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Jésus, il a, non pas réduit au silence les détracteurs des Jésuites, la haine et la mauvaise foi ne se laisent jamais; mais il leur a rendu impossible toute discussion sérieuse. Enfin, par son Eglise romaine en face de la Révolution, il a déchiré tous les voiles et a montré à nu ce qu'est l'œuvre de Dieu et ce qu'est l'œuvre du diable.

Ce sont là assurément de grands services, et l'on s'étonne, en y réfléchissant, que celui qui les a rendus n'ait pas joui complétement, pendant sa vie, de l'autorité qu'il semblait avoir justement acquise. A quoi a tenu cette anomalie? A un certain désaccord, plus apparent que réel, entre les livres et les habitudes. Crétineau-Joly était sincèrement et ardemment royaliste; ce qui ne l'empêchait pas d'être très-familier avec ceux qui ne l'étaient guère, et très-sévère, à l'occasion, envers les royalistes et le roi. Il était franchement catholique de conviction, mais il l'était peu de pratique, et, pour me servir d'une expression de son biographe, s'il voulait bien paraître un peu jésuite, il n'entendait pas être pris pour un capucin. Homme d'intérieur, excellent père de famille, il aimait d'ailleurs, à ses heures perdues, la vie de boulevard, non pas, sans doute, dans ce qu'elle a de coupable, mais dans ce qu'elle a d'inconsistant; il n'était pas viveur, mais il était blagueur, et, jusque dans son érudition, on se défiait de la blague. On avait généralement tort lorsqu'il écrivait, mais on n'avait pas tort lorsqu'il parlait. Comme la plupart des grands causeurs, il se laissait alors entraîner par la verve. Je n'en voudrais pour preuves que quelques-unes de ses conversations, saisies au vol par M. l'abbé Maynard. Lisez, par exemple, l'histoire de l'amnistie, accordée, en 1840, sur les instantes démarches de Crétineau, aux Vendéens qui se trouvaient encore au bagne. Vous y verrez une rouerie passablement compliquée de Louis-Philippe, dont l'effet aurait été de faire donner cette amnistie par son ministre de la justice, Teste, puis de contraindre celui-ci à quitter le ministère pour l'avoir donnée. Ouvrez ensuite le Moniteur, et vous vous convaincrez que M. Teste ne subit aucune disgrâce personnelle et qu'il se retira tout simplement

parce que le ministère Soult dont il faisait partie dut céder la place à un ministère Thiers (1er mars 1840). 1

Puis-je prendre, d'un autre côté, au sérieux les petites anecdotes que Crétineau racontait, au coin du feu, sur l'excellent pape Grégoire XVI? A l'entendre, ce vénérable et spirituel vieillard, qu'il avait connu simple moine et qui l'honorait de son amitié, se plaisait quelquefois à jouer avec lui à cache-cache, dans les jardins du Vatican. Que le pape, le voyant venir un jour, se soit amusé à se faire chercher, je le veux bien; mais que la plaisanterie se renouvelåt et que, semblable à un enfant qui joue avec sa nourrice, il prît au grave les recherches de Crétineau, sans s'apercevoir que sa soutane blanche, un peu trop ample, le trahissait à tous les yeux, voilà ce que je me refuse à croire.

Puis-je admettre également, sans réserves, le dialogue suivant entre le Souverain-Pontife et le journaliste? — Je ne vous ai pas vu hier soir, Crétineau; qu'avez-vous donc fait ? Votre Sainteté exige une confession ? je dois donc lui avouer, en lui demandant l'absolution, que je suis allé au théâtre. Et qu'y avez-vous vu? - J'ai vu danser la Cerrito. Quelle danseuse, Saint-Père ! et aussi quel enthousiasme! on l'a rappelée dix-huit fois. - Tant mieux, tant mieux, dit le vieux pape, en éclatant de rire el en se frotlant les mains. Tant que mes Romains applaudiront des danseuses, ils ne songeront pas à faire des révolutions. — Eh bien! ou je me trompe fort, ou Crétineau a mis dans ce tableau quelque peu du sien. Grégoire XVI aimait à rire, je le sais; mais ici la touche est par trop laïque. Il a pu dire : Mieux vaux que mes Romains passent leurs soirées à applaudir des danseuses qu'à conspirer; mais il y a certainement dans ce dialogue une nuance qui manque et que je regrette.

Ceci une fois dit, on ne peut que constater la parfaite indépendance de Crétineau, indépendance qu'on a parfois mise en doute; peut-être même la poussait-il un peu loin, car elle lui fit, en plus

Par suite du rejet du projet de dotation, à l'occasion du mariage du duc de Nemours.

d'une rencontre, méconnaître d'excellents avis. Ainsi, lorsque le vicomte de Monti, à propos de son Histoire de la Vendée, où les gentilshommes sont représentés comme n'ayant pas été au niveau des paysans, lui écrivait: - Frappez sur les gentilshommes en écrivain et non en démocrate, il lui exprimait sous une forme vive une pensée très-juste; lorsque le général des jésuites le suppliait, les larmes aux yeux, de ne pas livrer à la publicité son volume de Clément XIV où la cause d'un pape semble par trop sacrifiée à la Compagnie de Jésus, il lui donnait le conseil, le plus généreux. L'intérêt de Crétineau était évidemment, dans l'un et l'autre cas, d'accéder aux désirs qui lui étaient exprimés. Eh bien ! il ne le fit pas; il tint même à clore son Histoire de la Vendée par un chapitre sur l'Ingratitude des Bourbons, qui ne pouvait que blesser les nobles exilés de Froshdorf, parce que la vérité y était dépassée et que le mot était injuste. Il était assurément blåmable, mais son indépendance, du moins, ne peut être contestée. De leur côté, le prince et les jésuites se tinrent dans leur rôle d'une parfaite dignité. Ils ne retirèrent point leur amitié à Crétineau; ils lui en ont donné, vivant et mort, de nombreuses preuves; mais le prince, tout en lui gardant un fidèle souvenir, ne put lui témoigner sa reconnaissance, et les jésuites, tout en priant pour lui, durent séparer nettement leur cause de la sienne. Crétineau, à ce qu'il paraît, accusait les jésuites d'ingratitude. L'abandonner après lui avoir fourni les documents et mis la plume à la main lui semblait peu courageux. Pour lui, c'était de la politique, c'était de la peur. Eh! mon Dieu, il est une peur qu'on fait toujours bien d'avoir c'est celle de blesser les convenances. La vérité était dans les documents, mais la convenance était elle toujours dans le style? Etait-elle surtout dans l'appréciation des actes de Pie IX, lors de la douloureuse affaire du Sonderbund? Or style et appréciation étaient du fait de Crétineau et non de celui des jésuites.

