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questions ne rentrent nullement l'une dans l'autre. Si l'on considère les conséquences civiles de l'engagement dans les ordres sacrés comme comprises dans les lois d'ordre public de l'État, on devra se prononcer pour la régularité de l'union, car la loi d'ordre public qui permet un acte à une personne le permet à un étranger comme à un national. En même temps on sera porté à refuser à ce mariage ses effets sur le territoire, en alléguant qu'un acte passé à l'étranger ne peut pas recevoir à l'intérieur une exécution. jugée contraire à une loi d'ordre public. On voit que ces deux questions sont différentes et le bon sens indique que celle qui concerne la régularité de l'acte doit être tranchée avant celle qui se rapporte à son effet.

On verra peut-être dans cette analyse une complication inutile. Cette critique ne serait pas exacte, car, bien souvent, il est, au contraire, fort intéressant de savoir si le refus de donner effet à un droit vient de l'irrégularité de son origine ou d'un obstacle existant à son exécution. Il suffit, pour s'en apercevoir, de supposer l'action mise en mouvement non plus par les époux eux-mêmes, mais par les enfants issus de leur union. S'agit-il d'une irrégularité d'origine, d'un défaut de capacité, par exemple, elle pourra être opposée aux enfants qui en sont issus (réserve faite. de l'application possible des règles du mariage putatif); est-ce une question d'effet du mariage et de respect du droit acquis, l'obstacle, qui se serait opposé à ce que l'on reconnût aux parents la qualité d'époux, ne sera souvent pas opposable aux enfants qui se bornent à invoquer la validité incontestable de l'union servant de base à leur filiation et ne cherchent pas à faire produire à ce mariage ses effets sur le territoire étranger. Les développements qui précèdent suffiront, je pense, à montrer que, sous aucun prétexte, on ne saurait confondre avec les conflits les questions concernant l'effet des droits acquis à l'étranger. L'intérêt pratique de la distinction se manifestera mieux encore dans le cours ultérieur de nos explications.

278) Dans le domaine du droit international privé nos questions ont donc droit à une place particulière, mais ce serait exagérer de les représenter comme isolées et sans rapports avec certaines théories juridiques déjà organisées et connues. On parle souvent de droits acquis en législation intérieure, et toute promulgation d'une loi nouvelle met en jeu le principe de la non-rétroactivité des lois qui n'est rien autre que l'application intérieure de l'idée de respect des droits acquis. Une parenté incontestable existe entre ces deux ordres de questions qui constituent l'expression d'une même nécessité sociale, la nécessité qu'il y a à ne pas faire de la loi un agent de désordre, une menace dirigée contre les situations légitimement acquises. Ajoutons immédiatement que la ressemblance ne va pas jusqu'à l'identité et qu'un rapport international ne se gérera jamais d'après les mêmes lois qu'un rapport purement national. Il existe entre eux, à notre point de vue, de grandes et nombreuses différences.

En droit intérieur, le principe du respect dû aux droits acquis n'est jamais qu'un point de législation intérieure. Il appartient au législateur qui l'a édifié de le modifier à sa guise, il pourra même, dans certains cas, le supprimer à ses risques et périls et donner un effet immédiat à la loi nouvelle. Il ne le fera pas en France, parce que l'expérience de la loi du 17 nivôse an II a été suffisamment probante, mais il pourrait le faire sans excéder ses pouvoirs. Et même si, comme autrefois chez nous, on élevait ce principe au rang de loi constitutionnelle, le droit ne changerait pas seulement ce serait au pouvoir constituant, et non plus au pouvoir législatif, de le réglementer. Il en est tout autrement en notre matière; le principe du respect des droits acquis ne peut y représenter qu'une obligation des États entre eux or l'obligé ne peut pas, de sa propre initiative, s'affranchir du lien qui pèse sur lui.

C'est en vertu du respect international dù aux droits. acquis que des créanciers ayant acquis leurs droits à l'étranger peuvent produire dans une faillite. Certains légis

lateurs soucieux de favoriser leurs nationaux ont accordé, dans les faillites ouvertes sur leurs territoires, une préférence aux créanciers nationaux sur les créanciers étrangers. Ils ont manqué en cela au respect dù aux droits acquis et une loi semblable, dont on ne peut pas arrêter les effets sur le territoire, expose celui qui l'a portée à des réclamations diplomatiques ou à des mesures légitimes de rétorsion.

