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constitution, on voit bien à quelles conditions ce commandement devient obligatoire, mais on ne sait rien sur les motifs qui lui font sa place dans la société. La loi n'a pas en elle-même sa raison d'être. Considérée seule elle apparaît comme un ordre ou une défense, en tout cas comme une restriction à la liberté de l'individu, restriction qui serait incompréhensible et injuste, si elle ne puisait pas sa légitimité dans l'existence certaine d'une nécessité sociale. Ce qui donne à la loi sa raison d'ètre, c'est la nécessité sociale à laquelle elle donnera satisfaction: à cette nécessité elle emprunte sa légitimité, son importance plus ou moins grande, les caractères qui la distinguent des autres actes de l'autorité et qui, dans le domaine propre aux lois, permettent de ranger celles-ci en catégories séparées par quelque trait essentiel1.

La loi n'est rien autre qu'un moyen créé en vue d'arriver à un but, c'est, comme le disent volontiers les philosophes, un des moyens permettant de réaliser le bien social 2. La loi est un moyen en quelque sorte amorphe, également propre à la réalisation de quantité de buts sociaux différents, moyen que l'on ne peut, dans chaque cas où il est employé, connaître pertinemment et qualifier exactement qu'en se référant au but en vue duquel il a été mis en œuvre.

C'est la considération du but social à atteindre qui sépare les lois obligatoires des lois facultatives. Lorsque la loi correspond à une nécessité jugée absolue, on contraint les citoyens à l'observer et on dresse contre leur volonté un rempart infranchissable. Si la loi contient en elle un

1 Cf. Brocher, Théorie du droit international privé, R. D. I., 1871, pp. 419 et suiv.

2 Ahrens (Philosophie du droit. Déduction et délimitation du principe du droit, 2 2) dit bien en ce sens que les droits ne sont pas des buts en soi, mais des conditions nécessaires à l'exercice des facultés de l'homme. Sur l'influence du but dans le droit, l'ouvrage capital est celui de de Ihering, Der Zweck im Recht. Bien qu'étranger à notre sujet, il contient quantité de renseignements intéressants, surtout touchant la nature et le rôle social de la loi.

avantage certain, mais ne revêt pas le caractère d'un besoin absolu, on la fait simplement facultative, elle est destinée à assister le citoyen, elle n'a pas la force de le contraindre.

C'est encore la considération du but qui distingue le droit public du droit privé. Dans un cas les lois ont pour objet de définir les rapports existant entre la puissance publique et les activités particulières, dans l'autre de réglementer les relations des particuliers entre eux.

120) Et parce que le but est différent dans ces deux classes de lois, les caractères le sont aussi. Les lois privées reposent sur l'idée première de l'égalité des citoyens entre eux les droits qu'elles consacrent sont généralement réciproques et là où ils consacrent la prééminence d'une personne sur une autre, c'est généralement pour assurer la protection due à cette dernière. Le droit public repose, au contraire, sur le dogme de la supériorité de l'État et de la subordination de l'individu, et comme cette idée est inséparable de l'idée même de société, les lois qui la consacrent empruntent à cette circonstance une majesté particulière. Il ne suffit pas toujours de donner des lois particulières à des rapports ayant leur individualité distincte : dans bien des pays des tribunaux spéciaux sont créés, dont la mission est d'appliquer ces lois. Telles sont nos juridictions administratives.

Même dans l'intérieur d'une même catégorie de lois n'est-ce pas la considération du but à atteindre, qui donne à chacune d'elles sa physionomie particulière et fixe les règles d'une saine interprétation? Pourrait-on raisonner du mariage et juger des droits respectifs des époux, si l'on ne se pénétrait du but que le législateur a voulu atteindre en plaçant cette institution à la base de la famille légitime? Connaîtrait-on la puissance paternelle, si l'on affectait d'ignorer dans quel esprit elle a été constituée et quel objet elle poursuit? Et cela n'est pas vrai seulement du droit qui concerne les personnes. Il n'en est pas autrement du droit

des biens, et les contrats, les servitudes, les hypothèques seraient dans le code tout autant de chapitres inintelligibles, si l'on n'avait perpétuellement devant les yeux le but poursuivi par le législateur.

Il ne faut pas vouloir trop prouver, surtout quand il s'agit de notions aussi élémentaires que celles-ci. On nous permettra cependant d'ajouter aux indications générales, qui viennent d'être données, certains exemples particulièrement topiques. Comment expliquer qu'alors qu'en droit civil le droit d'action appartient aux intéressés, en matière pénale il est réservé à l'État, si ce n'est parce que ces lois diverses ont un but différent, ici individuel, là purement social; et l'on ne s'étonnera pas de voir l'action civile assujettie dans une certaine mesure au sort de l'action publique. Comment expliquer que le porteur d'une lettre de change ne peut pas se voir opposer certaines exceptions qui auraient paralysé le droit de son cédant, alors que le cessionnaire d'une créance civile est dans une condition différente? On répondra naturellement que le but respectif de ces deux lois emporte cette différence. Comment se résigner à admettre que le simple possesseur d'un meuble résiste victorieusement à la revendication du propriétaire, si l'on ne savait que le but des lois sur la transmission mobilière exige cette dérogation aux règles élémentaires de l'équité? Comment comprendrait-on enfin qu'un mème acte juridique, la donation, en général surveillé de très près par le législateur, est favorisé de toutes façons lorsqu'il est fait à l'occasion d'un mariage? C'est que ces lois, si voisines cependant, correspondent à des objets entièrement différents.

