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Mais notre seconde affirmation est plus importante encore et touche à un côté de la question qui n'a pas été abordé jusqu'ici. Le problème auquel nous sommes attaché n'est pas d'ordre intérieur, mais d'ordre international. Il ne suffit pas pour le résoudre de dégager la solution qui est en elle-même la meilleure, il faut encore que cette solution soit de telle nature qu'elle s'impose à l'observation, qu'elle représente véritablement le devoir des États les uns à l'égard des autres. C'est à ce titre seulement et suivant cette méthode que nous édifierons une théorie internationale.

Cette méthode me paraît la meilleure, parce que c'est par elle que l'on peut sauver le plus possible de l'effet utile de la loi dans les relations internationales. En mesurant, en effet, dans chaque cas la portée internationale d'une loi sur le but qu'elle poursuit, elle a le double avantage de ne point impliquer de principe à priori comme élément de décision et de réaliser dans la mesure du possible l'objet que le législateur s'est proposé d'atteindre, en faisant la loi en question. Et c'est tout ce que l'on peut faire, nous le savons. Il ne faut point se livrer à l'illusion et penser que les lois pourront avoir dans notre discipline la même plénitude d'effets qu'elles possèdent en droit intérieur. Pour que cela fût il faudrait chez tous les peuples une législation. uniforme. Aussi longtemps que l'action de notre science se bornera à chercher la meilleure combinaison possible des lois des différents pays, on devra se résigner à admettre que les lois n'auront pas, de nation à nation, une autorité aussi complète que dans le sein d'une même nation. Réduire à son minimum cette déperdition fatale d'autorité en choisissant celle des lois en présence qui promet un résultat se rapprochant le plus du but à atteindre, n'est-ce pas la solution la plus sage, celle que commande la raison ?

122) Il ne suffit pas que la solution par nous préconisée soit meilleure en soi, il faut encore qu'elle se présente arméc

d'une telle autorité que les États composant la communauté internationale soient obligés de l'appliquer. Il le faut, nous le répéterons une fois de plus (car il y a toujours des esprits à convaincre), parce que sans une obligation commune aux États il n'y a pas de droit véritable en notre matière, et si le droit fait défaut, il n'existe ni certitude, ni garantie dans les relations internationales d'ordre privé. La doctrine que nous présentons possède cette qualité. Elle est bien véritablement une doctrine internationale. Ceci demande quelques explications.

Nous avons démontré plus haut qu'un conflit entre deux législations est nécessairement un conflit entre deux pouvoirs souverains. Lorsque l'on se demande si un rapport donné tombe sous l'empire d'une loi ou d'une autre loi, on se demande fatalement auquel des deux législateurs il appartient de réglementer ce rapport. Quelques efforts que l'on ait faits en vue de donner à notre science une autonomie plus grande (et ces efforts ont été nombreux et variés), on n'est pas parvenu et l'on ne parviendra jamais à ébranler cette vérité qui est l'évidence même. Toute question de ce genre met donc en jeu l'étendue du pouvoir législatif de deux États au moins et constitue pour cette raison une question vraiment internationale. Cela étant, notre science doit, de toute nécessité, reposer sur une base commune à tous les États, cela à peine de ne pas exister comme discipline internationale et d'être reléguée au rang des institutions positives propres à chaque État, ce qui ramène fatalement au système démodé de la courtoisie.

123) Quelle pourra être cette base commune? Elle ne peut être qu'un principe d'obligation ayant la même autorité et la même certitude pour tous les États, par conséquent un principe emprunté à quelque point certain du droit qui régit leurs relations mutuelles.

Voici quel est, d'après moi, ce principe. Personne ne conteste que les États ne se doivent mutuellement le respect de leur souveraineté. En doctrine, cette obligation

n'est contestée par personne. Elle peut être présentée sous la forme de la reconnaissance pure et simple de Lorimer1, ou sous la doctrine plus parfaite de Jellinek 2, ou avec la généralité que nous lui avons donnée nous-même dans une étude antérieure; un fait reste constant, c'est qu'il n'est pas actuellement de théorie de droit international qui ne mette cette obligation de respect au nombre de ses principaux ressorts. En pratique, toute concession faite à un État étranger apparait comme une marque de respect pour la souveraineté de cet État, toute ligne de conduite régulièrement suivie dans les rapports entre nations (comme la neutralité en cas de guerre, par exemple) est un aveu permanent de cette obligation au respect. Les actions les plus simples, les plus naturelles, l'exécution d'un traité si l'on veut, seraient des actions inexplicables s'il fallait faire abstraction du respect dû à la souveraineté de l'État étranger. Cette idée est donc un facteur indispensable à l'intelligence du droit des gens et la base la plus solide que l'on puisse donner à la construction juridique des rapports existant entre États 3.

1 « On peut définir la reconnaissance plénière, dit Lorimer (Principes ed. Nys, p. 72), la déclaration formelle du résultat d'un procédé inductif par lequel une entité politique se convainc qu'une autre entité possède une existence politique distincte, en d'autres termes, qu'elle est capable de remplir les devoirs de la vie internationale et peut, partant, en réclamer les droits. » En la forme cela est un peu barbare; cependant cette formule contient en germe la seule base solide que l'on puisse assigner au droit international.