En politique, Crétineau était né Vendéen et il resta toute sa vie Vendéen; c'est un honneur pour sa mémoire. Il avait le culte de la monarchie; mais il ne prenait pas assez garde que, si ce culte est

permis, il ne l'est que pour la monarchie qui est dans le vrai et non pour la monarchie qui est dans le faux ; pour Charlemagne ou saint Louis, non pour Henri VIII ou Elisabeth. Il ne comprenait pas que, si la monarchie est la meilleure sauvegarde du principe d'autorité, elle ruine ce principe par le discrédit, dès qu'elle se fait violente et persécutrice. De là, sa malheureuse Campagne du Nord, au profit de la Russie, lorsque nos troupes combattaient les Russes en Crimée.

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Mais vous vous battez bien au profit des Turcs! pouvait-il dire. J'en conviens, et n'entends nullement me porter fort pour la politique napoléonienne; mais enfin le Turc, à cette époque, laissait. pleine liberté aux catholiques et le Russe ne la leur laissait pas; le Ture était impuissant et le Russe était précisément tout le contraire; la France enfin n'avait rien perdu encore de son prestige; elle pouvait facilement se faire respecter à Constantinople, beaucoup moins facilement à Saint-Pétersbourg. Crétineau se trompa donc ; il perdit dans l'esprit de ses compatriotes, sans rien gagner dans l'esprit de ceux qui ne l'étaient pas. On se servit de lui pour fonder le journal Le Nord, puis on le congédia sans grande politesse.

Je dirai la même chose de sa campagne contre Louis-Philippe ; non certes qu'on puisse lui reprocher d'avoir pris corps à corps le roi des barricades; mais on put le voir avec regret entreprendre l'attaque à l'instigation du gouvernement impérial, avec son aide et ses promesses. J'avais l'espérance, dit-il, qu'on ferait quelque chose pour le Saint-Père, je l'avais stipulé. - Confiance trop naïve! on se servit de lui, et, le service obtenu, on oublia le reste.

En deux mots, Crétineau-Joly manquait parfois de tact et de mesure. C'est ce qu'exprime avec une rare délicatesse la lettre de condoléance adressée à sa famille par le comte de Monti, au nom de M. le comte de Chambord.« Si quelquefois, y lisons-nous, la belle intelligence de M. Crétineau n'a pas toujours exprimé avec assez de calme la répulsion de son cœur pour les faits condamnables des temps passés et les lamentables tristesses des années que nous traversons, du moins, ses intentions ont toujours été parfaites, car

sa vie entière fut celle d'un Vendéen fidèle, d'un vaillant et éloquent défenseur de tous les principes. Voilà le mot vrai et il

restera.

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Comme écrivain, Crétineau avait une qualité que nulle autre ne supplée. Il savait appeler l'attention et se faire lire. Ecrire six gros volumes sur les jésuites et intéresser toujours, voilà certes un tour de force, el ce tour de force il l'a accompli. Lorsqu'on avait ouvert un de ses livres, on n'était pas libre de le fermer avant la dernière page, et c'est ainsi que son rôle a été des plus utiles. On le trouvait parfois incorrect, outré, étrange, surtout à la fin et dans ses écrits polémiques; car, dans les autres, que de pages éloquentes ou charmantes! mais on le sentait entraînant et l'on se laissait entraîner. S'il dépassait par hasard la vérité, c'était comme un cheval de course qui dépasse le but, mais qui a commencé par l'atteindre. Il l'a atteint, non seulement dans son Histoire des Jésuites, mais encore dans son Clément XIV, dans son histoire du Sonderbund, dans ses ardentes polémiques avec Theiner. Coupez, élaguez tant que vous voudrez, mais la vérité restera. Vous la trouverez également frappante, palpitante dans son Eglise romaine en face de la Révolution. Elle ressort même tellement des pièces produites qu'on se demande pourquoi l'auteur fait tant d'efforts de style pour la mettre en saillie.

Crétineau a été enfin un grand dénicheur de pièces, ou plutôt il savait si bien les faire valoir qu'elles lui arrivaient de tous côtés. Son tort alors était de faire le mystérieux, comme un amant, de ses bonnes ou plutôt de ses mauvaises fortunes, et, au lieu de s'attacher à prouver, de ne chercher qu'à intriguer. De là une certaine défiance du public érudit, qui tient toujours à remonter aux sources. Dom Guéranger s'en fit un jour l'interprète, lorsqu'il fit remarquer que les Mémoires de Consalvi n'avaient pas été publiés en italien. Un document n'a, en effet, de valeur que lorsqu'on en connaît le texte. Avec la meilleure volonté du monde, une traduction peut être fautive; je dirai même, sans prendre trop au pied de la lettre le mot italien traduttore, traditore, qu'elle l'est toujours par quelque

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