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185) Un grand mal a été en cette matière la conséquence du caractère trop vague des mots d'ordre public. Parce que l'art. 6 du code civil défend de déroger par conventions particulières aux lois qui concernent l'ordre public, les auteurs ont consenti à appliquer la qualification de lois d'ordre public à toutes les lois obligatoires et, comme toutes ces lois ne sont certainement pas obligatoires pour les étrangers, ils ont été conduits à distinguer deux ordres publics, l'ordre public intérieur et l'ordre public international: l'un comprenant toutes les lois impératives ou pro hibitives, l'autre plus étroit de beaucoup et s'appliquant exclusivement à celles dont l'effet est territorial. On verra un peu plus loin que cette distinction est inexacte et étend la notion d'ordre public bien au delà de ce que permet le sens naturel des mots. Mais nous pouvons constater dès à présent que la distinction, par ce fait seul qu'elle existe, prive l'expression d'ordre public de toute signification précise au point de vue d'une classification méthodique. Elle désigne à la fois deux catégories de lois fort différentes l'une de l'autre, fort inégales en étendue et qui, en réalité, n'ont rien autre de commun que leur caractère obligatoire. S'appliquant à l'une et à l'autre, elle ne caractérise

1 Il faut encore tenir compte de ce fait, qu'en droit intérieur français le mot lois d'ordre public a d'autres sens que celui de l'art. 6 indiqué au texte. D'après l'interprétation donnée par la jurisprudence à l'art. 46, §2, de la loi du 20 avril 1810, le ministère public peut agir d'office au civil, toutes les fois que l'ordre public est intéressé (v. Glasson, Précis de procédure, t. I, pp. 68 et suiv.). En outre, l'art. 83 code pr. civ. cite les causes intéressant l'ordre public au premier rang de celles qui sont communicables au ministère public. Ces trois ordres publics ne font point du tout allusion aux mêmes intérêts ni aux mêmes lois, l'ordre public de l'art. 6 code civ. est singulièrement plus large, que celui de l'art. 83 pr. civ. et ce dernier est lui-même moins étroit que l'ordre public de la loi du 20 avril 1810. On a grand'peine à se reconnaître dans ce fouillis. Le grand défaut de ce mot d'ordre public est son extrême commodité: employé trop souvent, il a perdu toute précision. Il possède, en retour, une grande force. On ne sait par quelle expression meilleure le remplacer. Aussi est-il préférable de se conformer à l'usage, sauf à le définir rigoureusement par rapport à chacune des fonctions que lui attribue la langue du droit.

plus spécialement ni l'une ni l'autre et échappe à toute définition rigoureuse par la variété des objets qu'on la contraint à embrasser. C'est une terminologie imparfaite, responsable pour une large part des difficultés de cette matière.

186) Une autre distinction présentée récemment par M. Bartin tend à séparer les lois concernant l'ordre public des lois pénales et de celles qui concernent les immeubles. Cette distinction s'appuie sur ce que la territorialité des lois d'ordre public serait une exception aux principes, tandis que la territorialité des deux autres catégories de lois en serait l'application. Cette doctrine nouvelle tend à

1 Études de droit international privé, pp. 189 et suiv. D'après notre savant collègue, les dispositions d'ordre public apporteraient à la communauté du droit réalisée par l'application du principe de notre science un certain nombre de dérogations semblables à celles dont on admet l'existence dans les rapports entre États civilisés et peuples placés hors de la communauté juridique internationale. Cette analogie ne saurait être que fort éloignée. D'après M. Bartin lui-même, dont la théorie aboutit à réduire de beaucoup les dispositions d'ordre public, ces dérogations, ces points de rupture de la communauté juridique sont singuliers et rares. Entre civilisés et non civilisés, au contraire, les relations amènent un certain contact des intérêts respectifs des uns et des autres, mais elles n'entraînent sur aucun point la pénétration réciproque de leurs législations. Un juge ne donnera jamais effet à une coutume de sauvages placés hors de l'autorité de la France et il est probable que, de leur côté, ces sauvages ne tiendront pas grand compte, à l'occasion, des lois françaises.

Pourquoi la territorialité des lois d'ordre public est-elle, dans le système de M. Bartin, une exception à l'application de la loi compétente, nous ne le comprenons pas très bien. Il nous semble aussi légitime de dire que le soin de la défense de l'État exige l'application de certaines de ses lois aux étrangers, que d'affirmer la personnalité d'autres lois, en observant que, si elles n'étaient pas personnelles, elles manqueraient leur effet. Quant à la jurisprudence citée à l'appui de cette doctrine, nous remarquerons que les arrêts dont elle se compose sont, pour la plupart, très critiqués (notamment ceux qui concernent les titres au porteur volés et négociés à l'étranger, ou la légitimation faite par un Anglais en France, ou encore la capacité de l'étranger en France). On ne peut guère tirer une doctrine solide de quelques décisions isolées et en majorité fort combattues, alors surtout qu'il existe quantité d'autres décisions entendant autrement la territorialité des lois d'ordre public. Puis ces

faire des lois d'ordre public une part seulement dans l'ensemble des lois territoriales, part qui se caractériserait par la substitution de la lex fori à la loi normalement compétente. Les points de jurisprudence cités à l'appui de cette doctrine ne nous paraissent pas assez fermes pour lui fournir un fondement suffisant nous considérons en outre comme une pure superfétation l'analyse par laquelle le savant auteur voit dans la territorialité des lois d'ordre public la substitution d'une loi exceptionnelle à la loi normalement compétente. Pourquoi ne pas dire qu'en ces matières la loi directement et exclusivement compétente est la loi territoriale? Pourquoi maintenir théoriquement la compétence d'une loi différente fatalement destinée par les nécessités de l'ordre public à perdre tout effet? On ne voit guère à quoi peut servir cette nouvelle complication.