2 Jellinek, System der subjektiven oeffentlichen Rechte, pp. 302 et suiv. Cf. nos Recherches sur les droits fondamentaux des États, etc., pp. 41 et suiv., et Fusinato, La Scuola italiana, etc., p. 93. Ajoutons à ces autorités celle de Mommsen qui, dans l'article intitulé: Wie ist in dem B. G. B. für Deutschland das Verhaeltniss des inlaendischen Rechts zu dem auslaendischen zu normiren? (Archiv., t. LXI, pp. 172 et suiv.) exprime nettement cette idée que les États doivent se reconnaître réciproquement leur Rechtsordnung.

3 On remarquera que Beaussire (Droit naturel. - Fondement du droit) présente cette obligation de respect comme la base commune de tout droit. Les idées de ce philosophe sont malheureusement assez vagues sur ce point. Il n'est pas douteux que l'on trouverait dans le droit privé

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124) Comment se manifeste le respect de la souveraineté des États dans le domaine des conflits? De deux façons, directement par l'application d'une loi étrangère, indirectement toutes les fois qu'un État souffre qu'un de ses nationaux soit jugé à l'étranger d'après les dispositions d'une loi étrangère.

Les civilistes répondront que les États ne s'inquiètent nullement des lois dont application est faite à leur nationaux et qu'il est sans exemple qu'un incident diplomatique ait été soulevé pour une raison semblable. L'argument est un peu gros et ses auteurs oublient que tout magistrat est dans l'administration de la justice le représentant de l'État. Qu'il y ait là une participation directe à l'exercice du pouvoir souverain ou une simple délégation, cela importe peu. Ce qui est vrai aujourd'hui comme autrefois, c'est que toute justice émane du roi.

Lors donc qu'un magistrat applique une loi étrangère, l'État même reconnaît par sa bouche que le rapport litigieux appartient au domaine législatif d'une souveraineté étrangère; lorsque, saisi d'une instance en exequatur, il donne effet à une sentence étrangère qui a soumis un de ses nationaux à l'empire d'une loi étrangère, il constate de même qu'en ce qui concerne le rapport en question, ce national tombait sous la juridiction de la loi étrangère. Dans l'un et l'autre cas le juge, organe de l'État, manifeste d'une façon positive son respect pour la compétence de la loi étrangère, c'est-à-dire du pouvoir législatif étranger.

Que l'on n'objecte pas à cela que c'est en vertu de la volonté expresse ou présumée de son propre législateur que le tribunal agit ainsi. Cela est très vrai et nous en avons déjà donné la raison. C'est qu'à défaut d'un législateur suprême il faut bien que chaque État se fasse le définiteur de ses propres obligations à l'égard des États étrangers. La force des choses le veut ainsi. Mais cela n'em

intérieur de nombreuses applications de cette idée, les diverses puissances familiales, par exemple, ou encore les droits publics de l'individu.

pêche pas qu'en ce faisant, le souverain ne consente une concession à la souveraineté étrangère. La preuve de cette affirmation est facile. Lorsque l'école anglaise et, à sa suite, les civilistes nous disent que la loi étrangère devient une loi intérieure, dont l'application est commandée par le droit intérieur, ils émettent une proposition insoutenable. Nous en avons déjà donné la raison. S'il en était ainsi, si la loi étrangère était choisie à raison de sa convenance au rapport de droit en question, ce serait toujours la loi choisie par le législateur intéressé qui devrait être appliquée. La loi étrangère aurait beau changer, ce que l'on appliquerait sous ce nom à l'intérieur, ce serait la loi étrangère telle qu'elle a été incorporée dans le droit intérieur, telle qu'elle existait au moment où le législateur local en a prescrit l'application. Une loi incorporée dans la législation nationale ne peut, en effet, être modifiée que par un acte de cette même législation.

Or personne n'a jamais attribué cette signification à l'admission des lois étrangères; ce que l'on applique, c'est la loi étrangère telle qu'elle existe au moment où le juge statue sur l'affaire qui lui est soumise. Pour réconcilier ce fait certain avec la doctrine que nous combattons, il faudrait dire que le législateur local en acceptant la loi étrangère l'a prise non pas telle qu'elle était et telle qu'il la connaissait au moment où il dictait lui-même sa propre loi, mais telle qu'elle pourrait être à l'avenir, acceptant ainsi par avance et une fois pour toutes les modifications quelconques qu'elle pourra recevoir du fait du législateur étranger. Cela, est-ce l'acceptation volontaire de la loi étrangère? non pas, c'est l'acceptation consciente (sinon tout à fait volontaire) de la compétence du législateur étranger, ce qui est tout différent.

Une comparaison montrera cette différence. Il arrive fréquemment, grâce au principe dit de l'autonomie de la volonté, que le juge doit appliquer la loi étrangère parce que les parties ont entendu librement se référer à cette loi. De quelle loi étrangère s'agit-il alors? De celle qui était en

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