

Empruntons encore à Léon Guérin un émouvant détail sur les derniers moments de la lutte suprême soutenue par la noble frégate nantaise1:

« C'est alors qu'un officier des troupes d'embarquement, qui d'ailleurs s'était bravement comporté, se jette sur Segond, le sabre à la main, lui crie d'amener ou qu'il est mort, et que Segond, lui plaçant la bouche d'un pistolet sur la poitrine, lui dit avec sangfroid: «Retourne à ton poste ou je te tue ». L'officier obéit. Segond, plutôt que de se rendre, a résolu d'en finir par un de ces actes héroïques dont la postérité garde l'éternel souvenir; il se fait donner par un artilleur un bout de mèche allumée, et, la tenant cachée dans sa main qu'elle brûle profondément sans que son visage. trahisse sa souffrance, il descend à la sainte-barbe et se dispose à mettre le feu aux poudres, quand un des siens l'arrête, en lui disant que c'est inutile de se faire sauter, car la Loire a six pieds d'eau dans la cale et tout à l'heure va sombrer. Segond, satisfait,

Histoire maritime de France, T. VI, p. 140.

pourvu que sa frégate ne soit point un trophée pour l'ennemi, consent enfin à se laisser sauver, lui et les braves qu'il avait à bord. »

Tel fut le suprême et dernier effort de cette magnifique série de cinq combats successifs et meurtriers, soutenus au prix du sang de cent neuf hommes tués ou blessés. La majeure partie des pièces gisaient démontées dans la batterie, le reste était hors d'état de tirer. L'engagement avait duré cinq quarts d'heure; 277 hommes de l'équipage, et 316 hommes de troupes et employés militaires, principalement de la 81° demi-brigade, devenaient prisonniers de guerre1.

Vainqueurs et vaincus avaient noblement accompli leur devoir. De pareilles défaites valent un succès. Il n'y eut pas un homme à bord de la frégate nantaise qui ne se montrât à la hauteur de l'intrépidité du commandant, admirablement secondé par ses officiers, parmi lesquels, ne pouvant les citer tous, nous nommerons seulement MM. Mattet et Drouault 2.

Segond, ainsi que son état-major, passa sur l'ANSON, dont le capitaine Charles Durrham, l'accueillit avec tous les égards dus au vaillant adversaire dont il venait de triompher. Il ne recouvra sa liberté qu'en 1800. Traduit devant un conseil de guerre, il fut honorablement acquitté. Il se plaignit alors, non sans raison, de ce qu'aucune récompense n'eût été accordée à l'équipage de la Loire. Cette conduite lui attira, dit son biographe, la disgrâce du ministre de la marine, qui ne le nomma capitaine de vaisseau qu'en 1803.

Bien que la biographie du capitaine Segond soit en dehors de notre cadre, nous croyons cependant pouvoir donner quelques détails inédits, qui expliquent le véritable motif de la conduite du ministre à son égard.

1 Arch. du Ministère de la Marine, dossier de la Loire.

2 Malgré nos demandes réitérées, nous n'avons pu nous procurer les noms des membres de l'état-major de la Loire, ni retrouver le rôle d'équipage. M. Drouault est vraisemblablement le même que le capitaine de frégate Drouault, commandant l'Amazone en 1811, et la Galathée en 1823.

Il résulte des pièces mêmes de son dossier que, s'il se fit connaître avantageusement par les combats de la frégate la Loire, << avant et depuis cette époque, on avait remarqué des disparates dans ses discours et sa conduite, et on croyait assez généralement que sa raison était altérée. Rapport à l'empereur, août 1806. » En 1805, le contre-amiral Bouet-Willaumez se plaignait de lui depuis longtemps, et lui prescrivit de garder les arrêts à son bord. Une mesure aussi grave, employée vis-à-vis d'un capitaine de vaisseau commandant, détermina le ministre à demander des renseignements précis à l'amiral Ganteaume, dans l'escadre duquel servait Segond.

L'amiral fit une réponse des plus défavorables. Il reproche « une mauvaise tenue, de l'insubordination, une extrême insolence, et l'insouciance la plus coupable sur ses devoirs du bord, dont il s'est absenté des mois entiers. » Il termine en disant « que le capitaine Segond joint à tous ses défauts une maladie qui le prive souvent de toute raison, et qu'il ne doit inspirer aucune confiance; qu'enfin il faut le réformer promptement avec une pension alimentaire. >>

Les troisième et cinquième combats de la Loire ont été peints par M. Crépin et gravés. Les premier et quatrième ont été dessinés par un de nos amiraux les plus distingués. Nous recommandons aux amateurs d'estampes nantaises ces gravures, que nous ne connaissons pas et qui figureraient assurément avec honneur dans nos collections. Notre musée de peinture, si riche et l'un des premiers de province, est d'une pauvreté rare et vraiment déplorable en ce qui touche l'histoire locale.

«

M. Jal, le savant historiographe de la marine, raconte, dans les Scènes de la vie maritime, une anecdote relative au capitaine Segond. Napoléon, voyant un jour les gravures qui représentent les combats de la Loire, demanda au ministre Decrès: Qui a soutenu ces combats?-Sire, un fou, qui déclame contre Votre Majesté; il y a, si vous voulez bien le permettre, une place pour lui à Charen

Arch. du Minist. de la Marine. Dossier du cap. Segond.

ton!... Non, Decrès, laissez-le mourir honorablement; ceci est magnifique. Plût à Dieu que j'eusse beaucoup de fous comme celui-là dans ma marine! »

Cette magnifique et brillante épopée navale, où le froid courage. des du Couëdic se trouve uni à la mâle énergie des Bisson, est peu connue à Nantes. Nos historiens maritimes n'ont point omis ces. faits mémorables, mais sans se préoccuper, cela se conçoit, de la provenance du bâtiment. Ne serait-il pas à propos de consacrer ces nobles souvenirs, en donnant le nom de notre belle frégate à l'une des voies nouvelles ouvertes dans l'enceinte de la ville? Parmi les choix à faire, il en serait peu, croyons-nous, de mieux justifiés que celui de rue de la Loire.

Que devint la frégate la Loire? Notre rôle de modeste chroniqueur devait s'arrêter ici. Cependant un sentiment de juste curiosité. nous porta vers la solution d'une question plus difficile à résoudre, peut-être, qu'on ne peut le penser au premier abord.

En effet, Léon Guérin affirme qu'après sa prise, « la Loire ne tarda pas à couler bas 1. »

D'un autre côté, le Moniteur contient l'indication suivante :

« On écrit de Brest qu'il est arrivé avant hier dans ce port des officiers de marine venant des prisons d'Angleterre, échangés sur parole et amenés par un bâtiment neutre.

» Ces officiers ont donné, sur la division Bompard, de nouveaux détails qui font cesser l'inquiétude causée par l'ignorance où l'on était sur le sort des frégates la Loire et la Résolue. Ils ont appris qu'elles avaient été prises et conduites à Plymouth, ainsi que les autres qui ne sont pas rentrées en France. La Loire ne s'est rendue qu'à la dernière extrémité.....

elle a été forcée d'amener rasée comme un ponton. C'est dans cet état honorable qu'elle a été traînée en Angleterre. »

Histoire maritime de la France, T. VI, p. 140.

2 Moniteur du 7 frimaire an VII, N° 67.

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