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et l'esprit de justice ne varie pas 1. En dépit des grands changements qui se sont opérés dans les conditions sociales et dans les mœurs, les écrits des philosophes anciens n'ont rien perdu de leur actualité, le droit romain a été la souche commune sur laquelle se sont greffées nos lois modernes, et s'il faut un exemple plus précis encore, le célèbre Grotius, dont l'intelligence s'alimentait principalement au commerce de penseurs antérieurs de dix siècles au moins à son époque, a puisé dans leurs écrits la substance d'un ouvrage qui a fondé le droit des gens et qui, de nos jours encore, est un auxiliaire indispensable à quiconque prétend faire des problèmes internationaux l'objet de ses spéculations.

Il est vrai cependant que les conditions extérieures dans lesquelles le droit est appelé à faire sentir son action sociale exercent une influence marquée sur la forme et sur la portée de ses prescriptions. Sans doute celles-ci ne seront jamais autre chose que la traduction de ces grandes idées de probité, d'égalité, de respect de la personnalité humaine qui forment les éléments de cette indéfinissable notion de la justice, mais la langue de cette traduction variera. Le droit est avant tout une science de vie, une

1 Il est certain que le droit n'est pas un produit de la pure raison. Ceux qui, suivant d'une façon trop servile les traces de Montesquieu, ne veulent y voir que le simple produit de la nature des choses méconnaissent un phénomène certain. Le droit ne vaut que comme réalisation sociale de l'idée de justice et l'idée de justice relève de la conscience plus que de la raison. Or l'idée de justice, si elle a quelque chose de subjectif et de variable, a aussi quelque chose d'universel et de commun. C'est même cette conception commune de la justice qui rend possible l'existence et le fonctionnement d'un droit positif soit dans le sein de l'État, soit dans la société internationale Les leçons tirées de la seule raison ne bénéficient pas ainsi d'un assentiment universel. Il ne faut pas oublier, en outre, que l'idée de justice s'éveille très nette chez l'enfant alors que sa raison n'est point encore éclairée. L'idée de justice est plus profondément inhérente à la nature de l'homme que la raison. Les révélations de la raison se prêtent à des définitions, les intuitions de la conscience ne s'y prêtent point et cependant elles ont un rôle nécessaire dans l'organisation des rapports des hommes entre eux (Cf. Ahrens, Cours de droit naturel, ch. 11, 2, 4° éd., pp. 155 et suiv.).

science sociale. La société attend de lui qu'il accomplisse son œuvre de paix et de progrès, il faut qu'il se conforme aux besoins de cette société, qu'il serve ses intérêts, qu'il la suive dans ses développements successifs; à cette condition seront subordonnées l'efficacité de son action et la légitimité de son empire.

2) Parmi les transformations auxquelles notre époque a assisté, aucune n'a été plus radicale ni plus féconde que celle des moyens de communication entre les hommes. Une connaissance plus approfondie des propriétés physiques des corps, un bonheur dans l'invention qui ne s'était pas encore rencontré ont contribué à réaliser ce qui était jugé autrefois supérieur aux forces humaines, à rendre quotidiens des déplacements jadis rares et d'un grand prix. Il en est résulté une pénétration réciproque des peuples dont l'antiquité ne nous offre pas d'exemple, et bien plus encore, quoique ce phénomène soit moins visible et moins frappant, une multiplication inouïe des échanges internationaux. Savons-nous, lorsque nous achetons sur un marché public le moindre objet manufacturé, quels produits de quels pays en ont fourni la matière, quelles mains dans quels climats ont travaillé à sa fabrication? Nous ne réfléchissons pas que chaque moment distinct dans la production de cette bagatelle a été marqué par une opération juridique, qu'il en a fallu d'autres, toutes différentes, pour l'amener sur ce marché où elle a frappé nos yeux, et que si quelque curiosité nous poussait à refaire en sens inverse la marche qu'elle a dû accomplir pour nous parvenir, nous découvririons probablement que cet objet, d'une valeur de quelques sous, a pu être l'occasion de rapports juridiques embrassant la plus grande partie du monde connu.

Le commerce au sens étroit du mot, le désir de s'instruire en voyageant, la simple fantaisie ou l'ennui ne sont pas les seules causes de cette pénétration réciproque des peuples qui reste la caractéristique de notre époque. Il faut compter encore, et pour une forte part, l'émigration, cet

abandon du sol natal, sans perspective assurée sinon sans espérance de retour, phénomène si fréquent qu'il constitue pour certains États de l'ancien monde une cause de déperdition de forces inquiétante, tandis qu'il aboutit à former dans le sein des nations habitant le nouveau des groupes importants de personnes étrangères par leur origine, par leurs moeurs, par leurs lois. L'émigration est la source nécessaire de quantité de rapports internationaux. Il faut compter aussi l'annexion, et l'on sait quel rôle considérable ce facteur a joué dans la vie politique du XIXe siècle.

A la différence des événements que nous avons cités, l'annexion n'engendre pas des rapports de juxtaposition mais des rapports de succession. Le passage d'une population d'une nation à une autre occasionne des conflits nombreux entre les deux souverainetés auxquelles elle a été successivement assujettie. Ce sont encore des rapports internationaux qui les font naître, et ils sont nombreux. Nous devons mentionner enfin comme dernière cause de rapports de ce genre cette soif d'agrandissement et de découvertes. qui a entraîné, dans la dernière partie du dernier siècle, la plupart des nations à la recherche de territoires nouveaux. Cette fièvre d'exploration a généralement pour résultat de faire vivre sur un même sol, dont la condition juridique n'est souvent pas même bien déterminée, des hommes de toute provenance dont les relations, par la force des choses, seront des relations internationales.

