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lera la demande, car, dans l'hypothèse, l'ordre public de son pays n'est nullement intéressé. Si, au contraire, il voit dans le respect de la loi d'ordre public compétente un principe du droit international privé et un article de cette communauté juridique existant entre peuples civilisés, il repoussera cette même demande, parce que le rapport de droit dont elle procède a été établi contrairement aux règles du droit international privé.

Les juges auront toujours une tendance à se placer au premier de ces deux points de vue 1. Cela facilite leur tâche et cela concorde mieux avec les idées de personnes qui, étant rarement aux prises avec des questions internationales, ont peine à se faire une idée exacte des devoirs des États compris dans la communauté internationale.

Le même penchant porte les juges à multiplier sans mesure les applications de leur loi nationale. Ce penchant est intelligible et humain, mais il ne doit pas être approuvé. Il n'est pas douteux, en effet, que le principe de la territorialité des lois d'ordre public est une règle du droit international privé. Elle l'est au même titre que toutes les autres, parce qu'elle repose sur la même base, sur les devoirs de l'État envers ses sujets, devoirs dont le respect s'impose dans les rapports des États entre eux. Certaines lois sont extraterritoriales, parce qu'elles correspondent au devoir incombant à l'État de protéger ses nationaux en tout temps et en tout lieu; d'autres sont territoriales comme satisfai

1 Cette tendance est également puissante en doctrine. Elle se recommande de la grande autorité de Savigny, lequel considère comme une exception à l'obligation d'appliquer le droit local propre à un rapport donné la nécessité de respecter les lois que nous appelons d'ordre public (trad. Guenoux, pp. 34 et suiv.). De Bar (Theorie und Praxis, t. I, pp. 127 et suiv.) paraît adopter le même point de vue. Sa formule (p.130) n'envisage l'ordre public que comme pouvant faire obstacle à l'exercice sur un territoire des droits régulièrement acquis à l'étranger. Elle est manifestement trop étroite, car s'il est vrai qu'une personne ne peut faire appel à un droit lui appartenant en vertu d'une loi étrangère pour se soustraire à un principe d'ordre public local, il est plus clair encore que cette personne ne pourrait se constituer un droit valable au mépris d'une disposition d'ordre public.

sant à une autre fonction de l'État, au maintien de l'ordre public sur son territoire. Il y a parité complète entre la raison d'être de ces deux compétences diverses de deux catégories de lois et, par suite, l'on ne peut pas prétendre que l'une ait un caractère juridique international que l'autre ne posséderait pas. Même s'il fallait établir entre elles un ordre de primauté, la territorialité des lois d'ordre public devrait être classée en tête comme étant l'émanation de la fonction la plus importante de l'État.

217) De ce principe la conséquence directe est celle-ci : la règle de la territorialité des lois d'ordre public a droit à un respect universel, comme toute autre règle du droit international privé. C'est ce que nous avons nommé, dans une précédente étude, l'effet réflexe de la territorialité des lois d'ordre public 1. Cet effet réflexe n'a, du reste, rien

1 V notre Ordre public, pp. 82 et suiv. M. Aubry (De la notion de territorialité, Cl. 1896, pp. 296 et suiv.) nous attribue à ce sujet une doctrine bien tortueuse en nous faisant dire qu'une loi étrangère peut, en matière d'ordre public, être appliquée dans un pays comme loi d'un for étranger. En vérité, avant de lire M. Aubry, nous n'avions aucune idée de ce détour. Une loi étrangère d'ordre public s'impose à un tribunal quelconque lorsqu'elle était compétente dans le rapport de droit dont il est saisi. Ceci est la traduction de cette idée toute simple qu'un juge ne doit reconnaître la validité d'un rapport de droit que lorsque ce dernier a satisfait aux exigences de la loi compétente. Nous n'avons jamais dit autre chose. Du reste, il n'est pas exact d'avancer, avec M. Aubry, que toute différence entre les lois d'ordre public de deux pays entraîne fatalement une contradiction. Il est d'ordre public que je ne joue pas en France; il n'est pas d'ordre public que je joue en Angleterre où, je le suppose, cette prohibition n'existe pas. Dans ce domaine, les cas de contrariété absolue sont, au contraire, l'exception, et dans les cas mêmes où cette contrariété se produit, le juge se contentera de refuser aux actes passés à l'étranger tout effet dans son pays si cet effet doit y être incompatible avec les nécessités de l'ordre public. Pour repousser et l'effet réflexe des lois d'ordre public et la base que nous lui assignons dans le devoir des États de respecter leur mutuelle souveraineté, M. Aubry allègue le défaut d'effet réflexe des lois politiques et des lois pénales. Il affirme avoir démontré ainsi l'inanité de notre méthode. C'est aller un peu vite: au plus pourrait-il dire que dans la pratique internationale actuelle ce principe n'est pas encore arrivé à une application générale, qu'il comporte des exceptions, ce que nous ne contestons nullement et ce dont nous avons donné ailleurs l'explication.

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de particulier aux lois d'ordre public. Tout principe considéré comme faisant partie du droit international privé doit jouir d'un respect universel; c'est la condition fondamentale de l'existence d'un droit international privé quelconque. Il n'est peut-être pas inutile d'observer ici que cette grande loi ne recevra sa pleine application qu'au mo– ment où les diverses nations se seront entendues sur l'adoption d'un corps uniforme de principes de droit international privé.

