Page images
PDF
EPUB

nale. Un législateur faisant une loi, des négociateurs préparant un traité essaieront fatalement d'assurer une supériorité quelconque aux institutions et aux lois de leur pays1. C'est chez eux une tendance naturelle; ils y résisteront d'autant moins qu'ils peuvent se figurer qu'en y cédant ils font leur devoir. Et ainsi leur œuvre, jugée trop favorable à un pays, ne pourra pas être acceptée par les autres; ce ne sera pas une œuvre internationale et le but social de notre science sera manqué. On ne peut éviter ce mal que par une étude scientifique préalable. La science est seule assez indépendante pour chercher la vérité sans autre préoccupation; seule elle peut adopter un point de vue assez élevé pour engendrer une doctrine qui convienne également à tous.

Cette grande tâche occupe depuis longtemps les jurisconsultes. Ils connaissent la lenteur de leur action, ils n'ignorent pas le dédain que professent souvent pour leur œuvre ceux qui ne soupçonnent pas l'importance et la difficulté de questions qu'ils n'ont jamais qu'effleurées, ils entendent encore les gémissements et les plaisantes imprécations de leurs prédécesseurs. Ils ne désespèrent point cependant, car ils savent aussi que les travaux les plus solides sont ceux qui ont demandé plus de loisir; ils se rappellent que cette grande législation, qui

1 Comme nous le verrons plus amplement dans la suite, le trait caractéristique des doctrines anglaise et américaine consiste à considérer le droit international privé comme une branche de la législation nationale, de la common law. Ce principe a eu pour résultat la constitution d'une doctrine anglo-américaine très différente de la doctrine continentale, mais qui tend aujourd'hui à s'en rapprocher. De certains passages de Wharton (Conflicts of laws, §§ 1, 2, et de Maine, Lectures on international law, pp. 43, 44) on pourrait conclure que la doctrine américaine était plus favorable que la doctrine anglaise à l'adoption d'un droit international privé général ayant pour but de distribuer la justice entre les nations.

2 Les plaintes de nos anciens jurisconsultes, particulièrement de ceux qui appartiennent au XVIIIe siècle, sont un lieu trop connu pour que nous y revenions, si ce n'est pour dire qu'ils ont bien su se venger sur nous des peines qu'ils ont endurées. Froland, qui s'intitule modestement le premier auteur qui se soit occupé des questions de cette espèce, nous a légué des ouvrages qui comptent parmi les plus fastidieux que l'on puisse rencontrer.

a été vraiment celle du monde civilisé, ne s'est point faite à coup de lois, de constitutions et de sénatus-consultes, mais par l'action patiente des prudents et les décisions répétées des magistrats. Et leur zèle est loin de se refroidir. Dans tous les pays où la culture du droit est florissante, nombre d'esprits se sont spécialement dévoués à la tâche d'accélérer les progrès du droit international privé, plusieurs publications périodiques ont été fondées qui jouissent d'une légitime autorité, des associations ont pris pour but l'étude que l'on peut dire toute nouvelle de la législation comparée; elles aussi peuvent revendiquer une bonne part dans le progrès des idées juridiques internationales. Le matériel exigé est donc prêt et tout porte à espérer que nous sommes appelés à contempler, dans un avenir peu éloigné, l'avènement de cette communauté juridique internationale qui donnera aux relations privées des peuples leur suprême expansion.

7) Nous considérons comme un devoir d'apporter aussi notre pierre à l'édifice. Notre but en publiant cet ouvrage est surtout d'approfondir les principes premiers sur lesquels repose le droit international privé. Il nous semble, en effet, qu'il existe à ce point de vue une lacune dans la littérature juridique contemporaine. Est-ce indifférence, est-ce hâte de courir à des questions plus pratiques, je ne sais, mais il est certain que parmi les auteurs il en est bien peu qui prêtent aux premiers problèmes de notre science l'intérêt qu'ils méritent1. La plupart d'entre eux

1 Ce reproche, à vrai dire, est beaucoup moins mérité aujourd'hui qu'il ne l'était il y a peu d'années encore. La littérature juridique contemporaine marque aux premiers principes de notre science un intérêt de plus en plus grand. Nous signalerons à ce point de vue les ouvrages suivants: Jitta, La Méthode en droit international privé; Meili, Die Doktrin des internationalen Privatrechts, dans la Zeitschrift de Bohm, t. I; Hamaker, Das internationale Privatrecht, seine Ursachen und Ziele; Dicey, Conflict of laws, Introduction; Bartin, Études de droit international privé; de Vareilles Sommières, La Synthèse du droit international privé; Niemeyer, Zur Methodik des internationalen Privatrechts; Kahn, Ueber Inhalt, Natur und Methode des internationalen Priva

touchent à peine à ces questions que quelques-uns rejettent même comme indignes de l'examen, et, après quelques lieux communs, s'attaquent immédiatement aux divers conflits particuliers dont la pratique révèle chaque jour l'existence. Qu'en résulte-t-il? Que leurs démonstrations, manquant toutes d'une base première visible et indiscutable, sont impuissantes à produire la conviction. Elles sont souvent ingénieuses, entourées parfois de tout l'appareil d'une érudition imposante, elles ne sont jamais convaincantes, parce qu'elles ne pénètrent jamais jusqu'au fond de la question. On parle d'obligation et de droit, et ce n'est jamais que pour des considérations d'équité, de convenance, d'utilité que l'on se décide, on répudie le principe de l'école anglaise et, en fait, c'est par des procédés analogues aux siens que l'on tente de constituer une doctrine.

