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de décrets, sa législation civile et pénale à sa nouvelle acquisition. Mais il n'a garde de heurter les situations antérieurement acquises sous l'autorité des lois du pays démembré. Ce serait impolitique. Ici les soucis de la politique ont singulièrement facilité l'éclosion du droit, car, remarquons-le, alors que le principe du respect des droits acquis est, dans la théorie générale du droit international privé, à peu près inconnu, dans la matière de l'annexion le nom et la chose sont familiers à tous depuis longtemps1. Cette nouvelle application de l'idée de respect des droits régulièrement acquis appelle une double observation. Elle constitue l'hypothèse dans laquelle notre principe se rapproche davantage de celui de la non-rétroactivité des lois, parce que nous y rencontrons cet élément caractéristique de deux lois se succédant sur un même territoire, seulement ce ne sont pas des lois d'un même pays, mais les lois de deux pays différents, et leur succession est due non pas directement à l'abrogation de l'une d'elles, mais au passage de ce territoire de l'empire d'une souveraineté à l'empire d'une autre souveraineté. En empruntant à Savigny son langage, on a à la fois ici un conflit dans le temps et un conflit dans l'espace. Cette circonstance n'est pas tout à fait insignifiante. C'est par égard pour les droits d'une souveraineté étrangère que l'on respecte ici l'ancienne législation du pays annexé, et non en vertu de

1 La théorie des droits acquis est née du jour où l'annexant a entrepris d'étendre sa législation au pays par lui acquis. C'est à la fin du XVIIIe siècle que cette innovation s'est produite; elle était la conséquence inévitable de l'unification accomplie dans la législation intérieure. A cette époque les traités exprimaient parfois ce principe (par exemple, les traités d'annexion de Mulhouse et de Genève à la France, tous deux de 1798), mais cet usage ne fut pas de longue durée, bien qu'ayant failli recevoir dans les actes du congrès de Vienne une consécration solennelle. Bientôt on ne l'exprima plus, mais il fut toujours fidèlement suivi par la jurisprudence. On peut consulter sur ce point Selosse, De l'annexion; Cabouat, Des annexions de territoire et de leurs principales conséquences, et surtout les traités et la jurisprudence que les auteurs n'ont pas suffisamment étudiés.

cette idée d'une garantie due par l'État aux droits nés d'une loi qu'il a faite : c'est donc bien dans notre sujet que rentre l'hypothèse, et non pas dans la matière purement intérieure de la non-rétroactivité 1.

On comprend qu'en général les exigences de l'ordre public soient moins rigoureusement interprétées en cas d'annexion que dans le cas général pris par nous pour exemple. Cela pour une double raison. Il est juste, toute question politique étant écartée, de traiter plus favorablement des particuliers qui, par l'effet d'une annexion, sont soumis à une législation nouvelle que ceux qui, se livrant au commerce international, se trouvent amenés par là à invoquer leurs droits en territoire étranger. Il y a de la part de ces derniers un fait personnel qui n'est pas imputable aux premiers : il est donc légitime que ceuxci supportent des risques plus grands. En outre, le droit n'ayant éprouvé aucun déplacement dans l'espace, il est plus difficile d'invoquer contre lui les exigences d'un état social nouveau, bien qu'en réalité il ait dorénavant à se mouvoir dans un pays différent. C'est ainsi que les droits de l'ordre public sont moins largement comptés dans notre hypothèse et avec raison. Il faut tenir compte de cette idée, que l'ordre public local s'est longtemps accommodé d'institutions proscrites dans le pays annexant, et on n'hésitera pas à les maintenir au nom du respect dù aux droits acquis toutes les fois où leur maintien ne risquera pas de causer un trouble par trop considérable.

Peut-on même parler d'ordre public en cette matière et dire que, là où cette nécessité vient à se dresser, la loi ancienne du pays annexé, protectrice des droits des habitants, doit céder? Si l'on ouvre les livres on n'hésitera pas à l'affirmer, si l'on consulte les arrêts on en sera moins

1 Il en résulte que la puissance cédante pourrait intervenir pour faire respecter les droits acquis implicitement ou explicitement réservés par le traité. Cette garantie sera, on le devine aisément, plus théorique que pratique; elle n'existera même pas toujours. En cas d'annexion totale elle fait défaut. Le droit n'en existe pas moins.

sûr, car l'on y voit la loi ancienne respectée sur bien des points qui font certainement partie du domaine de l'ordre public. C'est ainsi que l'on conserve en vertu du droit particulier à l'annexion les différences anciennes entre les diverses catégories de biens, différences qui répugnent fort, on le sait, à l'esprit du système introduit par le code civil, que les anciennes lois sur la constitution du domaine public gardent leur valeur, que des établissements sont maintenus, quoique constitués contrairement à des lois d'ordre public, que l'on concède à un intéressé le droit de faire rompre un contrat pour une cause de nullité directement contraire à l'ordre public de l'annexant, que la mort civile abolie par nos lois se trouve cependant servir de base juridique à certains arrêts, etc. 1. Il serait plus juste, à ce qu'il semble, de dire que les lois anciennes demeurent en vigueur partout où elles ne sont pas en contradiction avec l'ordre politique nouveau introduit par l'annexion. On comprend mieux ainsi que, dans des matières d'intérêt public, la loi et la jurisprudence son interprète, tantôt maintiennent l'autorité de la loi ancienne et tantôt donnent ouverture à la loi nouvelle. On s'explique également de cette façon qu'un droit civil tel que la nationalité ne puisse être conservé que sous certaines conditions et moyennant certaines formalités : ce droit revèt, en cas d'annexion, une importance politique considérable; c'est pour cette raison qu'on le voit faire l'objet des stipulations des traités.