La connaissance du but de la loi est le grand ressort de l'interprétation et s'il en est ainsi, c'est parce que le but poursuivi est en réalité l'âme de la loi. On observera même que les autres procédés d'interprétation n'ont de valeur, que parce qu'ils contribuent à nous éclairer sur ce point. essentiel. L'histoire nous instruit, parce qu'il est probable que deux lois poursuivant à deux époques différentes le

même but ont le même sens; la connaissance des législations étrangères nous est utile, parce qu'il est du plus haut intérêt de rapprocher et de comparer les diverses voies imaginées pour parvenir à la satisfaction du même besoin. Et les travaux préparatoires si souvent invoqués, quel prix ont-ils pour nous, si ce n'est de nous renseigner sur l'idée que se faisaient les auteurs du but qu'ils devaient atteindre ?

la

Le but poursuivi est toute la loi et ceci nous explique la multiplicité croissante des lois et leur mobilité. Les lois deviennent de jour en jour plus nombreuses, parce que tendance de l'État moderne le pousse à embrasser sans cesse dans sa sphère d'activité de nouveaux objets. A chaque objet nouveau il faut des lois nouvelles, parce que le but n'est plus le même et que des lois correspondant à des objets différents ne conviennent pas. Leur mobilité : quoique la loi actuellement en vigueur doive être considérée, parce qu'elle dérive de la souveraineté, comme la meilleure solution du problème qu'elle résout, les lois ne sont pas immuables, parce que l'objet à atteindre peut changer avec les circonstances et rendre inutile le lendemain ce qui la veille était considéré comme indispensable.

Voilà pourquoi le législateur ne peut pas se lier pour l'avenir. Tout-puissant en apparence, il est en réalité le serviteur des intérêts sociaux dont il a la garde : il suffit que ces intérêts se modifient pour que le but à atteindre ne soit plus le même et pour que la loi doive ètre changée. C'est donc la considération du but de la loi qui va nous guider dans la solution à donner aux conflits qui se présentent. Dans chaque cas nous rechercherons quelle est des deux

Meili dit en ce sens : Das Recht ist die Verkoerperung des Zweckgedankens und der Interessen (Zeitschrift für das internationale, etc., t. I, p. 17), et Gareis (Allgemeines Staatsrecht dans le Handbuch de Marquardsen, p. 14): durch dieses letztere Moment, den Zweck, das Gemeininteresse welches nicht etwa nur nebenher, sondern als Hauptsache und massgebendes Interesse erscheint, unterscheiden sich die staatsrechtlichen Berechtigungen von den privatrechtlichen, etc.

qualités de territorialité ou d'extraterritorialité, celle qui s'accommode le mieux au but des lois en conflit. Cette solution dégagée s'imposera à nous à un double titre, comme principe correspondant à la nature de la loi et parce que cette solution est la seule qui soit obligatoire pour les États.

121) Il peut paraître superflu, après les explications qui précèdent d'insister sur ce point, qu'une solution tirée de la considération du but de la loi est celle qui convient le mieux à la nature de celle-ci. Puisque le but poursuivi par le législateur est la raison d'être de la loi, il est certain que la solution qui s'approchera davantage de ce but sera aussi celle qui assurera à la loi le plus grand effet et accomplira le mieux la tâche assignée à notre science 1.

1 Bien que personne n'ait proposé jusqu'ici de régler l'effet international de la loi sur le but social qu'elle poursuit, ce serait une erreur de croire que cette méthode soit restée en fait étrangère aux jurisconsultes. Nous en avons un exemple frappant dans le principe incontesté de la territorialité des lois d'ordre public. Ce principe était inconnu de nos auteurs anciens. Peut-être en trouve-t-on une trace légère chez d'Argentré (glose 1, no 5) et chez Jean Voèt (De statutis, n° xvII), mais ces auteurs ne mentionnent ces statuts qui « publicum primario et principaliter respiciunt » « publicam respiciunt utilitatem » que pour dire qu'on ne peut les enfreindre par des conventions entre particuliers. Coquille (question 227) regardait comme personnels les statuts intéressant les bonnes mœurs, et Bouhier (Obs., règle III) exprime plus formellement encore cet avis. Au XIXe siècle tout change, et la territorialité des lois d'ordre public devient un véritable dogme chez les auteurs comme dans les législations écrites. On a hésité longtemps sur la dénomination à donner à ces lois, mais non pas sur leur effet international (v. notre Ordre public en droit international privé, pp. 15 et suiv.). Or ces lois ne se distinguent des autres que par le but qu'elles poursuivent, par ce caractère que le but en question touche de plus près aux conditions essentielles de la vie d'un État. En cette matière le but de la loi a produit spontanément son effet sur la partie internationale de celle-ci. Il est remarquable que l'art. 30 de la loi d'Introd. du code civil allemand qualifie (en termes trop larges, du reste) les lois d'ordre public par le but qu'elles poursuivent. Nous ajouterons que nombre d'auteurs (parmi lesquels de Bar et Jitta), sans accepter la base de notre système, font un usage très fréquent de la considération du but de la loi dans le cours de leur argumentation.

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