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NIJNI-NOVGOROD.

Il ne faut pas moins de douze heures pour franchir les 410 verstes qui séparent Nijni de Moscou. La contrée que l'on traverse est généralement boisée et assez marécageuse, on franchit à diverses reprises la Kiasma, un tributaire de la grande rivière de l'Oka qui elle-même se déverse dans le Volga. C'est même au confluent de ces dernières que se trouve Nijni-Novgorod. La gare se trouve sur la rive gauche de l'Oka, auprès de la ville où se tient la célèbre foire, à la suite de laquelle on a installée l'Exposition nationale pour l'année courante. C'est sur la rive opposée, dans u site pittoresque, sur de vertes collines séparées par de profonds ravins descendant à la rivière que se trouve la ville à proprement parler, divisée en ville haute et ville basse, formée par le quartier maritime qui s'étend au pied même desdites collines.

Cette disposition donne à la ville un cachet tout particulier.

Peuplée de 70.000 habitants environ, elle est le lieu de rendez-vous de gens de diverses nationalités, c'est ainsi qu'on y coudoie des individus au type asiatique, des provinces du sud de l'Empire et des Tartares surtout.

Le point le plus élevé de la ville est occupé par le Kremlin, aver son enceinte flanquée de onze tours, il renferme le palais du gouverneur, et des églises. De la promenade en esplanade que l'on y a aménagée, la vue s'étend superbe sur la ville avec le confluent des deux fleuves, sur lesquels des vapeurs croisent en tous sens au milieu des nombreux chalands et des longs trains de bois et la plaine à perte de vue, en partie inondée à cette époque. En suivant la crête de la colline, de la promenade de l'Otkoss au jardin Alexandre, on peut jeter un coup d'oeil pour compléter la vue panoramique.

La ville date du commencement du XIII siècle et ce n'est que cent cinquante ans après que le Kremlin fut élevé.

Parmi les églises, la plus intéressante est celle de la Transfiguration, renfermant le tombeau de Kosma Minin, le célèbre héros, et ceux de divers princes et métropolites. On voit également des images réputées comme celle de la Sainte-Mère de Dieu, venant de Constantinople et celle de la Vierge d'Iversky, la crosse de Philarète et deux anciennes bannières de Minin. Le héros a du reste un monument érigé en 1826, qui consiste en un obélisque de granit d'environ vingt mètres de haut. Dans le clocher de la cathédrale de l'Archange, il existe une cloche fondue avec des armures de princes, d'un alliage de cuivre et argent. Au pied du Kremlin, l'église de la Nativité dresse ses cinq dômes verts surmontés de grandes croix.

La ville bien percée de larges voies, avec des maisons peu hautes, dont un certain nombre avec jardin, renferme aussi quelques couvents, comme celui de l'Annonciation avec ses cinq églises et celui de Petchorsky, pittoresquement situé sur un escarpement dominant le Volga. Ses deux églises qui n'offrent rien d'intéressant sont reliées par une originale galerie voûtée.

Comme il a été dit plus haut, la foire se tient sur la rive gauche de l'Oka sur un terrain plat à son confluent avec le Volga, aussi chaque printemps est-il assez régulièrement inondé. Le long des berges de nombreux bateaux peints souvent en couleurs vives chargent et déchargent leurs marchandises, du bois surtout, dont les piles énormes encombrent et gênent la circulation; à des pontons accostent les bacs et grands bateaux à vapeur à deux étages, qui rappellent les grands steamers fluviaux américains. Ces bateaux desservent l'Oka et le Volga sur tout son cours, long de plusieurs milliers de kilomètres, jusqu'à son embouchure sur la Caspienne. Ce trajet de plusieurs jours est du reste fort monotone, paraît-il, A l'époque de la foire,

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NIJNI-NOVGOROD (VUE PRISE DE LA VILLE HAUTE).

c'est-à-dire du commencement d'août à fin septembre, on établit un pont de bateaux, long de 900 mètres et large de 25, pour relier la ville à la foire.

Deux mots d'histoire à son sujet : la toire de Nijni-Novgorod doit son origine à la jalousie inspirée aux princes moscovites par le commerce de Kazan, alors ville tartare, où se tenait une grande foire au XIVe siècle. Le tsar Wassily IV Ivanovitch en établit une sur ses domaines à l'embouchure de la Soura, dans le Volga, et fit défendre à ses sujets d'aller à la foire de Kazan. Après la soumission de cette ville, Michel Romanoff transporta la fameuse foire près du couvent Makariev, consacré à saint Macaire, situé à une soixantaine de kilomètres de Nijni. Le jour anniversaire de la mort du saint attirait une foule de pèlerins et marquait l'ouverture de la foire, mais l'endroit était exposé aux inondations et l'on songeait à la changer de place, lorsqu'en 1816 un incendie détruisit tous les magasins. C'est alors qu'on la transféra à Nijni. Les constructions qui ont coûté plus de trois millions de roubles, comportent une soixantaine de magasins et plus de deux mille cinq cents baraques, qui n'ouvrent que pendant la saison. Depuis, les besoins d'agrandissement se sont fait sentir, et actuellement il faut compter plus de cinq mille baraques dont la location rapporte environ 7 millions de francs à l'État.

