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Bien que cette idée soit ici pour la première fois érigée en base de doctrine, on commettrait une grave erreur en pensant qu'elle est demeurée jusqu'ici étrangère aux décisions de la pratique. Si la territorialité des lois pénales (admise seulement sous réserves par les postglossateurs) est depuis longtemps devenue un dogme c'est qu'elle intéresse directement le maintien de l'ordre et de la paix à l'intérieur de l'État. De même la nationalité de l'étranger n'est universellement reconnue et respectée que parce que ce respect est nécessaire à la pratique du commerce international. Il arrive souvent ainsi que certaines idées s'imposent d'elles-mêmes à l'observation longtemps avant que leur rôle n'ait été défini, simplement parce qu'il est impossible de les négliger dans l'application.

28) Pour arriver à la formule fort simple que nous avons donnée, nous avons dù passer par bien des idées abstraites que nous eussions voulu pouvoir épargner à notre lecteur. Mais nous tenions à lui en découvrir jusqu'aux derniers fondements et nous voulions lui montrer que le principe de notre méthode se déduit d'une suite de raisonnements correspondant tous à des faits sociaux incontestables. Ce principe domine le droit international tout entier1. Nous ne nous occuperons ici que de son influence

dère que la souveraineté est bien la liberté de l'État dans ce qu'elle a de rationnellement intelligible et de légitime, il se confond tout à fait avec elle et peut être présentée en ces termes : c'est le principe d'après lequel la souveraineté (ou liberté) de chacun peut coexister avec la souveraineté de tous, d'après un principe général de respect de la souveraineté (cf. Ahrens, Cours de droit naturel, Introd., pp. 28 et suiv.).

Il n'est pas inutile d'observer que cette idée du respect mutuel imposé aux États pour leur souveraineté est également, suivant nous, le principe fondamental du droit international public. Dans ce domaine nous rencontrons également des conflits entre les droits attachés à la souveraineté des Etats; seulement ces conflits ne se présentent pas entre les droits de législation civile, ils sont plus généraux et peuvent surgir au sujet d'attributions quelconques de l'État (domaine, commerce et navigation, représentation, traités). Nous les résoudrons de même par la comparaison de l'intérêt que présente pour chacun des États en pré

sur le droit international privé, mais nous pouvons annoncer dès maintenant que toutes les idées théoriques que nous exposerons successivement seront autant de déductions de cette idée fondamentale.

Il n'est pas inutile de préciser dès à présent le point de vue qui sera le nôtre et de faire voir la distance qui le sépare de celui qui est communément adopté par la doctrine. Tous les auteurs qui repoussent l'idée de l'identité de nature des deux branches du droit international sont poussés par une force invincible à chercher dans les circonstances de l'application de la loi la portée internationale qu'il convient de lui donner. Ils considèrent les personnes dont le législateur a entendu régler la condition, les biens qu'il a voulu soumettre à ses commandements, les circonstances de l'acte juridique qu'il a prévu et réglementé. Ces circonstances sont sans doute de nature à éclairer l'interprète touchant la portée intérieure de la loi, car elles révéleront l'intention du législateur, et la portée intérieure de la loi dépend d'abord de la volonté de celui qui avait le droit de la faire et qui l'a faite. Appliquée à la portée extérieure de la même loi cette méthode est doublement vicieuse. Elle ne tient pas compte des différences qui peuvent exister d'une loi à une autre sur les points qu'elle considère; c'est un défaut qu'a mis en relief notre collègue M. Bartin dans sa théorie des qualifications que nous étudierons plus loin. Puis en supposant même qu'une doctrine exceptionnellement sage et prudente s'appuie exclusivement sur les caractères communs aux lois du même ordre, sur ceux qu'elles possèdent dans tous les pays, pour fixer le régime inter

sence l'acte au sujet duquel le conflit s'est élevé. C'est la seule solution rationnelle des conflits, car, entre deux prétentions inconciliables et fondées l'une et l'autre sur un intérêt légitime (c'est-à-dire conforme au but de la souveraineté), la justice veut que l'on choisisse celle qui représente l'intérêt le plus grand. Cette solution est évidemment celle qui sert le mieux les intérêts de la société internationale (cf. nos Droits fondamentaux des États dans l'ordre des rapports internationaux, pp. 32 et suiv.).

national propre à ces lois, elle présente un autre vice. Elle est impuissante à expliquer que les conséquences des principes qu'elle dégage soient obligatoires entre des États réputés par elle indépendants les uns des autres quant à l'exercice de leur droit de législation. Aussi ne l'expliquet-elle pas. Notre art. 3, § 3, dispose que les lois d'état et de capacité suivent les Français à l'étranger. C'est un principe élémentaire. Quelque concordance que l'on découvre entre cette solution et la nature des lois en question, on ne justifiera jamais par là que le législateur français puisse étendre sa juridiction aux conditions de validité d'un acte qui se passe en territoire étranger si l'on ne prend le parti de se hausser jusqu'aux rapports qu'ont entre elles les souverainetés en présence.

