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canal. Un homme ne peut pas semer des stations météorologiques sur tous les points du globe, pas davantage organiser une croisade contre l'alcoolisme ou la débauche, ou encore suffire à la propagande d'idées religieuses ou morales, dont la diffusion intéresse cependant au plus haut point l'avenir de l'humanité. D'aussi vastes objets dépassent les forces de l'individu, si actif et si puissant qu'il soit. Seule l'association les réalisera, prenant à chacun des associés une part de son activité, un fragment de sa puissance pour en créer une activité supérieure, une puissance irrésistible1.

L'activité des associations restera stérile dans les relations internationales, si la personnalité dont elles jouissent dans le pays où elles sont établies n'est pas reconnue par les États étrangers où elles peuvent juger bon ou même nécessaire d'épandre cette activité.

Envisagée à un point de vue philosophique, la reconnaissance dont bénéficie en tout lieu la personnalité des sociétés de commerce apparaît comme une concession importante faite aux idées que nous venons d'exposer. Cette concession, qu'il était impossible de ne pas faire sans tomber dans l'absurde et sans paralyser le commerce international, n'est pourtant pas encore suffisante On se demandera avec raison, si l'instinct du lucre est à ce point supérieur et recommandable qu'il doive, dans les relations internationales, bénéficier d'un droit à la reconnaissance que l'on n'accorde pas à l'activité désintéressée. A la vérité, le contraire paraîtrait plus juste et plus avantageux au point de vue social. Au moins est-il permis de réclamer comme un droit un traitement égal dans les relations de peuple à peuple pour les sociétés, dont l'unique objet est

1 De Bar observe avec raison que, loin de constituer quelque chose d'artificiel, les personnes juridiques doivent être considérées au contraire comme le produit naturel d'un état de droit et de civilisation arrivé à un certain développement. En fait, suivant lui, les États qui ont les uns avec les autres des rapports juridiques sont obligés de reconnaître les personnes juridiques étrangères (Theorie und Praxis, t. I, p. 301).

de pourvoir aux besoins matériels des individus et pour celles dont l'objet plus élevé vise à l'amélioration de leur condition intellectuelle ou morale.

74) Nous devons ici examiner une objection que l'on ne manque pas de faire à la thèse libérale que nous avons présentée. Il est difficile de contester les idées premières sur lesquelles elle repose, mais on soutient que la reconnaissance internationale de la personnalité juridique des associations, fût-elle un droit, est primée par un droit supérieur, celui que possède l'État de se défendre contre les dangers que lui ferait courir l'adoption de ce principe. Cette objection est grave, mais il semble, à bien examiner les choses, qu'elle sert de prétexte plutôt que de raison au refus du droit à la reconnaissance. Il est certain que, par leur puissance même, les associations peuvent faire courir un danger à l'État, ou plus souvent au gouvernement de l'État, mais ces dangers n'ont rien de particulier aux sociétés étrangères et, dans tous les cas, ils ne justifient pas la ressource extrème d'un refus du droit à la reconnaissance. Les mêmes dangers peuvent être attendus du développement des sociétés nationales dont l'influence est même plus grande, dont les moyens d'action sont plus directs et plus variés. Ces dangers, le législateur les a prévus; il a donc limité l'action de ces associations à la mesure où elle ne peut être qu'utile ou tout au moins inoffensive. Les lois de cette sorte sont incontestablement des lois d'ordre public, qui s'appliquent aux sociétés étrangères comme aux sociétés nationales. Il en résulte qu'une association personnalisée à l'étranger ne pourra, dans chaque pays, se livrer qu'aux industries ouvertes aux sociétés nationales et que, dans l'exercice de ces industries, elle subira l'effet de toutes les prescriptions qui limitent l'activité des sociétés nationales ou, le cas échéant, peuvent obliger ces dernières à cesser leurs opérations.

Allons plus loin. Rien n'empêche le législateur de donner aux sociétés étrangères une capacité de droit moins

étendue qu'aux sociétés nationales 1. On admettra même dans le silence de la loi, que cette restriction résulte suffisamment de la nature des droits en question. Certaines grandes associations reçoivent parfois une délégation de la puissance publique, telles les sociétés de colonisation, telles encore les sociétés de secours pour les enfants abandonnés. Il est certain que cette délégation ne profitera pas aux sociétés étrangères. Tel est le droit. Comment dire après cela que la reconnaissance de la personnalité des sociétés étrangères serait dangereuse, qu'il faut la repousser au nom de l'intérêt public 2.

Peut-être objectera-t-on que, les choses étant ainsi, on arrive au même résultat que l'on atteint par le refus de la reconnaissance, procédé plus radical mais plus simple.

1 L'État pourrait aussi imposer des conditions particulières à l'activité des personnes morales étrangères et cela serait fort juste toutes les fois où ces conditions seraient destinées à tenir lieu de la garantie que donnent au crédit public les règles concernant la constitution des sociétés nationales. En matière d'assurances on sait que les sociétés étrangères, dont les affaires ont pris en France une grande extension, sont loin d'offrir au public les garanties que lui fournissent les sociétés françaises. Il ne serait ni arbitraire ni injuste d'exiger des sociétés étrangères d'assurances certaines garanties supplémentaires.