La théorie des droits acquis en législation intérieure consiste tout entière dans la distinction des droits acquis et des simples expectatives. En voici le sens. La loi nouvelle étant destinée à remplacer une loi ancienne jugée insuffisante et mauvaise, il est nécessaire d'éliminer progressivement l'action de cette dernière. On y parvient précisément en distinguant les droits acquis qui demeurent soumis à l'empire de la loi ancienne des expectatives, tenant à la fois de la simple espérance et du droit, qui admettent l'application immédiate de la loi nouvelle. Peu à peu, par le simple effet du temps, les droits acquis au moment du changement de législation disparaissent; la loi nouvelle devient alors la maîtresse incontestée des rapports qu'elle est appelée à régir. La distinction des droits acquis et des simples expectatives n'a pas de place dans la théorie internationale des droits acquis. Il n'y a pas là de loi qui disparaisse, pas de loi nouvelle que l'on désire substituer à une loi ancienne. Le principe de respect doit donc s'appliquer (s'il existe) à tous les droits nés à l'étranger sans distinction possible, suivant le plus ou moins de rigueur du lien qu'ils ont formé. Si à l'étranger un contrat a pu être conclu relativement à des droits dans une succession non ouverte, ce seront des droits acquis, encore que la vocation successorale soit réputée chez nous une simple expectative.

On peut signaler encore une différence entre les deux cas, elle a trait au rôle joué en cette matière par la considération de l'ordre public. Cette différence sera signalée

ailleurs.

279) L'idée qu'un acte régulièrement accompli en un lieu peut produire ses effets et recevoir son exécution dans un autre lieu soumis à l'empire d'une loi ou d'une coutume différente n'est entrée pour rien dans les spéculations des jurisconsultes statutaires. Le fait peut paraître assez étonnant, si l'on réfléchit que l'une des questions qui leur étaient le plus chères et qu'ils discutaient avec le plus grand luxe de détails, la question de l'effet de la communauté coutumière, était de nature à n'être résolue que par un appel à ce principe. Nous connaissons cette question pour l'avoir déjà étudiée: montrons seulement ici comment nos anciens jurisconsultes, faute de l'avoir placée. sur son véritable terrain, ne l'ont pas véritablement résolue.

280) La femme mariée en pays de communauté avaitelle sa part aux acquèts faits dans une province où la coutume était exclusive de communauté? Dumoulin, qui fut non pas peut-être le premier (car l'on cite de nombreux jurisconsultes de l'école de Bologne parmi ceux qui professèrent cette opinion), mais le plus illustre des défenseurs du droit de la femme, émit à ce sujet sa célèbre consultation de 1525 (consilium 53). Froland dit, à ce sujet, qu'il la résolut avec la confiance qui lui était assez ordinaire, et, en effet, si l'on se reporte à l'argumentation de Dumoulin, on remarque qu'elle se réduit à une pure affirmation : « Il n'y a nul doute, dit-il, qu'une société, comme tout contrat exprès ou tacite, embrasse les biens situés en tout lieu, sans différence, suivant les territoires... C'est la conséquence de ce que la société conjugale procède non pas de l'autorité de la coutume, mais du consentement des parties..... il faut faire une différence entre l'effet direct de la coutume, qui est réel, et l'effet indirect qu'elle peut produire par l'expression de la volonté des parties. » D'Argentré n'avait pas tort de voir là des moyens proposés plutôt pour soutenir un procès que dans l'espérance d'y réussir.

1 Mémoires concernant la qualité des statuts, t. I, p. 273.

Si l'on presse ce raisonnement, il apparaît qu'il se réduit à une pure affirmation: il n'explique nullement comment un droit acquis sous l'influence d'une coutume et en vertu de l'autorité qu'elle confère à la volonté des parties peut excéder les limites dans lesquelles l'autorité de la coutume elle-même est renfermée. Froland1, au cours des longues confidences qu'il nous fait de ses incertitudes, nous montre bien la faiblesse extrême des raisons qui déterminaient la doctrine la plus libérale dans cette grave question. Ici, il nous parle de la faveur due au contrat de mariage qui est le plus sacré de tous les actes qui se font dans la société civile, de la bonne foi, de l'honneur et de l'équité qui demandent l'accomplissement des engagements pris, de ce que dans un combat entre la coutume de la situation et celle du lieu où la célébration du mariage a été faite, celleci doit l'emporter parce que la disposition de l'homme est plus forte que la disposition de la loi. Plus loin, il allègue que le contrat de mariage est un pacte consenti non pas seulement par les époux mais par leurs familles, il revient sur son caractère favorable, il montre l'inconvénient qu'il y aurait à laisser l'époux porter atteinte à ses conventions en acquérant des biens dans des lieux où elles n'auraient aucun effet. Enfin il se déclare touché par l'argument de Stokmans, d'après qui le mari doit être réputé avoir acquis à la fois pour sa femme et pour lui, ainsi qu'un préposé dans une société. Est-il besoin d'observer que ces raisons empruntées au pur droit intérieur n'ont aucune valeur entre lois ou coutumes différentes? Froland lui-même le reconnaissait parfaitement, car il nous dit quelque part qu'il ne conçoit pas très bien pourquoi on donne, comme le fait le parlement de Paris, la qualité de personnel au statut admettant la communauté entre mari et femme.

Nous devons à Bouhier et à Boullenois des essais de construction plus sérieux. Le président au parlement de

1 Froland, Mémoires, t. I, pp. 93 et suiv., 186 et suiv., 198.

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