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A notre point de vue, la question des rapports existant entre les deux branches du droit international est donc capitale. En tant que droit, c'est pour lui une question de vie ou de mort. Ce point pour nous n'est pas douteux et le droit international privé n'est rien autre qu'une branche du droit des gens. Ce rattachement constitue le seul moyen qui existe de donner au droit international privé une autorité générale supérieure à celle d'une législation nationale. Je vais essayer de démontrer qu'il est rigoureusement commandé par l'analyse des questions qui forment l'objet de notre science.

22) On ne rencontre aujourd'hui1 presque plus d'auteurs qui ne reconnaissent qu'il existe certains rapports entre les deux branches du droit international, mais pour la plupart d'entre eux il en est de ces rapports comme des liens de famille fort éloignés, que l'on ne précise pas, parce qu'on est bien résolu à leur refuser toute influence. Ce que nous trouvons à cet égard chez les meilleurs auteurs est vague, parfois obscur, toujours insuffisant. Ils reconnaissent

Cela étant, on ne peut choisir qu'entre deux explications du phénomène: ou bien le législateur intérieur se retire ainsi devant le législateur étranger parce qu'il reconnait qu'il n'est plus dans son ressort législatif (ce qui est notre théorie), ou bien il faudra dire que le législateur intérieur renvoie au législateur étranger le soin de légiférer sur ce point. Compétence législative internationalement circonscrite ou théorie du renvoi, il faut se rallier à l'une ou l'autre de ces deux explications. Cf. Rolin, Principes, t. I, p. 9.

La doctrine ancienne, au contraire, ne faisait pas ce rapprochement et l'on n'en sera nullement surpris si l'on songe que c'est de conflits entre coutumes d'un seul et même État qu'elle s'occupait presque exclusivement. Ce n'est pas qu'on ne trouve chez les anciens auteurs, en particulier chez les jurisconsultes français du XVIII° siècle, quelques allusions au profit que peut tirer l'humanité d'un bon système de solution des conflits de lois. On parlait aussi de l'ordre qu'il convenait de maintenir dans la grande société des nations, ou encore d'un droit de parcours et d'entrecours à établir entre elles pour le plus grand bien du commerce et de la société d'entre les hommes. Nos anciens auteurs voyaient bien l'utilité sociale de la science, mais il ne leur est jamais venu à l'esprit d'emprunter à la considération des rapports entre nations les lois qui doivent la régir.

que le droit international public doit exercer une influence sur la solution de nos problèmes, mais cette influence ne se trouve précisée nulle part au point qu'on puisse la faire servir à dissiper les difficultés dont notre science est obstruée. Tous, à la vérité, ne méritent pas ce reproche, mais précisément les jurisconsultes auxquels il ne saurait être adressé sont aussi ceux qui, demeurant attachés aux idées les plus anciennes, repoussent plus énergiquement la notion d'un droit international privé. Pour ceux-là le droit des gens pose une loi unique, l'indépendance absolue des États: il ne reste donc aux interprètes qu'à constater l'impuissance des lois à produire aucun effet à l'étranger, si ce n'est du consentement de l'État local et par un effet de sa bienveillance ou, si l'on aime mieux, de son entente des intérêts internationaux. Ces idées sont celles de Wheaton, de Fœlix, de Laurent', elles constituent la reproduction exacte de l'idée mère du système de d'Argentré.

Les jurisconsultes que nous venons de citer n'ont pas aperçu, que l'existence des relations entre peuples et la constitution de la société internationale, qui en a été la conséquence, ont modifié profondément le fait primitif de la territorialité de la souveraineté, si encore ce fait a jamais existé, ce qui n'est point certain. La souveraineté a franchi les limites territoriales de l'État du jour où une personne a été admise à entretenir des relations. hors de sa patrie : la reconnaissance de la qualité d'étranger contient forcément la reconnaissance de l'effet extraterritorial d'une souveraineté étrangère. Dès ce jour

