Page images
PDF
EPUB

incompétence ratione persona. On pensera avec raison, que c'est traiter bien cavalièrement une exception qui prétend avoir ses racines dans les premiers principes de notre organisation judiciaire.

Une jurisprudence plus éclairée se serait épargné ces inconséquences. Il aurait suffi pour cela de s'inspirer des règles suivies dans certains pays étrangers. Quoi qu'il en soit, concluons sur cette idée qu'un État ne pourrait pas interdire à ses tribunaux de connaître des causes concernant les étrangers, sans manquer à ses obligations internationales les plus précises et les plus certaines. Refuser aux étrangers l'accès de la justice équivaut en réalité à les priver de tout droit, car il est de l'essence du droit de comprendre le pouvoir de s'adresser, le cas échéant, aux tribunaux pour briser les résistances que peut rencontrer sa mise en œuvre. Ce serait donc mettre les étrangers hors la loi, leur interdire toute activité productive, les priver de la garantie de leurs biens les plus chers. Quelle nation souffrirait que l'on en usât ainsi à l'égard de ses nationaux? La jurisprudence française a évité ces conséquences extrèmes par les restrictions nombreuses dont elle a entouré son principe: cet étrange modus vivendi ne doit pas nous empêcher de déclarer, que c'est le principe même qui est en faute, qu'il n'existe pas de droit international où il ait sa place.

101) Quel principe devrait donc être adopté ? Les lois sur la compétence ont ceci d'embarrassant qu'étant en union intime avec l'organisation judiciaire de chaque État, elles exercent une autorité exclusive sur le territoire de l'État où elles sont en vigueur. Les règles en question sont combinées de façon à assurer dans l'État une administration de la justice aussi parfaite que possible. Qu'il s'agisse d'étrangers ou de nationaux, cette raison garde la même valeur et un justiciable ne pourrait alléguer sa qualité d'étranger, pour prétendre que la justice qui lui convient est celle que déterminent les règles de compétence en usage

dans son propre pays. Ce ne sont donc pas les règles propres aux conflits qui peuvent s'appliquer en pareille matière. Fort heureusement tous les pays reconnaissent l'autorité de certains grands principes, forts de la double autorité de la tradition et d'une justice évidente. La compétence du forum rei sitæ en matière immobilière et la règle actor sequitur forum rei en matière personnelle possèdent cette autorité. En tout pays elles s'appliquent aux contestations que les nationaux ont entre eux : pourquoi ne seraient-elles pas appliquées aussi aux litiges concernant les étrangers?

L'idée prédominante à l'époque actuelle de l'égalité du national et de l'étranger voudrait cette assimilation et, remarquons-le, nulle part cette idée d'égalité n'est aussi fondée et aussi impérieuse qu'en cette matière. De bonnes raisons peuvent décider un législateur à maintenir une certaine différence entre l'étranger et le national en matière de droits civils au contraire, aucune différence de ce genre ne saurait être faite quant à l'administration de la justice ou à la compétence, car ici toute différence signifie, que l'on entend distribuer aux étrangers une justice moins commode, moins sûre, moins parfaite que celle dont jouissent les nationaux; en d'autres termes, que l'on se résigne par avance à ce que les étrangers soient plus exposés que les nationaux à souffrir de l'injustice : c'est une idée qu'aucune conception politique, qu'aucune théorie juridique ne saurait faire accepter. Aussi faut-il condamner sans hésitation les dispositions du code civil sur ce point; elles procèdent d'une doctrine injuste et inavouable. La moins mauvaise de toutes est encore cette exigence de la caution judicatum solvi, mesure prise au profit du défendeur et que justifient dans une certaine mesure les circonstances de fait; par un hasard singulier c'est elle qui a été condamnée la première, alors que les dispositions des articles 14 et 15 demeurent encore intactes, quoique étant beaucoup plus sujettes à repro

che.

En cette matière le meilleur parti et le plus juste consisterait à faire abstraction dans les questions de compétence de la nationalité des parties en cause, et de n'avoir qu'une seule série de règles de compétence applicables aux étrangers aussi bien qu'aux nationaux, comme cela a lieu par exemple entre Français et Suisses, par application du traité du 15 juin 1869. Tel serait le principe et, à notre avis, on devrait l'accepter non seulement quant aux grandes règles qui sont le fondement de la matière, mais aussi dans son application à ces compétences exceptionnelles, que la communauté d'intérêts et la nécessité d'une administration judiciaire simple et rapide ont fait admettre, comme en cas de pluralité de défendeurs, de garantie, de succession, de faillite. Dans ce système, l'État n'admettrait pas que la qualité de national pût constituer visà-vis de l'étranger la cause d'un privilège de juridiction; il admettrait moins encore que la nationalité étrangère pût être le prétexte d'un déni de justice. Les étrangers pourraient être attirés devant un certain tribunal français, lorsque des Français pourraient, eux-mêmes, y être cités; inversement les Français devraient aller porter leurs demandes à un for étranger aussi souvent qu'en France ils seraient obligés de s'adresser à cette même juridiction. Notre jurisprudence admettrait l'exception de litispendance, lorsque la cause présentée à leur barre serait déjà pendante devant un tribunal étranger compétent. Dans les instances en exequatur la compétence requise de la part de la juridiction étrangère serait appréciée comme le serait, à l'occasion, la compétence des tribunaux français par rapport aux étrangers.