Le chiffre d'affaires est d'environ 200 millions de francs, et le mouvement des visiteurs varie entre 100 à 200 mille.

La partie primitive de la foire est entourée d'un canal en fer à cheval, autour duquel se sont groupés les agrandissements et les annexes. Pour prévenir les accidents, il est défendu de fumer, et une amende de vingt-cinq roubles est infligée aux contrevenants.

On se fait souvent une idée fausse de cette foire. Elle est surtout russe et c'est à tort que l'on s'imagine que l'on doit y coudover des gens venus de l'Asie, des Indous, des Chinois ou des Persans, cela a pu être raconté par quelque écrivain fantaisiste. Si par hasard on rencontre quelque type de ces régions lointaines, c'est tout à fait exceptionnel. Néanmoins, elle est déjà fort intéressante et pittoresque avec les nombreuses transactions qui s'y opèrent et la foule grouillante et bigarrée qui s'y presse. La variété des costumes des habitants des provinces russes et des pays asiatiques soumis à l'Empire, avec leurs types divers, est déjà un attrait suffisant et présente au touriste des spectacles curieux qu'il trouve difficilement dans d'autres pays.

Parmi les différents articles commerciaux qui se négocient, il faut citer en première ligne le thé, objet de consommation si grande en Russie. Il en arrive plus de cent mille balles par an. Les fers, les fourrures, les soieries, les étoffes variées, les tapis, et surtout des denrées comme les amandes, pèches sèches, noix, dattes, raisins secs, etc., sont surtout les marchandises donnant lieu à la plus grande transaction. Il s'y vend et achète aussi des quantités énormes de poissons sees ou salės et de caviar, par centaines de milliers de kilos, sans parler du poisson frais.

L'hôtel du gouvernement se dresse à peu près au centre de cette ville, morte pendant de longs mois chaque année. Il renferme un bazar au rez-de-chaussée et une galerie où des concerts se font entendre. Devant est le boulevard avec des magasins de modes et de bijouterie. et à son extrémité la cathédrale de la Foire, avec ses cloches et ses dômes. Près d'elle est l'église arménienne. Les musulmans y possèdent une mosquée tartare. Il existe aussi un théâtre et des sortes de halles en fer et en verre, servant de bazars et de salle de concert pour le soir. Plus loin est la Galerie persane, où l'on vend des produits du pays, comme au Karavan Séraï, du reste, qui est le grand marché des tapis.

A l'époque de la foire la saison est généralement belle, mais la température est élevée, et l'on y souffre de la chaleur.

Nous nous sommes logés dans un de ces grands hôtels tout en bois, installés en vue de l'Exposition non encore terminée et que l'Empereur doit inaugurer le mois prochain. Plusieurs de ces caravansérails modernes montés pour la circonstance offrent une particularité originale, c'est que par leurs dispositions, leur cour-jardin sert de café-concert avec théâtre en plein air.

On y trouve jusqu'à une marchande de fleurs.... artificielles, dont la marchandise peut ainsi attendre.

Les habitants de l'hôtel en jouissent naturellement et quelquefois plus qu'ils ne le désireraient.... A l'extrémité d'une avenue de création récente partant de la gare et desservie par un tramway électrique, se dressent les bâtiments de l'Exposition, dont la visite nous donnera toujours une idée, car si en pareille matière le contenu ne change que peu relativement, par contre on s'ingénie à rechercher des dispositions et des formes plus ou moins nouvelles pour le contenant.

Un portique sert d'entrée à l'Exposition et derrière se dresse un obélisque. Dans l'axe une pièce d'eau précède le grand palais circulaire central des Arts et Manufactures, sans cachet particulier. A gauche, le palais des Beaux-Arts dresse sa blanche et classique façade, tandis que le palais asiatique à droite attire le regard avec sa porte de mosquée surmontée d'un dôme flanqué de minarets à jours et ses kiosques aux extrémités, c'est certainement le monument le plus réussi de l'Exposition. A la suite, la grande halle en fer, l'inévitable galerie des Machines. Le palais de la Sibérie allonge sa façade originale le long de la pièce d'eau. Vers le fond de l'Exposition, divers édifices, dans la construction desquels le fer et le bois dominent, comme les monuments où sont groupées toutes choses relatives à l'Agriculture, à la Navigation. A l'extrémité, et c'est là une disposition spéciale, d'énormes écuries et un padock suivi d'un champ de courses. On s'explique du reste fort bien l'importance donnée à cette partie de l'Exposition, la Russie étant avec ses grandes plaines un pays où l'élevage occupe une grande place dans l'exploitation du sol.

Je passerai sous silence tous les bâtiments annexes situés sur la droite où figurent toutes sortes de machines. Dans la section chemins de fer, sous une rotonde au milieu de locomotives et wagons, figure la voiture impériale, aménagée avec tout le confort moderne.