1 Wheaton, Éléments de droit international, t, I, pp. 101 et suiv.; Felix-Demangeat, chap. III, § 11, t. I, p. 27; de Folleville, Introduction à un cours de droit international privé, p. 56; de Vareilles-Sommières, loc. cit., t. I, pp. 16 et suiv.; Laurent, loc. cit., t. I, pp. 9 et suiv. Il peut paraître étonnant de comprendre Laurent dans cette catégorie d'auteurs, alors qu'il relie expressément le droit international au droit des gens, mais on remarquera que ses développements aboutissent à conclure que notre science ne peut exister que du consentement des États manifesté par la voie des traités. C'est donc bien qu'il considère la territorialité de la souveraineté comme commandée par les préceptes du droit des gens.

donc la souveraineté a cessé d'être absolument territoriale et en même temps les déductions sans nombre que. l'on a tirées de la territorialité prétendue de la souveraineté n'ont plus été toutes légitimes1.

A la vérité, cette opinion n'est guère plus soutenue de nos jours et son abandon a eu pour résultat d'incliner les auteurs à voir dans le droit international public et dans le droit international privé deux disciplines distinctes, plus ou moins séparées l'une de l'autre. Pour quelques-uns, la séparation est absolue, rien de commun n'existant entre les deux sciences2, pour d'autre, et c'est le plus grand nombre, le droit international public contribue à la formation des règles du droit international privé. Parfois on

1 Cf. Catellani, loc. cit., p 10, qui nous parait avoir très bien vu cette vérité. De Mohl, loc. cit., t. I, p. 585), attribue justement l'indétermination et la faiblesse du droit international privé à ce que l'on a toujours voulu en faire une science séparée de celle du droit des gens.

2 Meili, dans la Zeitschrift für internationale Privat und Strafrecht, t. I, p. 6 et suiv. La doctrine de Meili consiste à présenter le droit international public et le droit international privé comme deux branches du droit analogues et parallèles au droit intérieur public et privé. Cela nous parait totalement inadmissible. Le droit intérieur, tant public que privé, suppose des relations soumises à une même souveraineté ; le droit international, soit public, soit privé, statue sur des relations dépendant de souverainetés différentes. Cela suffit, à mon avis, pour que l'on ne puisse pas faire entre les deux groupes même une comparaison. Dans son plus récent ouvrage (Die Doctrin des internationalen Privatrechts), Meili affirme de nouveau que notre science appartient au droit privé (t. I, p. 177). Cependant à la page suivante il traite de Voelkerrechts widrig une certaine règle de droit international privé. M. Westlake, quoique moins affirmatif, parait bien appartenir à cette école (loc. cit., p. 4), ainsi que Dicey (loc. cit., p. 3). Dans le même sens, Niemeyer (Zur Methodik des internationalen Privatrechts, p. 31), et surtout Kahn (loc. cit., pp. 18 et suiv.), qui reproche à la théorie internationalistique d'être d'une application impossible, tout en avouant qu'elle a rendu plus de services à la science que la théorie opposée. Par contre, il reconnaît l'existence d'un droit supranational (pp. 37 et suiv.) fort pauvre dans son contenu, il est vrai (p. 40), et même, dans une certaine mesure, l'existence entre États d'obligations internationales dérivant du commerce international. Il considère comme contraire à ces obligations la pratique de la torture, la mutilation comme peine, la mort civile appliquée aux hérétiques, l'esclavage, la responsabilité collective. Ce serait, d'après lui, le seul véritable ordre public international.

a tenté dans l'ordre des rapports privés à faire à l'un et à l'autre son domaine séparé; Phillimore, de Holtzendorff, de Bar1 ont cherché à résoudre la question par une semblable délimitation; plus souvent on s'est borné à reconnaître l'influence du droit des gens sur la formation du droit international privé, sans essayer de la préciser et tout en enseignant que les deux branches du droit international forment cependant, au point de vue scientifique, deux disciplines distinctes.

C'est ainsi qu'un auteur, relativement ancien, enseigne que les intérêts du commerce peuvent commander à l'État de respecter dans une certaine mesure le droit de l'étranger2, que d'autres, plus récents 3, se bornent à prendre acte des points de contact du droit international privé et du droit des gens. Ces auteurs paraissent tous de l'avis de Savigny, suivant lequel les ressemblances des deux disciplines sont justes en principe, mais ne peuvent aider en rien à la solution des questions qu'il embrasse. Enfin, quelques-uns paraissent enclins à faire rentrer le droit international privé dans le droit des gens, non plus pour reconnaître l'impuissance de celui-ci, comme ces auteurs que nous avons cités plus haut, mais en vue de faire

1 Phillimore, loc. cit., p. 2 et suiv.; de Holtzendorff dans le Handbuch des Voelkerrechts, t. I, § 16, pp. 54 et suiv.; de Bar, loc. cit., t. I, p. 10. 2 De Waechter dans l'Archiv, 1841, p 240.

