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injustice à priver sans motifs un plaideur d'une des garanties primordiales que la loi lui reconnaît.

99) La règle posée par l'art. 15, portant qu'un Français pourra être poursuivi en France pour des obligations contractées à l'étranger même avec un étranger, paraît au contraire rentrer dans les principes généraux de la compétence elle n'en constitue pas moins elle aussi une exception et cela à un double titre. Les rédacteurs du code civil, en donnant au demandeur la faculté de poursuivre en France le Français défendeur, ne parlent pas seulement du Français domicilié en France, ce qui serait la pure et simple application de la maxime actor sequitur forum rei, mais d'un Français quelconque, même domicilié à l'étranger, auquel cas l'article apporte à cette maxime une dérogation. Le véritable caractère de l'art. 15 nous est donné par l'interprétation à laquelle la jurisprudence s'est fixée. Le texte paraît indicatif d'une simple faculté, d'une compétence exceptionnelle qui se superposerait à la compétence ordinaire sans nuire à celle-ci, les tribunaux en ont fait une véritable obligation. La loi dit que le Français peut être poursuivi en France, l'interprète enseigne qu'il doit être poursuivi en France, entendant cette faculté comme un privilège accordé au Français défendeur de n'ètre jamais condamné que par un tribunal français 1. On voit de suite l'embarras qui en résulte pour l'étranger demandeur. A moins d'une renonciation volontairement faite par son adversaire au privilège que la loi lui accorde, il ne pourra faire valoir la créance qu'il possède contre le Français, qu'à charge de le poursuivre en France, alors même que le Français est domicilié à l'étranger, que l'obligation y est née, qu'elle a été soumise par la volonté des parties

1 Paris, 4 janvier 1856, S., 56-2-170; Douai, 3 août 1858, avec la note de M. Le Gentil, S., 58-2-514; Poitiers, 29 décembre 1874, Cl. 1875, p. 441; Paris, 28 janvier 1885, Cl. 1885, p. 539, et la note sous le jugement de première instance, Cl. 1882, p.308.

à l'autorité de la loi étrangère. Voici encore un détour de juridiction fort incommode. Mais il y a plus. A côté de la règle qui donne compétence au tribunal du défendeur, toutes les législations admettent un certain nombre de dérogations ayant cette utilité de réunir devant un même tribunal un certain nombre de personnes, ayant des intérêts communs dans une mème affaire. Les principales existent en matière de succession et de faillite. Ces compétences exceptionnelles ne produiront pas leur effet dans les affaires où un Français se trouvera impliqué à l'étranger, et force sera aux intéressés de demander aux tribunaux français la sanction des obligations, auxquelles leur coïntéressé français peut être tenu.

Cette nouvelle exception ne laisse pas d'être gènante dans certains cas. On ne la comparera cependant pas à la première. Dans l'hypothèse de l'art. 15 le Français est défendeur. On comprend dès lors assez bien, que son législa teur national le prenne sous sa protection et pour lui éviter des condamnations, que sa qualité d'étranger rendrait peut-être plus faciles ou plus rigoureuses, prescrive qu'il ne pourra être condamné que par un tribunal français. En fait une précaution de ce genre n'est pas inutile: il faut reconnaître pourtant qu'elle ne tient pas un compte suffisant du besoin de justice, qui est intimement lié à la pra tique du commerce international.

100) La dernière exception, à laquelle nous arrivons maintenant, est de toutes la plus considérable et celle qui heurte davantage les idées élémentaires de justice et les principes sur lesquels repose toute société de civilisés. Les tribunaux français reconnaissent qu'ils sont incompétents dans les litiges entre étrangers. Cette règle, remarquons-le d'abord, n'est point inscrite dans nos lois de procédure, elle n'appartient même pas à la jurisprudence la plus ancienne, mais depuis bon nombre d'années on la trouve

1 Pendant la première moitié du XIX siècle la jurisprudence n'était pas absolue, comme elle l'est devenue depuis. Les arrêts, bien que re

régulièrement proclamée dans les sentences de nos tribunaux. La raison serait, d'après eux, que la justice française est faite pour les Français et non point pour les étrangers. Pour ces derniers elle ne serait un droit, qu'autant qu'ils auraient une contestation avec un Français.

A cette raison de principe les magistrats en ajoutent parfois une autre, disant que les tribunaux français ont été établis pour appliquer les lois françaises et non pas les lois étrangères; mais cette dernière raison, qui n'a que peu de chose à faire avec la question, est si faible que nous ne lui opposerons pas de réfutation. Pour la première, c'est autre chose. Cette façon de raisonner nous offre l'exemple frappant d'une erreur assez familière aux praticiens. Elle naît de leur obstination à vouloir décider les questions internationales à un point de vue rigoureusement et étroitement national. Si la France était la seule nation civilisée du monde, si elle n'entretenait aucuns rapports avec les nations étrangères, et ne recevait leurs sujets sur son territoire que par pure courtoisie, elle pourrait sans déraison maintenir ce principe que ses tribunaux ne doivent la justice qu'à ses nationaux et non pas aux étrangers. Agir ainsi serait d'une politique sans doute peu éclairée, mais enfin ce ne serait pas absurde. Dans l'état actuel des choses ce même principe n'est rien moins qu'une inconséquence et une absurdité. Les étrangers viennent chez nous, non pas en vertu d'une tolérance, mais par suite de ce droit au commerce international qui existe entre nations égales