Réserve faite de l'intérêt politique, la non-rétroactivité est, en matière d'annexion, plus large que partout ailleurs.

296) Voici donc trois formes différentes sous lesquelles se présente à nous, dans le commerce international, la

1 Douai, 19 janvier 1828; Trib. de Chambéry, février 1880, Cl. 1880, p. 103; Chambéry, 7 février 1885; Chambéry, 26 août 1863, S., 63-2-253, et d'autres encore.

grande idée du respect des droits acquis. Tantôt il s'agit d'un droit acquis dans un pays et ramené à exécution dans un autre pays, tantôt d'un droit soumis à l'empire d'une loi qui varie par suite du changement de condition de la personne titulaire de ce droit, tantôt enfin d'un droit existant dans un pays qui reçoit une législation nouvelle par l'effet d'une annexion.

Ces divers événements ont pour résultat commun de mettre un rapport de droit en contact successif avec plusieurs législations différentes, et par là ils se rapprochent de l'hypothèse classique d'un changement de législation au sein d'un seul et même pays. Est-ce à dire que le principe de non rétroactivité des lois qui régit cette hypothèse soit appelé aussi à nous donner la solution des problèmes que nous avons envisagés ici? La doctrine paraît n'en pas douter et cette affirmation se retrouve, à l'occasion, sous la plume de nos meilleurs civilistes 1. Récemment, cette doctrine a été reprise avec plus d'amplitude que jamais par M. de Vareilles-Sommières, qui a prétendu en faire le dictame des maux causés par les conflits. Même en mettant à part cette évidente exagération, l'application des principes du droit intérieur à nos questions internationales ne peut pas aller sans réserves et sans difficultés.

Comme nous l'observions plus haut, un changement intérieur de législation suppose une loi ancienne abrogée et remplacée par une loi nouvelle ici aucune loi n'est abrogée, mais un rapport de droit passe, par suite de certains événements, du domaine d'une loi dans le domaine d'une autre loi étrangère à la première. Ira-t-on à cette question de rapports entre souverainetés accommoder une solution de pur droit civil en dépit de la différence des hypothèses? Cela semble difficile, car on n'a pas ici la volonté d'un législateur commun à interpréter.

Ce qui se retrouve également dans toutes ces hypo

1 V., par exemple, Labbé, note Grenoble, 6 juillet 1882, S., 84-2-209.

thèses, ce n'est point du tout le principe de l'art. 2 du code civil, c'est cette idée plus élevée, plus générale et aussi plus vague que l'on ne peut pas changer subitement le régime juridique d'un rapport de droit sans causer un trouble à l'ordre social et une déception aux justes espérances des particuliers intéressés.

De là vient la nécessité de laisser un rapport sous l'influence de la législation qui a servi à le constituer. Mais il n'en résultera pas une théorie unique également applicable à toutes les hypothèses que nous avons distinguées. Nous avons montré qu'il n'y a presque rien de commun entre le principe de la non-rétroactivité et la matière de l'effet international des droits acquis. Sans doute les deux autres questions internationales se rapprochent davantage du point de législation intérieure dont il s'agit. Lorsqu'une personne a, par exemple, changé de statut personnel ou lorsqu'un territoire a passé d'une loi à une autre loi par l'effet d'une annexion, il y a bien succession de deux lois différentes relativement à un même rapport de droit, mais cette succession elle-même ne se gouvernera pas suivant les règles du droit intérieur.

Le cas qui se rapprochera davantage de l'art. 2 du code civil sera celui de l'annexion, l'annexant ayant intérêt à étendre sa propre législation à la partie nouvellement jointe à ses domaines; encore faudra-t-il tenir compte de ce que la cession n'a été faite que sous la condition expresse ou tacite de respecter les droits des habitants; c'est ce qui justifie la grande amplitude donnée en la matière aux droits acquis. Quant au changement procédant de l'initiative de l'intéressé, il n'a point de caractère public et ne correspond pas à une nécessité sociale quelconque. Le respect de la liberté des personnes dans le commerce international et la nécessité d'éviter les fraudes possibles seront les seuls principes auxquels se mesurera l'effet respectif des deux lois en présence,

Résumons-nous. S'il existe une parenté entre ces diverses questions (ce qui est incontestable), il s'agit d'une pa

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