Tels seraient les éléments d'un système vraiment juste et inspiré du principe nécessaire ici de l'égalité du national et de l'étranger. Pour fonctionner pleinement, ce système supposerait l'identité des lois de compétence des diverses nations. Le libéralisme de l'une serait alors compensé par le libéralisme de l'autre. Cet idéal est-il une chimère? nous ne le pensons pas. En fait les règles inté

rieures de compétence sont très sensiblement les mêmes en tout pays, et s'il arrivait que certains États persistassent à ne dispenser aux étrangers qu'une justice inégale et boiteuse, de simples clauses de rétorsion ne tarderaient pas à les remettre dans la voie de la justice. Ce point est peut-être celui sur lequel l'égalité du national et de l'étranger serait la plus nécessaire et la plus facilement réalisable 1.

102) Nous devons envisager en dernier lieu la condition de l'étranger au point de vue des impôts dont il supporte le poids. Ce sujet est doublement intéressant. Les charges financières, auxquelles l'étranger est tenu dans un pays sont de nature à paralyser entre ses mains les avantages qu'il tire du commerce international, si leur exagération a pour effet de rendre le séjour dans le pays par trop oné

1 Cette matière de la juridiction soulève une question de droit conventionnel très pratique et très intéressante: dans quelle mesure les diverses inégalités maintenues entre le national et l'étranger sont-elles de nature à s'effacer sous l'influence des traités ? On comprend aisément qu'il n'y a pas là, comme en matière de droits politiques, de différence fatale et ineffaçable, les étrangers peuvent être sans inconvénient assimilés pleinement aux nationaux : il n'existe jamais, en la matière, que des questions d'interprétation. La clause de libre et facile accès devant les tribunaux est peut-être, dans les traités de commerce, la plus fréquente de toutes: elle y paraît très généralement accompagnée de la clause d'égalité avec les nationaux. Quelle est la signification de cette clause? Elle devrait, à notre avis, supprimer toute différence entre les étrangers protégés par le traité et les Français, soit quant à la compétence, soit quant aux facilités de l'admission en justice. Mais notre jurisprudence est loin de l'interpréter dans un sens aussi large. Elle reconnaît, à la vérité, cet effet à certains traités: traités franco-espagnol du 7 janvier 1862, franco-suisse du 15 juin 1869, franco-serbe du 18 janvier 1883, franco-belge du 8 juillet 1899 (cf. Caen, 16 décembre 1884, Cl. 84, p. 544; Alger, 13 décembre 1892, S., 1892-2-152; Com. Seine, 5 novembre 1896, Cl. 97, p. 120), mais, en dehors de ces quelques exceptions, elle a coutume de donner à ces clauses une interprétation fort rigoureuse, peutêtre pour éviter que la clause de la nation la plus favorisée n'aboutisse à supprimer en fait dans ce domaine toute différence entre étrangers et nationaux.

reux à l'étranger. A ce point de vue déjà la liberté de l'État a une limite qu'il appartient au droit international de poser. En outre, l'idée d'égalité prend ici un sens particulier et appelle des développements propres à compléter la théorie des droits de l'étranger.

103) On peut dire qu'au point de vue fiscal la condition de l'étranger repose sur un principe qui, entendu comme il l'est généralement, constitue une véritable erreur. Ce principe c'est la territorialité fiscale, d'où l'on déduit universellement que l'étranger doit être, dans un pays, soumis aux mêmes charges que le national 1. Il y a là une confusion manifeste entre deux questions fort différentes cependant l'une de l'autre. La territorialité des lois d'impôt est une qualité qui concerne l'exercice du droit de lever l'impôt et non pas l'existence de ce droit. Elle signifie qu'en supposant, par exemple, un étranger soumis en France à un impôt, ce sont les lois françaises qui détermineront la quotité de cet impôt, son mode de recouvrement, les exceptions que peut souffrir le droit à la perception. Dans cette mesure la territorialité des lois fiscales se justifie et se comprend; elle est l'expression de cette idée, qu'un État ne peut pas avoir deux systèmes d'organisation fiscale, l'un pour ses nationaux, l'autre pour les étrangers. Elle ne se comprend plus si on l'entend en ce sens, que l'étranger est soumis en France, pour sa personne, ses biens et ses actes, aux mêmes taxes que les Français. Tel n'a jamais été le sens de l'expression loi territoriale autant vaudrait dire que la territorialité des lois politiques a cette conséquence, que les étrangers jouissent en France des mêmes droits politiques que les citoyens. La question de savoir si un étranger est ou n'est

1 Notre collègue, M. Wahl, dit (Cl. 1891, p. 1065) que la territorialité des lois d'impôt est un des rares principes du droit international que la controverse n'a pas essayé d'ébranler. On peut ajouter à cela que ce principe compte parmi ceux qui sont généralement le plus mal compris.

« PreviousContinue »