3 Weiss, Traité élémentaire, pp. 32 et suiv.; Despagnet, Précis de droit international privé, pp. 2 et suiv.; Surville et Arthuys, Introd., p. 10; Lainé, loc. cit., t. I, pp. 5 et suiv; de Bustamante, loc. cit., pp. 127 et suiv.; Rolin, loc. cit., pp. 9 à 12; Gemma (Propedeutica al diritto internazionale privato, pp. 10 et suiv.), qui appartient à ce parti de transaction et aussi d'indécision, attache une grande importance à cette idée, exprimée par Gabba, qu'il n'y a pas, à la vérité, des conflits de lois, mais bien des conflits entre personnes soumises à des lois différentes. Nous ne saisissons pas la portée de cette observation. Gemma n'admet pas que le droit international privé doive subir l'influence du droit des gens, si ce n'est peut-être à titre de limite de l'application de ses principes En même temps, il ne pense pas que le droit international privé soit une simple émanation du droit national. S'il n'est ni national ni international, quel droit est-ce donc que ce droit-là?

4 Savigny, loc. cit., pp. 27 et suiv.

découler des lois qui régissent les rapports des États des principes de solution pour les difficultés qui appartiennent au domaine du droit international privé1. En résumé, le sentiment qui prédomine dans l'école nouvelle sur ce point capital est qu'il existe des rapports indéniables entre les deux branches du droit international, mais qu'il existe aussi de l'une à l'autre des différences notables qui s'opposent à ce que l'on puisse méthodiquement les comprendre dans le cadre d'une même discipline.

Quelles sont donc ces différences? On en cite plusieurs d'importance très inégale. Ainsi on remarque que le droit international privé peut être concentré dans des articles de lois, exprimé dans des jugements, deux sources de droit étrangères au droit international public. Cette dif

1 Klüber, Droit des gens moderne de l'Europe, §§ 54, 55; Heffter, Droit international, pp. 83 et suiv.; de Kloeppel, Die leitenden Grundsaetze dans la Zeitschrift fur intern. Priv. und Strafrecht, 1891, pp. 40 et suiv.; Mancini, De l'utilité, etc., cl. 1875, pp. 221 et 285; Fiore, Droit intern. privé, p. 7. C'est Mailhé de Chassat (Traité des statuts, pp. 214 et suiv.) qui a le mieux aperçu, suivant nous, la véritable nature des questions faisant l'objet du droit international privé. Voici un passage de cet auteur qui, à ce point de vue, nous paraît tout à fait remarquable : « Puisque la sociabilité est de l'essence de l'espèce humaine..... l'associé ou le membre d'un corps politique qui se trouve dans une autre souveraineté que la sienne emporte nécessairement avec lui les garanties du droit naturel inhérentes au corps dont il fait partie Il est donc fondé à dire à la souveraineté étrangère : ce n'est pas un homme, un simple individu qui vient vous imposer l'obligation de reconnaître en lui une loi qui n'est pas la vôtre; c'est une souveraineté étrangère qui vous demande par mon organe de consacrer en moi tous les effets de ma nationalité, c'est-à-dire de son droit naturel C'est non de ma personne mais de mon association que dérive mon droit. Je vous demande donc, au nom du corps dont je fais partie, comme je vous demanderais l'eau et le feu, l'application de la loi de mon pays qui définit ma nationalité et m'en assure les effets. C'est la personne politique ainsi définie qui réclame de vous l'application rigoureuse des préceptes du droit naturel. En contestant ma demande vous contesteriez le droit public de mon pays...., etc.» La question est très bien posée. Il faut reconnaître, du reste, que les raisonnements de l'auteur manquent de rigueur. Aussi nous ne prétendons nullement les adopter. Ce n'est pas sur la notion fuyante du droit naturel que l'on peut appuyer une bonne théorie du droit international privé.

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