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La jurisprudence professe sur ce point, comme on sait, un sentiment contraire. En s'obstinant à ne considérer dans les formes des actes qu'un élément de certitude introduit dans les rapports entre particuliers, nos juges envisagent ces lois sous un point de vue trop étroit; en élevant ces lois au rang de lois d'ordre public, ils en exagèrent l'autorité et lui donnent un caractère absolu qu'elles ne possèdent même pas dans les rapports purement intérieurs. Ils commettent en cela une faute contraire à celle que nous leur avons maintes fois reprochée et qui consiste à comprendre dans le domaine de l'autonomie ce qui appartient sans partage à l'empire de la loi.

267) Une dernière question doit être vidée ici. Que des personnes se trouvant à l'étranger puissent, pour les actes. qu'elles entreprennent, user des formes autorisées par la loi locale, cela n'est point douteux, mais pourraient-elles se rendre à l'étranger précisément pour jouir d'une facilité plus grande dans la célébration de l'acte qu'elles veulent accomplir et échapper aux exigences, jugées par elles tyranniques, de leur loi nationale? Ou, au contraire, serait-on en droit d'attaquer l'acte ainsi fait pour fraude à la loi ? La question, remarquons-le, est beaucoup moins grave que celle qui se pose lorsque des personnes vont passer un acte en pays étranger pour se soustraire à de véritables empêchements, à des conditions de fond qui eussent rendu complètement impossible l'acte qu'elles projettent. Ceux qui, avant la modification de la loi écossaise, allaient prendre le légendaire forgeron de Gretna-Green pour témoin de leur union, n'agissaient ainsi que pour n'avoir pas à justifier du consentement de leurs parents, et les Autrichiens qui allaient divorcer et se remarier à Klausenbourg ne songeaient qu'à secouer le joug d'une union indissoluble.

Ces hypothèses ne nous occupent point ici, et il s'agit

1 V. les autorités citées dans la note de M. Naquet sous Cass., 29 juillet 1901, S., 1903-1-73, et notre note sous Cass., 14 juin 1899, précitée.

simplement de personnes allant chercher à l'étranger des formes plus commodes pour l'acte juridique qu'elles ont résolu d'accomplir. En soi-même le mal n'est pas grand et, sans doute, il n'aurait pas attiré l'attention si la fraude. n'était pas fréquente, facile à prouver et si elle ne concernait pas régulièrement le plus grave de tous les actes civils. C'est l'hypothèse classique de personnes qui passent la frontière, se marient à l'étranger et rentrent dans leur patrie, démontrant ainsi, par le fait, qu'elles ne se sont mariées à l'étranger que pour ne pas se marier chez elles. La jurisprudence française n'a jamais réprouvé cette façon d'agir. Elle a admis ces personnes à bénéficier de la disposition de l'art. 170 code civil, à condition d'avoir fait en France les publications requises par la loi, encore sur ce point interprète-t-elle avec beaucoup de bienveillance le texte rigoureux, en apparence, de l'art. 170 et n'annulet-elle le mariage que si l'omission des publications a eu pour résultat de le rendre clandestin. La forme n'est donc bien ici que l'accessoire ; ce que la pratique exige, c'est la publicité or la publicité est une condition essentielle du mariage 1.

On est tenté de conclure de là que la règle locus regit actum n'admet pas l'exception que l'on tenterait de tirer de l'intention frauduleuse des parties. Cette solution est pourtant des plus contestées et, disons-le, des plus contestables. La règle locus regit actum fournit aux particuliers des facilités exceptionnelles, justifiées par l'intérêt du commerce international. Mais il importe au maintien de l'autorité des lois intérieures que l'on ne puisse pas, par fraude, se soustraire à leur empire. En pareil cas, il y

1 Cette jurisprudence est très abondante. Parmi les décisions les plus récentes v. Trib. Seine, 9 août 1900, Cl. 1901, p. 154, et 21 juin 1900, Cl. 1902, p. 613. Cette nécessité de la publication en France d'un acte passé à l'étranger se concilie peu avec la règle locus regit actum. C'est une mesure préventive prise contre la fraude, et à ce titre elle doit être approuvée. On connaît la grosse controverse soulevée par les termes de l'art. 170. Elle n'intéresse pas la théorie du droit international privé.

a abus véritable, un abus que le droit international n'a nullement intérêt à sanctionner. Lorsque la fraude sera démontrée l'acte pourra être annulé. Ajoutons que, réserve faite du cas signalé au texte, la preuve de la fraude sera difficile, souvent même impossible, ce qui réduit singulièrement l'importance de la controverse 1.