connaissant en principe la règle de l'incompétence, la faisaient céder assez facilement, lorsqu'il s'agissait d'étrangers résidant en France depuis un certain nombre d'années, ou d'obligations contractées sur le sol français (cf. Trèves, 18 mars 1807; Pau, 3 déc. 1836, S., 37-2-363; Caen, 5 janvier 1846. S., 47-2-456). Comme jurisprudence récente sur la question, v. notre note sous Paris, 5 décembre 1890 et 18 mai 1892, S., 92-2-233, et Lille, 25 avril 1895, Cl. 96, p. 599; Trib. Seine, 15 sept. 1899, Cl. 1901, p. 543, et Paris, 18 février 1902, Cl. 1902, p. 573. Cette jurisprudence reçoit, comme nous l'indiquerons plus loin, de notables exceptions, particulièrement en vertu de traités diplomatiques (v., par exemple, la convention franco-belge du 8 juillet 1899, art. 1er).

et cette jurisprudence prétend leur refuser le premier de tous les droits, celui sans lequel tous les autres droits sont comme s'ils n'existaient pas, le droit de demander justice aux tribunaux. Le code civil accorde aux étrangers quantité de droits sur le territoire français. Ils sont à cet égard à peu près aussi bien traités que les Français, mais ces droits ne leur appartiennent que s'ils ne leur sont pas contestés. Dans le cas contraire, l'accès de nos tribunaux leur est fermé. On aperçoit l'inconséquence. C'est en vain que pour la pallier, on dirait avec les arrêts, que la justice française n'a été organisée que pour les Français. L'État doit la justice à tous ceux qui ont le droit de vivre en France sous l'empire des lois, d'y posséder des biens, d'y nouer des rapports juridiques, et ces droits appartiennent incontestablement aux étrangers. Sans justice, aucune sécurité, aucune garantie. Est-ce là la condition que l'on prétend faire aux étrangers ?

Le vice de ce principe a du reste éclaté dans sa mise en œuvre, et les tribunaux ont été amenés à le restreindre par une foule d'exceptions, qui ne laissent que fort peu de place à la règle à laquelle elles dérogent, exceptions relatives au commerce, aux matières d'ordre public ou simplement aux matières urgentes, aux demandes incidentes ou en intervention ou en garantie (sauf controverse), exception profitant aux étrangers domiciliés ou pouvant se réclamer de traités diplomatiques. Il en est de cette incompétence à l'heure actuelle, comme il en était au xvme siècle du droit d'aubaine. Bien que le principe en fût maintenu, il souffrait de si nombreuses exceptions que son application ne se faisait presque plus. Dans une seule matière, la règle de l'incompétence a gardé une certaine valeur, celle des questions d'état. Il est en effet assez naturel que les procès relatifs à l'état des personnes soient jugés par les tribunaux du pays auquel les plaideurs appartiennent. Encore faut-il remarquer que, par une dernière exception très justifiée, les juges français se déclarent compétents même en matière d'état, lorsque les étrangers parties à

l'instance ne trouveraient pas à l'étranger de tribunaux consentant à connaître de leur litige. On peut dire que le principe de la jurisprudence française ne peut se soutenir que par le nombre toujours croissant des exceptions qu'il admet1.

Une autre particularité doit encore être notée au sujet de ce principe. A entendre les raisons sur lesquelles on l'appuie, il semble ne pouvoir souffrir aucun tempérament. S'il est vrai qu'il repose sur ce que les tribunaux français ont été institués pour juger les Français et non pas les étrangers, il ne saurait appartenir aux parties de renoncer à une exception d'incompétence qui est de droit public, il ne saurait davantage appartenir aux juges de se déclarer compétents ou incompétents à leur gré. Le sens de leur institution leur commande de ne pas juger. Telles sont les conséquences logiques du principe et ce sont les conséquences inverses que la jurisprudence admet. Le défendeur, qui a renoncé à l'exception ou qui a simplement omis de s'en prévaloir in limine litis, ne serait pas reçu à l'invoquer ultérieurement. Quant au tribunal, obligé de s'abstenir lorsque l'exception est opposée en temps utile, il recouvre toute sa liberté dans le cas contraire et peut, suivant qu'il lui paraît bon, retenir l'affaire ou s'en dessaisir. On applique ainsi à la matière le droit propre à la simple

1 V. les excellentes observations de notre collègue Audinet dans le Répertoire général du droit français, v• Étrangers, n° 868 et suiv., et notre note sous Paris, 18 mai 1892, S., 1892-2-233. A notre avis, le point de départ de l'erreur commise par la jurisprudence française est dû à la doctrine qui, par une réminiscence romaine, fait de la faculté d'ester en justice quelque chose de distinct des droits que l'on vient y réclamer. C'est en se plaçant à ce point de vue que l'on voit, en principe, dans le droit d'ester en justice un droit purement civil et accessible aux seuls nationaux. Il y a là une superfétation dangereuse. Le droit d'ester en justice est le complément indispensable de tout droit accordé à une personne, et il ne lui donne rien qui ne soit déjà dans le droit concédé. C'est le droit porté en justice, le droit considéré dans une des phases de son existence et rien de plus. On remarquera qu'en Angleterre les étrangers sont assimilés aux nationaux, en ce qui concerne la juridiction des tribunaux.

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