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du délit intervenu. Faut-il dire pour cela que le navire est une portion flottante du territoire national? Cela ne nous paraît pas nécessaire et une autre raison est plus probante. L'État dont le navire porte le pavillon est évidemment seul intéressé à ce que l'ordre règne à son bord; cela suffit à asseoir la compétence de ses lois. Des difficultés semblables se présenteraient si le délit était commis sur une terre n'appartenant à aucune souveraineté régulière et reconnue; elles présentent une grande analogie, à notre point de vue, avec le cas de l'abordage en pleine mer qui a déjà été examiné. Enfin une imagination féconde pourrait prévoir l'hypothèse d'un délit commis en ballon. On peut attendre, pour l'examiner, que la navigation aérienne ait fait encore quelques progrès.

La responsabilité contractuelle donne lieu, de son côté, à des difficultés graves. Non pas sans doute dans la mesure où elle peut être déterminée par les contractants euxmêmes, car il suffit alors d'appliquer la loi conventionnelle de leur contrat, mais dans la mesure où cette responsabilité dérive d'une disposition impérative de la loi. Le contrat de transport a fait naître à cet égard une difficulté célèbre. Tandis que les transports par terre sont régis à cet égard à un droit uniforme, grâce surtout à l'Union de Berne du 14 octobre 1890, les transports maritimes demeurent sous le régime de la diversité des lois. Or parmi les lois maritimes, certaines admettent des clauses de non-responsabilité que d'autres repoussent. D'après la loi anglaise, l'armateur peut s'exonérer, par contrat, de la responsabilité des fautes du capitaine; d'après la jurisprudence française, il ne le peut pas1. Quelle loi sera applicable à un transport effectué entre les deux pays par un vaisseau anglais ? L'application de la loi choisie par les parties ne se discute même pas 2. Je ne crois pas que

1 V. notamment Cass., 1er mars 1887, S., 1887-1-121, et la note de M. LyonCaen.

2 Cf. Cass, 12 juin 1894, S., 95-1-161, et la note de M. Lyon - Caen, Trib. Seine, 30 novembre 1895, Cl. 96, p. 368. Les critiques adressées par

l'on puisse davantage songer à la loi du pavillon, car il s'agit d'une règle intéressant non pas le bon ordre du navire, mais la sécurité des transports. Or le voyage entrepris est un transport pour deux pays, pour le pays d'où vient le navire et pour le pays où il va. Deux lois, celle du pays d'exportation et celle du pays d'importation, sont intéressées au même titre dans ce transport et doivent être appliquées concurremment. Il suffit donc que la clause de la charte-partie soit illégale, d'après l'une des deux législations en présence, pour que juridiquement elle ne puisse pas produire son effet 1.

214) On rencontre dans le domaine des lois morales certaines règles d'ordre public dont la compétence normale est fort difficile à déterminer. Aucune de ces lois, peut-être, n'est plus connue et plus souvent citée que l'interdiction de la bigamie. Et pourtant si l'on se demande quelle est, en cette matière, la loi compétente, on tombe immédiatement dans des doutes fort graves. Est-ce la loi

notre savant collègue à l'arrêt de la Cour étaient, dans l'espèce, parfaitement fondées, car il s'agissait d'un transport effectué entre deux ports anglais. Mais nous ne pouvons nous associer aux considérations développées par lui. Ce n'est point la lex loci contractus qui doit être ici déterminante, mais la loi des pays entre lesquels le transport a lieu. Nous convenons, du reste, qu'en elle-même la lex fori n'a aucune raison de l'emporter sur les autres. Le Reichsgericht, 18 avril 1894 (Cl. 96, p. 410) a appliqué, en pareil cas, la loi du lieu de destination du navire.

1 Cf. Cass., 24 février 1864, S., 1864-1-385 et la note. Un passager français, allant de Hong-Kong à Marseille sur un navire anglais, perd ses bagages par suite du naufrage du bateau. Il réclame, on lui oppose une clause de non-responsabilité inscrite sur son bulletin de bagages. La Cour de cassation condamne sa prétention en vertu de la règle de l'article 1134 code civ. Il est certain, cependant, que si le contrat avait eu lieu en France, la clause de non-garantie aurait été jugée sans valeur. Cette différence est inacceptable qu'importe le lieu où le contrat est fait quand il s'agit d'un transport en France. L'arrêtiste ne voit pas là une disposition d'ordre public, parce que la clause en question n'est pas contraire à la morale universelle. Je crois précisément que cette conception trop élevée de l'ordre public a été cause de la fausse direction longtemps suivie sur ce point par notre jurisprudence

du lieu où le mariage est célébré? Je crois que c'est bien ainsi que l'on envisage d'habitude la portée de cette règle d'ordre public. Cependant on peut se demander en quoi un mariage polygamique d'étrangers, qui ne seraient mème point domiciliés dans le pays de célébration de leur union, peut troubler l'ordre public de ce pays. Est-ce la vie en commun d'un homme et de plusieurs femmes? Il est certain que cette communauté d'existence choque directement nos idées et nos mœurs on peut hésiter cependant à admettre que ce soit précisément cela que le législateur a entendu interdire. On voit par cet exemple combien une règle réputée banale peut devenir embarrassante si l'on prend soin d'aller au fond des choses et de scruter sa véritable portée internationale.