Une autre distinction a encore été proposée il y aurait dans chaque pays un ordre public particulier à ce pays, et il y aurait en outre un ordre public général comprenant les grandes règles de droit public et de morale qui se retrouvent identiques chez tous les peuples civilisés. Je crois ce nouveau système aussi peu fondé que les autres, mais je remets à un autre lieu son examen.

187) Que devons-nous entendre par lois d'ordre public? Faisons retour aux notions générales que nous avons déjà sommairement présentées. Les lois d'ordre public sont celles qui concernent surtout la communauté, qui profitent également à tous, qui sont écrites dans l'intérêt de tous et non pas seulement dans l'intérêt de chacun. -Que l'on observe la différence existant entre ces deux formules en apparence synonymes. Toutes les lois sont faites dans l'intérêt de chacun, et il suffit qu'un sujet quelconque du pays

arrêts ne doivent être analysés qu'en tenant compte des règles sur la détermination de la loi publique compétente. Ainsi les décisions italiennes citées p. 202 en matière de jeux de bourse nous paraissent très correctes et ne contrarient en rien les idées ordinairement reçues en matière d'ordre public.

se trouve dans les conditions de fait prévues par le texte d'une certaine loi, pour qu'il puisse invoquer ses dispositions et pour qu'il doive suivre ses prescriptions. C'est ce que l'on appelle le principe de l'égalité devant la loi. Mais toutes les lois ne sont pas faites dans l'intérêt de tous. Celles-là seules méritent d'être qualifiées ainsi, dont l'application profite à la communauté tout entière et non pas à certains individus dans cette communauté. Le particulier n'est ici que l'occasion de l'application de la loi, le véritable objet de cette application étant le bien de la communauté.

188) Cette distinction n'est pas arbitraire et l'on peut n'y voir que l'écho des principes premiers de la science. politique. Le rôle de l'État dans nos sociétés modernes est double, comme nous l'avons observé précédemment. Il concentre en lui et représente nécessairement les intérêts de la communauté, en outre il est le tuteur des intérêts particuliers. Les lois correspondant à la première de ces deux taches sont les lois d'ordre public du droit international, celles qui se rapportent à la seconde n'appartiennent pas, au contraire, à cette catégorie.

Elle n'est pas illusoire non plus, en dépit de quelques difficultés d'application, dont aucune théorie n'est jamais. exempte. Il est en général assez facile de savoir si une loi privée donnée est ou n'est pas loi d'ordre public. Il ne faut pas pour cela consulter exclusivement son importance sociale (c'est là un préjugé que nous avons déjà combattu), il faut tout simplement se demander à qui profite son application. Cette application profite-t-elle, dans chaque cas, à certaines personnes déterminées, à l'exclusion de toutes autres, la loi est d'ordre privé; si l'on peut, au contraire, la considérer comme profitant à tout le monde ou à des personnes quelconques, la loi est d'ordre public.

189) On considère volontiers comme d'ordre public, en France, la loi qui prohibe la reconnaissance des enfants

adultérins ou incestueux 1. J'hésite beaucoup, quant à moi, à me rallier à cette opinion. Cette prohibition a été portée dans l'intérêt de la famille légitime exclusivement; ce n'est pas une mesure dont la communauté bénéficie directement et, lorsqu'il s'agit de personnes étrangères dont la législation est différente, je ne vois pas pourquoi la jurisprudence étendrait la protection de la loi française à une famille, que son propre législateur n'a pas jugé bon de munir de cette défense. On peut aussi, nous le savons, poser la même question sous une autre forme et se demander à quelles personnes nuira la non-application de la loi, si les pouvoirs publics négligent de veiller à son observation. C'est le mème criterium, mais envisagé sous un autre aspect qui rend parfois plus saisissable le caractère de la loi. Il arrive, en effet, dans bien des cas, que l'on ne voit pas très clairement à qui une loi profite et que l'on aperçoit facilement qui souffrirait de sa non-application.

190) Les lois d'ordre public sont nées de certaines grandes nécessités de la vie des États. A toute communauté certaines conditions d'existence sont d'abord nécessaires, la paix, la sécurité, la probité dans les rapports des citoyens : les lois d'ordre public ont pour objet de satisfaire à ces exigences élémentaires, et, parce qu'elles tendent toutes au mème but, elles revêtent toutes certains caractères qui peu

1 Vincent et Pénaud, Dict., vo Filiation, n° 31; Despagnet, Précis, p. 557. On cite quelquefois en ce sens un arrêt de Pau, 17 janv. 1872, S., 72-2-233. Il y a méprise évidente. Cet arrêt est relatif à la reconnaissance d'une filiation qui n'avait rien d'incestueux ni d'adultérin, reconnaissance faite en Espagne, et dont le juge français a admis la vali

dité.

2 Savigny donne comme exemple de loi prohibitive absolue (Système, t. VIII, trad. Guenoux, pp. 38 et suiv.) celle qui interdirait aux Juifs l'acquisition de propriétés immobilières. Il n'hésite pas à les appliquer aux Juifs étrangers. Je fais les mêmes réserves sur cette hypothèse. De ce qu'un législateur a cru nécessaire d'interdire les acquisitions immobilières aux Juifs indigènes, il ne résulte pas nécessairement, à mon avis, que cette interdiction doive être étendue aux étrangers. Tout dépend du but social que le législateur a voulu atteindre.

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