Il n'y a jamais eu, à notre avis, d'erreur de méthode plus grande que celle-là. Le droit international privé a ceci de particulier qu'il n'a pas de loi écrite ou traditionnelle à interpréter: c'est à lui-même qu'il appartient de se faire sa loi. Cette singularité est en même temps sa force et sa faiblesse sa force, car il n'est enchaîné aux caprices ou aux erreurs d'aucun législateur1, sa faiblesse, car il manque de cette plate-forme indiscutable pour y élever son édifice. Quoi qu'il en soit, cette situation particulière impose aussi au jurisconsulte des devoirs particuliers.

trechts; Corsi, Unificazione o codificazione del diritto internazionale privato; Buzzati, Il Rinvio; Catellani, Del conflitto fra norme di diritto internazionale privato; Gemma, Propedeutica al diritto internazionale privato; Zitelmann, Internationales Privatrecht; Meili, Das internationale Civil und Handelsrecht, et sans doute bien d'autres encore que nous ne connaissons pas.

1 And it may be observed that this branch of jurisprudence has been and is being, more scientifically developed than others, by judges and, by jurists. It is a malter for rejoicing that it has escaped the Procustean treatment of positive legislation, and has been allowed to grow to its fair proportions under the influence of that science which works out of conscience, reason, and experience the great problem of Law or Civil Justice. (Phillimore, loc. cit., p. 11.)

Manquant de la garantie que lui donne d'ordinaire la parole souveraine du législateur, il faut qu'il aille chercher à sa source la plus reculée le droit dont il usera, qu'il pénètre les conditions d'existence de la société internationale et qu'il scrute ses besoins, qu'il dégage les intérêts communs des nations, qu'il sache dans quelle mesure on peut leur imposer des devoirs réciproques, qu'il détermine le point où il faut s'arrêter par respect pour leur indépendance. Alors seulement il aura pleine conscience de la valeur de ses principes, pourra les justifier et en faire les bases d'une doctrine solide et lumineuse, véritable maison de verre de chaque recoin de laquelle on apercevra les fondements.

Cette méthode est particulièrement nécessaire au professeur: il doit former ses élèves à se montrer exigeants. en matière de démonstrations et à ne considérer une proposition comme certaine qu'autant qu'ils peuvent la mesurer toute d'un seul coup d'œil de sa base première à son extrême portée. Il faut qu'ils puissent éprouver la solidité des assises et vérifier la rigueur des attaches. Il faut surtout se garder comme d'une faute grave de les habituer à se contenter d'une demi-vérité, à confondre une probabilité avec une certitude. Nos élèves puisent à l'Université des habitudes d'esprit dont ils subiront l'influence pendant toute leur carrière, c'est leur faire un tort considérable que d'employer devant eux des méthodes peu rigoureuses et qui ne servent qu'à ancrer plus profondément le doute dans l'esprit. Quoi qu'on en dise, ils deviendront presque fatalement de mauvais praticiens s'ils ne sont pas d'abord de bons théoriciens.

Elle n'est pas moins nécessaire au point de vue de la formation générale du droit international privé. Nous avons mentionné plus haut le besoin d'un système de règles uniformes: comment obtenir cette unité si ce n'est au profit d'une doctrine rationnelle et logique ? Pense-t-on obtenir l'adhésion des nations à une loi arbitraire dont elles n'apercevraient pas la nécessité, à une justice qu'elles

ne regarderaient pas comme la véritable justice? Toute union de ce genre serait éphémère. Il faut d'abord produire une conviction commune et seule la lumière de la raison y réussira. Comme le dit bien Lorimer, il n'y a pas deux systèmes de justice et d'injustice'. Le tout est de dégager en notre matière le système juste. C'est le seul qui puisse être proposé aux suffrages des nations, le seul qui ait chance de les réunir sous son autorité.

8) Telle est la grande fonction de la doctrine. Mais nous nous hâterons de dire que cette fonction ne sera véritablement remplie qu'autant que la doctrine se pliera exactement aux données de fait du problème qu'elle est chargée de résoudre. La vraie doctrine, la vraie science ne sont point des œuvres d'imagination. Leur premier devoir est d'emprunter à la vie réelle les éléments de leurs décisions négligent-elles ce soin, leur œuvre n'est plus qu'un fatras inutile et encombrant. Ce défaut a été celui de plusieurs doctrines célèbres et l'on s'explique le discrédit pourtant injuste qui frappe dans l'opinion commune les œuvres de science pure. Les jurisconsultes statutaires, tout praticiens qu'ils étaient, n'en demeuraient pas exempts lorsqu'ils enseignaient, contrairement à l'évidence même, que toutes les lois peuvent se répartir en lois concernant la personne et lois concernant les biens. De nos jours le chef de l'école italienne moderne, Mancini, y est tombé plus que personne, attribuant à la nationalité au point de vue du droit public un rôle qu'elle ne possède pas, dans le but de l'ériger en souveraine dans le domaine du droit international privé.

Ces excès de l'imagination n'ont rien de nécessaire; l'exemple de l'école fondée par Savigny est là pour nous montrer que l'on peut fonder une doctrine scientifique tout en restant très respectueux des leçons que fournit la simple nature des choses.

Il faut donc à toute bonne doctrine une base empruntée

1 Lorimer, Droil international, trad. Nys, Introd., p. xvI.

« PreviousContinue »