215) La théorie de la détermination de la loi compétente en matière de lois d'ordre public n'a jamais été faite. Les développements qui viennent d'être donnés n'épuisent pas, sans doute, cette importante et difficile matière. Ils ont eu pour but de la proposer à l'attention des jurisconsultes et de signaler certains points sur lesquels on peut obtenir, par l'application de notre méthode, des résultats juridiquement incontestables.

Ils auront montré aussi que la science du droit international privé, telle que nous la concevons, est infiniment plus flexible dans ses méthodes, plus variée dans ses conséquences que l'ancienne théorie statutaire. Celle-ci n'hésitait jamais qu'entre deux lois, loi du domicile, loi de la situation des biens, encore marquait-elle une préférence constante pour cette dernière. Celle-là consacre, suivant les cas, les prétentions de chacune des lois au domaine desquelles le rapport de droit peut toucher. Les lois de la situation, du domicile, du contrat, du lieu d'exécution, du pavillon, du for compétent, reçoivent d'elle, tour à tour, leur part légitime d'influence, mais respectueuse de la volonté des parties dans les limites qui lui sont assignées par la puissance publique, respectueuse aussi de la voca

tion naturelle que possède la loi nationale à pourvoir à la protection de la personne, la théorie ne permet l'application de ces diverses lois que lorsque l'ordre public des États qui les ont portées se trouve en jeu.

Remarquons, du reste, que cette théorie ne compromet en rien la territorialité des lois d'ordre public. Quelle que soit celle d'entre elles qu'après considération de leur but commun l'on se décide à appliquer, on l'applique toujours comme loi territoriale, c'est-à-dire que l'on soumet à son empire tous les rapports de droit qui présentent avec elle cette relation qui détermine sa compétence, quelque origine qu'ils aient et quelles que soient les parties intéressées. Voici, par exemple, la loi qui déclare une personne responsable des délits d'une autre. C'est une loi d'ordre public et dont la compétence dépend du lieu où le fait délictueux a été commis, car c'est l'ordre public de ce lieu qui est intéressé à son application. Cette loi ne s'appliquera done qu'autant que l'acte source de la responsabilité aura eu pour théâtre le pays dans lequel elle est en vigueur, mais dans les limites de cet État elle sera territoriale et s'appliquera à toutes personnes sans distinction de nationaux et d'étrangers, de domiciliés ou de non-domiciliés.

Bien plus, on peut affirmer que la détermination de la compétence de toute loi territoriale est nécessaire pour donner un sens quelconque à la notion de territorialité. Si l'on néglige d'y procéder on aboutit à un non-sens, à cette conclusion qu'un mème rapport de droit est soumis à l'empire de toutes les législations dont il touche le territoire, de plusieurs législations dont la teneur sera différente, contradictoire peut-être. Ce serait rendre impossible l'application du principe de territorialité des lois d'ordre public. C'est encore un service que la considération du but social de chaque loi d'ordre public est appelée à rendre, que cette fixation du domaine dans lequel elle peut raisonnablement prétendre à exercer son autorité.

216) Nous avons essayé jusqu'ici de démêler le véritable

sens du principe: il nous reste encore, pour bien apprécier sa portée, à définir exactement l'autorité internationale qui doit lui être reconnue.

On peut, à ce point de vue, émettre deux idées différentes et considérer le principe soit comme un élément de la communauté du droit entre nations, soit comme une infraction à cette communauté. Hâtons-nous d'éclairer cette question abstraite en en montrant l'intérêt pratique. Si la règle de la territorialité des lois d'ordre public peut être considérée comme une règle du droit international, ses applications jouiront d'un effet universel, et un État devra considérer comme nul un acte juridique accompli au mépris de la loi d'ordre public compétente, alors même que son propre ordre public serait désintéressé dans l'affaire. Si c'est, au contraire, une pure exception aux règles du droit international privé, exception commandée par les exigences de la législation intérieure, le juge de chaque État ne tiendra compte de la non-conformité des rapports qui lui sont soumis avec l'ordre public qu'autant qu'il s'agira de son propre ordre public. En aucun cas il n'accordera la sanction de ses décisions aux prescriptions d'un ordre public étranger.

Prenons un exemple. L'article 1780 défend tout louage de service qui serait consenti pour la vie entière du bailleur. Il n'est pas douteux que cette loi protectrice de la liberté de l'homme soit une loi d'ordre public. Si un engagement de cette nature était pris à l'étranger dans un pays où il est considéré comme licite, et si on voulait ensuite le ramener à exécution en France, certainement les juges français refuseraient de le sanctionner; ils y verraient avec raison une atteinte à l'ordre public français. Mais considérons l'hypothèse inverse: c'est en France que cet engagement a été pris et c'est à l'étranger que l'on prétend le faire valoir. Que répondra le juge saisi du litige? Ici apparaît l'intérêt de notre question. Si le juge étranger considère l'exception d'ordre public comme appartenant exclusivement à la législation intérieure, il accueil

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