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vent servir au besoin à les distinguer. Les lois d'ordre public constituent des préceptes généraux et uniformes s'adressant également à toutes les personnes de toutes les conditions. On les dit pour cette raison absolues, et il faut qu'elles le soient. Puisqu'elles n'envisagent dans l'individu sujet à leur empire que le membre de la communauté et que cette qualité appartient également à tous les particuliers membres de l'État, il est logique qu'elles leur imposent à tous les mêmes obligations sans acception de personnes ni de conditions. Ce caractère justifie aussi leur nom de lois d'ordre public. Il est de l'essence de tout ordre, de contenir un principe applicable à toutes les personnes entre lesquelles cet ordre doit régner. Qu'il s'agisse d'un ordre purement matériel, comme celui qui résulte de l'arrangement des soldats sur un champ de bataille, ou qu'il s'agisse d'un ordre légal, comme celui que l'on doit obtenir dans le sein d'une société policée, l'idée première est la mème : pour obtenir un ordre dans l'un ou dans l'autre domaine, il faut une règle commune à tous ceux qui doivent être mis en ordre.

Et l'on peut observer aussi que dans cette idée d'ordre est contenue en germe la justification de la territorialité des lois d'ordre public, car on ne s'expliquerait pas plus qu'un étranger pût venir par sa conduite troubler l'ordre établi par le législateur, qu'on ne s'expliquerait qu'un militaire, à la parade, prétendit compromettre par l'incohérence de ses mouvements personnels les mouvements combinés des troupes dont il fait partie. Les auteurs anciens désignaient volontiers nos lois sous le nom de lois prohibitives et, bien que cette appellation manque de précision, elle n'est pas, elle non plus, sans raison. Les lois d'ordre public sont des lois préventives et elles se présentent le plus souvent sous la forme de prohibitions. Elles sont aussi généralement

1 Ceci n'est pas absolu. On trouve aussi, quoique très rarement, des lois d'ordre public à forme positive, lois qui confèrent aux personnes certaines aptitudes ou certains droits pour des raisons de justice élémentaire ou de haute convenance. Ainsi nos tribunaux reconnaîtront les

préventives, parce qu'il n'appartient pas à un particulier de réparer le tort qu'il a pu faire à la communauté : ces torts sont souvent irréparables et le rôle du pouvoir législatif est ici d'empêcher, par les divers moyens à sa disposition, l'acte redouté d'être accompli. A cela servent les peines qui détourneront du crime par la crainte de ses conséquences, les nullités absolues auxquelles certains actes sont, par avance, condamnés, les refus d'action dans certains cas, bref tous les procédés par lesquels on peut dissuader d'un acte que l'on redoute pour la communauté.

Cependant ce caractère prohibitif, apanage habituel des lois d'ordre public, ne leur est pas essentiel. On trouve des lois prohibitives qui n'intéressent pas l'ordre public et, inversement, quoique plus rarement, des lois d'ordre public qui ne sont pas en la forme prohibitive.

Il est presque oiseux d'indiquer que les lois d'ordre public ne sont pas des lois facultatives. On ne concevrait pas qu'il en fût autrement. Cependant il est peut-être permis de signaler une exception à cette règle dans les lois sur la circulation monétaire qui sont des lois de crédit public et qui, pourtant, ne répugnent pas à toute dérogation issue de la volonté des particuliers 1.

droits d'un vivant à un mort civil, refuseront d'admettre qu'un nègre ne puisse avoir les mêmes droits qu'un blanc, repousseront toute incapacité jugée par eux attentatoire à la dignité de la personne humaine, etc. (cf. notre Ordre public, pp. 72 et suiv.). La conscience approuve ces décisions, mais lorsque la raison, plus curieuse, cherche à les expliquer, elle a assez de peine à en découvrir le motif. En réalité, ces solutions exceptionnelles ressortent de cette idée générale, qu'un État ne se croit jamais obligé à des concessions contraires à un certain état de justice élémentaire sur lequel repose son organisation politique et juridique. Cet état, c'est son ordre moral et l'on comprend qu'il en requière strictement l'observation. C'est pour la même raison qu'un État, bien que les lois étrangères de procédure ne le concernent pas, ne donnera pas l'exequatur à un jugement étranger rendu sans que l'intimé ait été mis à même de se défendre, pour la même raison encore que l'on n'extrade point les criminels en matière politique. Ils n'ont pas assez de chances d'obtenir justice du tribunal où on prétend les traduire.

1 Cette exception n'est pas elle-même tout à fait isolée. Les lois sur la compétence appartiennent à la classe des lois d'ordre public et cepen

191) Nous avons émis jusqu'ici des spéculations tout à fait générales touchant les lois d'ordre public. Il est temps maintenant d'entrer un peu plus dans le détail et d'énumérer les principales lois d'ordre public. Essayons de définir les catégories où elles figurent.

On a coutume de citer d'abord les lois politiques et, à un certain point de vue, cette préférence est juste. Ce sont, en effet, les lois présumées les plus nécessaires au maintien de l'existence de l'État. Les lois politiques s'imposent aux étrangers, cela va de soi, mais ce principe n'est pas d'une application bien fréquente. Les étrangers ne jouissant pas des droits politiques, la compétence des lois organisant ces droits, les limitant, les réglementant, ne les atteint pas. Ils sont soumis, au contraire, aux lois qui punissent les crimes et les délits politiques, toutes les fois où leur qualité ne les empêche pas de commettre les actes réputés tels par la loi.