Sur la gauche, des fermes modèles, en bois, la pavillon de la Volaille avec sa galerie; en troncs de bouleaux naturels, celui des Fôrets. A la suite, en retour, les monuments plus lourds et sans cachet des ministères de la Guerre et de la Marine, et enfin, un édifice surmonté d'un dôme d'une forme plus gracieuse renfermant une salle de concert et de réunion.

En dehors de ces principales constructions, se dressent les palais, le nom est un peu pompeux, les plus ou moins importants édifices de sections secondaires ou de gouvernements et provinces, et enfin, suivant l'usage, une quantité de pavillons, de restaurants, kiosques, ou simples réclames, comme la grande bouteille d'une marque de bière fort connue en Russie (la bière de l'alliance franco-russe)

Parmi les pavillons, en bois naturellement, généralement bien dessinés, sveltes et légers, dans la construction desquels excellent les Russes, comme les Suédois et les Norvégiens du reste, moins souples peut-être cependant, se distingue entre tous le pavillon Impérial, avec ses soubassements en bois apparents et sa flèche élancée. Un petit tramway électrique circule à travers l'Exposition, cherchant sa route au milieu des jardins.

Au résumé, l'Exposition, qui occupe une surface de 84 hectares, comporte vingt sections réparties en 55 palais ou grands pavillons et 117 pavillons ou kiosques privés, au milieu d'un parc avec pièces d'eau, créé pour la circonstance. D'un beau plan d'ensemble, elle se présente bien, et il n'y a pas de doute qu'elle n'attire en

dehors des Russes, qui s'y rendent de tous les coins de l'Empire, un grand nombre d'étrangers.

Dans le cours de notre visite nous avons eu la bonne fortune de rencontrer un de nos amis qui, Français, à la tète d'une grosse industrie, créée par lui en Russie, venait surveiller l'installation de son exposition.... Voilà encore bien là un résultat de la grande alliance.

Jusqu'à notre époque, les chemins de fer russes n'ont pas poussé leurs lignes plus à l'Est, à l'exception du grand Transsibérien, dont il a beaucoup été parlé dans ces derniers temps; il semble en effet que l'on ait reculé devant les dépenses nécessitées par ·la traversée de ce large Volga, car c'est sur ses bords que l'on s'est arrêté en divers points. De plus, on peut presque dire que la Sibérie commence au delà sur le versant européen de l'Oural. Aussi reviendrons-nous sur nos pas à Moscou pour prendre la voie du retour vers la France.

KIEFF.

Adieu ou peut-être au revoir, c'est là ce que nous sommes tentés de laisser échapper, en quittant la grande cité moscovite, si pleine d'attraits, et qui pour quelques jours que nous y avons séjourné nous laissera un ineffaçable souvenir. C'est comme à regret que nous voyons disparaître dans le lointain horizon ces imposants palais et ces églises aux clochers bizarres avec leurs dômes et leurs coupoles dont l'or et les couleurs brillent dans le bleu du ciel; les dominant tous, le blanc clocher d'Ivan Veliky se dresse comme un géant portant la couronne d'or, resplendissante sous les rayons du soleil. On ne peut s'arracher à la contemplation de ce spectacle qui, une fois disparu, semble un rève féerique, et l'on se demande si l'on n'a pas été le jouet d'une illusion. Oui, tous ceux à qui il a été donné de voir ce grandiose et merveilleux décor, sont là pour le dire.

C'est maintenant vers la Ville Sainte que nous courons de toute la vitesse d'un express, aussi nous faudra-t-il pour parcourir 944 verstes vingt-huit heures; il est vrai que par un train ordinaire nous en mettrions plus de cinquante. La campagne s'étend verdoyante, mais toujours bien monotone.

Quelques rares villes ou villages, comme Serpoukhov, avec les inévitables dômes de ses églises, un grand couvent aux murs blancs et son port sur l'Oka, où d'immenses trains de bois obstruent le cours de la rivière. Nous avions jusqu'ici joui d'une agréable température, bien que le soleil printanier fût déjà chaud, et à Nijni même nous avions eu presque froid, mais assez brusquement il nous a fallu faire connaissance avec les chaleurs désagréables, qu'il n'est pas rare de trouver l'été en Russie C'est ainsi que nous avons vu le thermomètre monter à +30 degrés centigrades la nuit dans l'intérieur du wagon. La contrée assez boisée se vallonne légèrement. Aux stations, de petites paysannes aux robes de couleur se précipitent pour vendre aux voyageurs du lait et des fleurs, l'utile et l'agréable... On ne peut pas dire que ces gens-là sont des sauvages!

A Toula, la célèbre fabrique d'armes, dont on nous montre des modèles exposés à la gare, le train nous laisse, suivant l'usage, un petit quart d'heure pour avaler, c'est le cas de le dire, un plat quelconque et nous rafraîchir, sans souci de nos estomacs qui ne sont pas acclimatés à ce régime. Plus loin, dans la campagne, des femmes travaillant aux champs portent encore d'anciens costumes, qui ici comme ailleurs disparaîtront avec le temps.

Plus nous descendons vers le sud, plus les jours et les nuits s'équilibrent; nous nous rapprochons en effet de nos latitudes.

Vers 2 heures du matin, à Orel, nous laissons à gauche la ligne qui va se prolon

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