Notre méthode sera tout autre et le trait particulier qu'elle présente n'a besoin que d'un mot pour être caractérisé. Nous considérerons les lois non point dans leurs rapports avec les personnes qu'elles régissent mais dans leurs rapports avec les souverainetés dont elles émanent. Nous examinerons ainsi la loi à un point de vue politique, nous demandant à quoi elle sert dans la société pour laquelle elle est faite, quel élément elle représente dans la puissance publique de l'État qui l'a mise en vigueur. Si dans cette voie nous sommes assez heureux pour toucher à certaines idées également vraies dans tous les pays, ces idées auront, elles au moins, une valeur internationale, parce que dans les relations entre peuples tout ce qui intéresse la souveraineté de l'État est jugé digne du respect des autres États. Si, reprenant l'exemple fait plus haut, nous parvenons à démontrer que l'extraterritorialité des lois d'état et de capacité est commandée par le respect dû à la souveraineté du législateur qui les a portées, nous ne nous étonnerons pas de rencontrer dans notre code la disposition de l'art. 3, § 3, et nous en conclurons avec une égale certitude que l'état de l'étranger en France est couvert par un principe identique.

Cette méthode nous fournira peut-être des solutions

moins nombreuses, mais au moins seront-elles sûres et l'esprit ne pourra-t-il pas, après les avoir vérifiées, se poser l'éternel pourquoi auquel aboutissent en dernière analyse les doctrines les plus savantes et les mieux conçues.

Un rapprochement intéressant peut être fait ici. On sait. que, dans les pays dont la civilisation a gardé quelque chose d'inachevé, les Européens jouissent, én matière de législation et de juridiction, de privilèges exceptionnellement étendus. Émigrant dans ces régions, ils emportent avec eux leurs lois et leurs juges. Quelle est la cause de ce phénomène qui remonte, comme chacun sait, à l'antiquité la plus haute? Elle paraît bien être dans cette circonstance que les souverainetés en présence ne sont ici ni égales ni semblables. C'est pour cela que les lois des uns ne conviennent pas aux autres. Cette dissemblance n'a pas empêché le commerce de poursuivre son œuvre, mais il ne l'a pas poursuivie dans les conditions habituelles et la supériorité d'une civilisation sur l'autre a eu pour effet d'engendrer un respect plus grand des lois de l'étranger 1. Ce phénomène est généralement tenu pour arbitraire, nous le considérons comme rationnel et inévitable.

Tel est donc notre point de vue. Il est facile d'apercevoir que nous ne l'adoptons point par fantaisie ni par le désir un peu enfantin de suivre des voies nouvelles, mais en vertu d'une nécessité véritable, parce que seul il confère à notre science l'autorité certaine, la force obligatoire essentielle à toute règle de droit.

29) Dans l'application, le point de vue adopté ci-dessus est fécond en conséquences pratiques immédiates. Le droit

1 Ces dissemblances auraient dû logiquement disparaître par l'effet des stipulations du traité de Paris de 1856. On se rappelle que malgré les insstances de la Turquie il n'en a rien été et que les privilèges anciens se sont maintenus intacts. C'est pour nous une très forte raison de penser que l'inégalité des civilisations est un obstacle absolu à l'établissement d'un régime de droit international privé fondé sur des idées d'égalité et de réciprocité.

international privé étant un véritable droit qui lie les États membres de la société des nations, il s'ensuit que sur le territoire de chacun de ces États ses prescriptions doivent jouir de toute l'autorité que la législation intérieure attache aux règles du droit.

Ici, une observation préalable doit trouver sa place. Cette formule ne pourra produire son plein et entier effet que lorsque les diverses nations se seront ralliées à un système général et unique de droit international privé. Notre science formera alors une discipline commune qui s'imposera aux divers législateurs par cette raison péremptoire que le pouvoir législatif est une part de la souveraineté et que la souveraineté particulière de chaque État n'a son libre jeu qu'à la condition de remplir ses obligations envers les autres États. Aussi longtemps que durera l'état actuel de diversité et de séparation que nous connaissons, le droit international privé en vigueur dans chaque État sera celui que cet État reconnaît, c'est ce droit particulier qui jouira sur le territoire de l'État de l'autorité dont il est ici question.

Les mots ont ici une grande importance et nous insistons sur ceux que nous avons employés. Nous disons que le droit international privé particulier à chaque territoire est celui dont l'État local a reconnu l'existence 1. Ceci signifie qu'à nos yeux, en matière de droit international privé, l'État agit comme définiteur plutôt que comme créateur du droit, définiteur nécessaire du reste, à défaut d'un législateur suprême qui puisse accomplir cette œuvre de définition pour la communauté internationale tout entière. Une règle de droit international privé détermine fatale

1 Cf. dans Zitelmann (I, pp. 73 et suiv.) la distinction faite entre l'überstaatliches et l'innerstaatliches International-Privatrecht qui se rapproche beaucoup des idées exprimées au texte. Les termes employés par le jurisconsulte allemand ont malheureusement le tort de prêter un peu à l'ambiguité, car, grammaticalement, ils s'adaptent plus exactement à ła distinction des conflits entre États et entre provinces d'un même État.

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