Les lois concernant les droits publics de l'individu, c'està-dire le faisceau des libertés connues sous ce nom, sont également territoriales et pour la même raison; elles concernent directement les limites des pouvoirs de l'État. Cette territorialité intéresse les étrangers, car les droits publics leur sont reconnus aussi bien qu'aux nationaux.

Il est prudent de se garder de donner à cette règle, que les lois politiques sont d'ordre public, une généralité que rien ne justifierait. La jurisprudence n'a pas toujours su éviter cet écueil. Ainsi beaucoup d'auteurs pensent que la territorialité des lois relatives à la succession immobilière s'explique par le caractère politique desdites lois. Nous croyons qu'ils exagèrent l'importance de la propriété immobilière. Il fut un temps où elle possédait, sans aucun doute, un caractère politique très accusé, mais ce temps a

dant elles admettent l'influence de la volonté des intéressés. Il en est de même, quoiqu'à un moindre degré, des lois sur la nationalité. On voit par là que nos lois d'ordre public ne correspondent pas du tout à celles que l'art. 6 code civ. revêt de la même dénomination. La formule proposée par Despagnet (Cl. 1889, p. 213) nous parait done trop absolue.

disparu avec les derniers vestiges de la féodalité et dans notre droit actuel la propriété immobilière n'appartient plus qu'au pur droit privé.

Il faut dans cette voie pousser plus loin encore. Notre doctrine française tend à proscrire, comme contraires à l'ordre public, les dispositions telles que les substitutions fidéicommissaires 1, le droit d'aînesse ou celui de masculinité, alors même qu'elles se présenteraient dans une succession intéressant exclusivement des étrangers?. Il semble, d'après elle, qu'il y ait quelque chose d'attentatoire au bon ordre et au droit de la souveraineté française sur son territoire, à ce que des institutions que le pays a rejetées pour lui-même puissent encore être appliquées à des étrangers.

192) Cette solution me laisse les doutes les plus graves. Que ces lois soient d'un caractère politique très net, c'est incontestable. Est-ce une raison pour les déclarer applicables aux étrangers en France, cela me paraît beaucoup moins certain. Il est politiquement essentiel que les Français n'usent d'aucune de ces institutions juridiques. Est-il également nécessaire à l'ordre public français, que les étrangers s'en abstiennent également sur le territoire français ? Je ne le sais pas. Alors même que des Anglais pourraient substituer leurs biens-fonds situés en France ou les transmettre suivant les règles propres à la loi anglaise, cela n'assurerait aux bénéficiaires de ces lois aucune suprématie politique en France et, inversement, si des Français

1 Voy. p. 352.

2 D'un arrêt de Paris du 7 août 1883 (Cl. 84, p. 92) on peut inférer que pour notre jurisprudence la question ne se présente pas sous la même face. La validité ou l'invalidité de ces institutions dépendrait de la nature mobilière ou immobilière de la succession. Le point de vue ordre public est donc mis entièrement de côté, et nos magistrats raisonnent ces questions comme l'eussent fait Bouhier et Boullenois. Aux exemples cités au texte on peut joindre un jugement du Tribunal de la Seine (18 juillet 1885, Cl. 86, p. 208) refusant d'ordonner la liquidation d'une société étrangère parce qu'elle comprenait les biens à venir des associés. N'est-ce pas encore une application exagérée de l'exception d'ordre public?

succédaient par parts égales à des immeubles situés en Angleterre, il est impossible d'apercevoir le tort que cela causerait aux institutions politiques de la Grande-Bretagne. Pourquoi dès lors ne pas laisser leur cours aux principes ordinaires du droit?

Cette solution qui s'impose à mon esprit présente, au point de vue théorique, une importance considérable. Elle ne tend à rien moins qu'à prouver la nécessité d'une distinction entre les lois politiques à notre point de vue. Les unes n'ont ce caractère que par rapport aux citoyens, d'autres le possèdent d'une façon absolue et il y aurait un danger politique à ne pas en exiger l'observation de la part des étrangers. Ces dernières seules sont territoriales1. La restriction énoncée ici contient une nouvelle source de difficultés, on ne peut se le dissimuler. Elle doit être faite pourtant, car il serait d'une méthode vicieuse de fermer les yeux à la vérité, sous le prétexte qu'elle conduira à de nouvelles complications.

193) Il faut placer sur la même ligne les grandes règles de morale jugées par le législateur assez importantes au salut de l'État, pour qu'il s'en fasse lui-même le champion et le soutien. Ce sont encore des règles d'ordre sur lesquelles il ne peut y avoir ni distinction ni transaction. Les étrangers doivent s'y soumettre. Le droit ecclésiastique, s'il n'appartient pas positivement à cette catégorie, peut y rentrer par assimilation.

Ce principe est incontestable, mais il ne doit pas être

1 Ce n'est pas qu'il y ait lieu de ressusciter ici la distinction critiquée ailleurs d'un ordre public relatif et d'un ordre public absolu. Toute doctrine est fautive qui prétend donner un double sens à une idée aussi nette et aussi précise que l'idée d'ordre. Mais la remarque énoncée au texte est pour nous une raison de plus de ne pas mettre au premier rang, dans l'étude des lois d'ordre public, la considération de l'importance politique de la loi et de nous attacher plus rigoureusement au point de savoir si elle correspond à une idée d'ordre. Nous avons cité l'exemple des substitutions. En Angleterre, la question des mariages entre beau-frère et belle-sœur provoque une difficulté du même genre. V. à ce sujet l'intéressant article de notre collègue, M. Mérignhac (Cl. 1902, pp. 5 et suiv.).

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