3) A cet état de choses nouveau, et en contradiction absolue avec les habitudes anciennes, un droit nouveau ne pouvait pas manquer de correspondre. Nous ne parlons pas ici des coutumes et des lois nouvelles dont cette transformation a déterminé l'introduction dans le droit public international, telles que, par exemple, les règles internationales de l'émigration, de la navigation, de l'occupation des erritoires sans maître, ou encore celles qui sont relatives aux conditions et aux effets de l'annexion. Nous parlons.

du pur droit privé, de la législation destinée à réglementer les actions des simples particuliers et à sanctionner les rapports qu'ils nouent quotidiennement entre eux. Sur ce terrain qui est le nôtre il est facile d'apercevoir que ce commerce international dont nous constatons l'intensité serait impossible s'il n'existait pas un droit ayant pour objet et pour effet de favoriser l'extension internationale de l'activité humaine1. Irait-on à l'étranger si l'on n'était pas sûr d'y jouir de la sécurité de sa personne et de la propriété de ses biens? Emigrerait-on si l'on était exposé à se trouver exclu de la protection du droit, si, comme autrefois dans certaines coutumes, l'air rendait esclave? Et inversement qui oserait entrer en rapports avec des étrangers si l'on ne savait que l'on peut acquérir contre

1 Brocher, Les Principes naturels du droit international privé, R. D. I., 1871, p. 413, et Lorimer, R. D. I, 1878, pp. 339 et suiv. Dans une étude antérieure (le Droit international privé, sa définition, etc., Cl. 1893, p. 9,) nous avons dit que la continuité des rapports internationaux a donné naissance à une véritable société internationale qui se superpose dans chaque pays à la société nationale sans la faire disparaître ». M. Kahn (Ueber Inhalt, Natur und Methode des internationalen Privatrechts, p. 9, n. 2) considère cette conception comme fantastique. Nous ne la maintenons pas moins. Qu'est-ce, en effet, qu'une société sinon un groupe d'hommes dans le sein duquel des rapports continus ont engendré une certaine communauté d'intérêts et par là une certaine communauté d'existence? Considérer le droit comme le produit de l'activité législative est un procédé purement formel, étroit et dépourvu de toute valeur philosophique. Le droit est le produit direct de la sociabilité. On le retrouve dans toutes les sociétés (et non pas seulement dans les sociétés organisées), même dans celles qui n'ont qu'une existence fortuite et passagère. Voilà pourquoi il est légitime, quoi qu'on en ait dit, de parler de la communauté internationale de ses intérêts et de ses droits. La communauté internationale n'est pas seulement une expression ou, comme le prétend M. Esmein (Droit constitutionnel, 3e éd., p. 29), un courant d'opinion (?), c'est un fait el un fait générateur de droit. Cf. de Mohl, die Pflege der int. Gemeinschaft, pp. 582 et suiv.

Le défaut d'organisation de cette communauté pourra mettre obstacle à la régularité désirable dans l'application du droit, mais il ne l'empêchera pas d'exister à titre de conséquence nécessaire de l'existence de cette communauté. Cf. Kamarowsky, Relations entre le droit international et les autres branches de la jurisprudence dans la R. D. I., 1875, pp. 1 et suiv., et Rolin, Science et conscience du droit, R. D. I., 1887, pp. 433 et suiv. V. aussi Renault, Introduction à l'étude du droit international.

eux toute l'autorité que le droit donne à celui qui se conforme à ses prescriptions?

Reprenons à ce point de vue l'exemple que nous donnions. tout à l'heure. L'industriel qui a entrepris de fabriquer le petit objet que j'ai acquis a dù se procurer les éléments dont il se compose, la matière première, les couleurs, l'enveloppe. Par lui-même ou par des intermédiaires il est allé chercher très loin ces divers éléments. Il lui aurait été impossible de se les procurer s'il n'avait pas été certain d'obliger le producteur à les lui livrer et s'il n'avait pas pu user à l'occasion contre lui des moyens que fournit le droit contre le débiteur récalcitrant; de son côté, celuici n'aurait pas accepté un pareil contrat s'il avait pu craindre que le fait d'avoir expédié sa marchandise à l'étranger dût le priver du droit d'exiger, le cas échéant, le paiement du prix stipulé. Il y a plus, et l'auteur de la commande a dù avoir encore des garanties juridiques contre le transporteur. Il ne pouvait pas être à sa merci parce que celuici était étranger, il n'eût pas contracté s'il eût dù subir cette nécessité. Les exemples abondent et il est facile d'en trouver de plus importants que celui que nous avons choisi. Il suffit pour s'en convaincre de réfléchir que les relations. les plus importantes pour la personne, le mariage, la constitution de la famille, la propriété, peuvent, elles aussi, devenir internationales. Accepterait-on, même un instant, l'idée qu'elles peuvent être placées hors du domaine du droit ?

Et, en effet, des conséquences monstrueuses se produiraient si les divers États vivaient, au point de vue du droit, sous le régime de la séparation absolue. Un étranger, un homme n'appartenant pas à la communauté locale devrait être destitué de tout droit 1, il n'y aurait pas de relation

1 C'est le phénomène qui paraît avoir existé dans les civilisations très anciennes et auquel les mœurs remédièrent jusqu'à un certain point par la pratique de l'hospitalité. Il n'a pu se produire que dans des communautés assez primitives pour ne point ressentir le besoin de relations extérieures. On en retrouve de nos jours un reste dans la haine dont

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