Ce moment n'est pas encore venu, on le sait. Aussi, pour être plus exact et nous conformer mieux à l'état actuel des choses, poserons-nous cette formule tout principe compris dans la définition acceptée par une législation des règles du droit international privé doit être respecté par l'État aussi bien dans les applications qu'il a reçues à l'étranger que dans celles qu'il reçoit sur son propre territoire. Quant à la question qui nous occupe, ces deux formules ont une valeur égale, car la territorialité des lois d'ordre public est une notion que l'on rencontre dans toutes les doctrines, dans toutes les législations.

218) Le principe étant ainsi justifié, il faut insister sur ses conséquences: elles sont considérables et se groupent autour des deux grandes règles déjà citées. 1° Tout rapport de droit établi en violation des règles d'ordre public de la loi compétente doit être considéré en tout lieu comme irrégulier et de nul effet. De là dérive pour le juge l'obligation de rechercher quelle était la loi d'ordre public compétente et de refuser sa sanction au rapport de droit existant au mépris des dispositions de cette loi. Cette idée est féconde en applications pratiques intéressantes. Le prêt usuraire fait en France devra être réputé usuraire, même dans les pays où le taux de l'intérêt est libre. Le meuble perdu ou volé transmis, en France, à un acquéreur de bonne foi ne devient pas sa propriété et peut être revendiqué contre lui aussi bien à l'étranger qu'en France et sans qu'il y ait lieu de tenir compte de la législation du pays devant les tribunaux duquel l'action est portée.

Lorsqu'une sentence étrangère est présentée à un juge à fin d'exequatur, ce juge refusera de la laisser exécuter si elle a été rendue par un tribunal incompétent. Que faut-il entendre en la matière par tribunal incompétent? Celui qui était incompétent d'après la loi du pays dans lequel la sentence a été rendue. Il n'est pas douteux, en effet, que les lois de compétence comme les lois de procédure soient d'ordre public. Le juge étranger doit s'incliner devant le droit de disposition qui appartient à cet égard à l'État étranger. Ce point souffre cependant une réserve qui sera faite un peu plus bas.

219) 2° Tout rapport de droit établi en conformité des règles d'ordre public de la loi compétente doit être tenu pour valable (sous ce rapport au moins). Cette conséquence dérive aussi directement que la précédente de notre principe, mais elle est immédiatement sujette à une restriction importante. Ce rapport sera considéré comme valable, à moins qu'il ne soit contraire à l'ordre public du pays où l'on prétend le faire valoir. Cette exception est nécessaire, car on ne peut obliger un État à respecter la légitime action des lois étrangères jusqu'au point de compromettre son propre ordre public; elle est fréquente aussi. Nous nous bornerons ici à quelques exemples, devant revenir sur ce point à l'occasion de la théorie des droits acquis.

220) Nous disions plus haut que dans l'instance en exequatur le juge doit, sur la question de compétence, se référer à la loi du for devant lequel le procès a été pendant. Il est possible cependant qu'une autre ligne de conduite s'impose à lui. Si le procès était, d'après la loi de l'État auquel l'exequatur est demandé, de la compétence des tribunaux de cet État, ou encore si la loi de compétence qui a investi le juge étranger de sa juridiction est considérée dans le pays d'exécution comme contraire aux lois élémentaires de la justice, le juge refusera l'exequatur. Entre deux ordre publics en conflit il choisira le sien. Rien de

plus légitime que cette préférence. C'est ainsi que les juges étrangers refusent régulièrement l'exequatur aux jugements français rendus sur le fondement de l'article 14 du code civil. De même on refuse, l'exécution aux jugements étrangers, quand il est prouvé que la partie condamnée n'a pas été citée au procès. C'est encore une très bonne application de l'exception d'ordre public.

On trouvera des applications fréquentes de la règle et de l'exception en matière de nationalité. Les lois sur la nationalité sont, au premier chef, des lois d'ordre public auxquelles respect est dû dans les limites de leur compétence. On ne refusera pas à un étranger de se prévaloir en France d'un mode d'acquisition ou de perte d'une nationalité étrangère non admis par la loi française. Mais, s'il arrive que cet homme soit, aux termes de la loi française, un Français, il invoquerait en vain devant nos tribunaux les dispositions de la loi étrangère qui l'ont fait citoyen de l'étranger. Fatalement, dans chacun des deux États auquel il se rattache, il sera considéré comme un national de l'État. Fatalement les nombreux inconvénients attachés à une nationalité double se produisent par rapport à lui. La diversité des lois sur la nationalité produit de semblables conflits, mais ils résultent surtout des termes des traités d'annexion qui sont régulièrement interprétés par chacun des États intéressés dans le sens le plus favorable à ses prétentions 1.

221) Il faut encore, pour achever le tableau des effets internationaux des lois d'ordre public, signaler certains conflits, les plus graves de tous, qui sont aussi la conséquence inévitable de l'indépendance des États en matière

1 Ces conflits sont d'autant plus embarrassants que la personne intéressée n'a pas la ressource de fixer sa situation en acquérant exclusivement l'une des deux nationalités entre lesquelles le doute existe. On n'acquiert pas ce que l'on possède déjà. L'obtention d'une troisième nationalité par voie de naturalisation pourrait seule mettre fin à son embarras, mais c'est un remède héroïque, contraire aux intérêts comme aux intentions de la personne à double nationalité.

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