268) Les lois sur la preuve touchent de très près à celles qui concernent la forme des actes, bien qu'à la vérité elles ne s'identifient pas avec elles, complètement au moins. La règle locus regit actum,qui autorise les parties à un acte à se servir des formes prescrites par la loi du lieu où elles se trouvent, signifie fatalement aussi que, pour la preuve de leurs droits respectifs, elles pourront invoquer cette même loi lex loci actus. S'il en était autrement, la règle ne signifierait plus rien du tout. Donc c'est la loi de ce lieu qui décidera si un acte écrit devait être dressé, à quelles conditions il faudra qu'il ait satisfait, quel degré de preuve il emporte au profit de ceux qui se prévalent de ses énonciations. Cette même loi déterminera également à quelles autres preuves il est permis de recourir en cas de défaut d'écrit, si un commencement de preuve par écrit peut autoriser l'ouverture d'une enquête, si l'aveu est admissible ou encore le serment, quelles présomptions résulteront, s'il y a lieu, du silence des parties. Ces diverses conséquences sont toutes contenues dans la portée pratique de la règle locus regit actum. En disant qu'au point de vue de la forme de l'acte les parties peuvent invoquer la loi du lieu où il est fait, on décide implicitement que tout

La majorité de la doctrine actuelle se prononce contre l'opinion énoncée au texte. En ce sens Waechter (Archiv, II, pp. 413-415) qui étudie avec un soin particulier cette question; Schaeffner (Entwickelung, p. 107); Savigny (loc. cit., pp. 353 et suiv.); de Bar (t. I, p. 350); Wharton (8 695, p. 634); Phillimore (t. IV, p. 496); Asser et Rivier (Éléments, p. 62); Weiss (Traité élémentaire, pp. 256 et suiv.), Audinet, p. 266, Buzzati (loc. cit., pp. 154 et suiv.). En notre sens Fœlix (t. I, p. 178); Laurent (t. II, pp. 432 et suiv.); Chrétien (La lettre de change en droit international privé, p. 70); Despagnet, pp. 354 et suiv.

ce qui concerne la preuve de leurs droits sera soumis à la loi de ce même lieu. Nous dirons pareillement que, lorsque les parties sont autorisées à user des formes prévues par leur loi nationale, elles peuvent aussi recourir aux modes de preuve admis par cette même loi, s'il est démontré qu'elles ont entendu s'y soumettre. Cette restriction est nécessaire; s'il est possible de donner aux particuliers le choix entre deux formes également applicables à leur acte, il ne ressort pas de là que devant la justice ils aient le choix entre deux systèmes de preuve. Cette facilité ne servirait qu'à mettre un contractant à la merci de la mauvaise foi de son adversaire.

269) Tout ce qui concerne l'admissibilité de la preuve et sa force est donc du ressort de la loi du lieu où l'acte a été passé (ou de la loi nationale le cas échéant), la matière de l'administration des preuves appartient, au contraire, à la lex fori. C'est une face de la compétence de la lex fori en matière de procédure. Si donc une procédure en vérification d'écriture doit être suivie, si une enquête est faite, un serment reçu, un interrogatoire des parties ordonné, ces diverses procédures ne pourront avoir lieu que suivant la pratique usitée devant la juridiction saisie. Il faut faire exception pour le cas où la preuve est recueillie à l'étranger par voie de commission rogatoire; c'est alors la procédure du lieu où siège le juge, agissant en vertu de cette commission, qui sera suivie.

Cette distinction fondamentale entre l'admissibilité de la preuve et son administration n'est pas sans susciter quelques difficultés sur les points qui servent, en quelque sorte, de frontière à ces deux domaines, par exemple dans la matière de l'incapacité ou de la récusation des témoins. Nous ne nous occuperons pas de ces questions particulières.

270) Les notions qui précèdent ne sont rien autre que le développement de la règle locus regit actum et ne con

cernent, comme cette règle elle-même, que les faits ayant dès l'origine un caractère juridique ce sont là des actes que régit la loi du lieu, actes tantôt volontaires comme une vente ou un testament, tantôt obligatoires comme sont les actes de l'état civil (art. 47 code civil). Mais ces actes ne sont pas seuls à considérer. Certains faits purement matériels peuvent emporter des conséquences juridiques et donner lieu à des procès au cours desquels des questions de preuves se présenteront. Cela arrive soit en vertu d'une obligation légale comme celle qui résulte des délits ou des quasi-délits, soit parce que la loi transforme en rapport légal le rapport naturel établi par ce fait entre deux personnes (la filiation maternelle est ainsi le résultat de la naissance), soit encore par l'effet d'une présomption attachée par la loi à ce fait. L'accouchement d'une femme légitime donne naissance à la présomption pater is est au profit de l'enfant. La remise du titre fait présumer (avec une force plus ou moins grande suivant les cas) la libération du débiteur.

Dans les cas de cette sorte la question de preuve acquiert une importance qu'elle ne possède nulle part ailleurs. Le droit est la conséquence d'un fait: si ce fait n'est pas établi, le droit n'existera jamais. La preuve est donc ici, par la force même des choses, la condition de l'existence du droit, elle se confond avec lui et doit être régie par la loi compétente au regard du droit lui-même. Cette identité ne fait pas question en ce qui concerne la filiation. Qu'est-ce que les lois sur la filiation? Ce sont des lois organisant un certain nombre de preuves de l'état d'enfant légitime ou naturel, fournissant des présomptions en cas de nécessité, réglant les objections qui pourront être faites. Personne n'a jamais prétendu appliquer à cette matière la loi du lieu de la naissance de l'enfant : c'est de sa loi nationale que tout cela dépend. La loi compétente en matière d'état des personnes est compétente, même relativement aux preuves qui serviront à établir cet état.

Il n'en est pas autrement ailleurs. Lorsqu'un délit a été

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