2 La thèse libérale exposée au texte gagne de plus en plus les faveurs de la doctrine. On peut l'appuyer sur les autorités suivantes : Fœlix, Traité de droit international privé, t. I, pp. 65 et 66, qui voyant là (à tort) une question de conflits de lois, range dans l'effet du statut personnel la reconnaissance des personnes civiles étrangères; Brocher, Cours, t. I, pp. 187 et suiv.; Despagnet, Précis, 3° édit., p. 106; Surville et Arthuys, Cours élémentaire, 2• édit., p. 153 ; Lainé dans Cl. 1893, pp. 273 et suiv., et surtout Michoud (la Notion de personnalité morale) qui donne au sujet de la question un des exposés les plus nets et les plus complets qui aient été faits. Dans le même sens se prononcent, en Allemagne, de Bar (Theorie und Praxis, I, pp. 300 et suiv., et les auteurs anglais récents. Westlake (Private international law, pp. 334 et suiv.), les assimile purement et simplement à des personnes vivantes domiciliées à l'étranger, et Dicey (Digeste, p. 485) donne la reconnaissance des personnes civiles étrangères, comme un principe constant de la jurisprudence anglaise. D'après cet auteur (American Notes, ch. XIX) la pratique des États-Unis d'Amérique serait fixée dans le même sens. Cf. les résolutions adoptées par l'Institut de droit international, dans sa session de Copenhague (1897), en ce qui concerne la capacité des personnes morales publiques étrangères (Annuaire, t. XVI, p. 307).

Nous contesterions résolûment cette assimilation. A l'application de la saine doctrine internationale, les personnes morales étrangères gagnent de pouvoir revendiquer comme un droit ce qu'elles sont sans cela obligées de solliciter comme une faveur, la liberté de déployer une activité inoffensive dans les relations internationales. En outre, dans le cas même où la loi intérieure est telle, qu'il ne leur est pas loisible d'agir sur le territoire aussi librement que dans leur pays d'origine, elles gardent au moins dans notre opinion le droit d'y accomplir les actes juridiques qui, par eux-mêmes, sont indifférents, actes qui leur sont interdits lorsque leur personnalité n'est pas reconnue. Enfin on rendrait impossibles certaines absurdités que la pratique a malheureusement consacrées, comme cette interdiction d'ester en justice (en qualité de demanderesses au moins) fulminée contre les sociétés non reconnues. Refuser l'accès de la justice à des hommes, parce qu'ils agissent en groupe au lieu d'agir individuellement, cela est d'une iniquité qui passe l'entendement 1.

Un exemple éclairera la portée des conclusions ci-dessus

Cf. sur ce point l'excellent passage de de Bar (Theorie und Praxis, t. I, pp. 303 et suiv.). En refusant à des personnes juridiques étrangères le droit d'ester en justice, non seulement on arrive à paralyser complètement leur action sur le territoire, sans distinction entre ce qu'elle peut avoir de dangereux et ce qu'elle peut avoir d'inoffensif, mais on les empêche de réclamer l'effet d'actes régulièrement passés à l'étranger, ce qui est d'une sévérité dépassant toute mesure. On nuit aussi aux tiers qui se trouvent du coup mis dans l'impossibilité de faire valoir contre ces associations les droits qu'ils ont acquis. Pour remédier à ce dernier inconvénient, notre jurisprudence a imaginé de permettre aux tiers de poursuivre ces sociétés réputées par elle existant en fait, en même temps qu'elle s'obstine à leur refuser toute action en qualité de demanderesses. Cette jurisprudence est absurde et inexcusable, car elle méconnaît toute idée de justice (V. Cass., 1 août 1860, S., 1860-1-865 et la note, et Despagnet, Précis, 3o édit., p. 121; v. aussi la note de M. Lyon-Caen sous Cass., 14 mai 1895, S., 96-1-161). Sur les conditions auxquelles les sociétés anonymes étrangères sont reconnues et admises à ester en justice en France, v. le réquisitoire de M. le Procureur général Baudouin, sous Cass., 28 avril 1902, Cl. 02, pp. 844 et suiv. Cf. pour l'Italie, Cass. Turin, 19 janvier 1900, Cl. 01, p. 600, et la note de M. Chrétien.

formulées. On peut supposer qu'une société allemande ou anglaise de médecins s'avise de venir expérimenter en France une méthode nouvellement découverte et ouvre en France des établissements à cet effet. Le gouvernement français, s'il juge cette initiative périlleuse pour la santé publique, trouvera aisément dans ses pouvoirs de police les moyens d'empêcher cette société de mettre son projet à exécution. Mais la société étrangère sera cependant reconnue en France comme personne morale et s'il lui plaît d'y faire des actes juridiques indépendants de la profession médicale, comme d'y acheter un immeuble, d'y devenir créancière ou débitrice, d'ester en justice, elle en aura le droit incontestable. Elle pourrait même y recueillir une succession sous les conditions imposées par la loi française aux sociétés nationales. Nous retrouverons plus tard ce sujet. Il suffit pour le moment d'avoir posé le principe.

75) Revenons à la condition des individus. Quels sont les droits dont les étrangers doivent jouir, quels sont ceux que l'on ne peut pas leur refuser? Il faut, pour les définir, rechercher quelle peut être la base de l'obligation de l'État à leur égard. Cette base se trouve, on le sait, dans le devoir qui incombe à chaque État de permettre sur son territoire la pratique du commerce international. Voyons donc, ce que suppose, en fait de facultés laissées aux personnes qui s'y livrent, cette pratique du commerce international.

Le mot commerce ne représente pas ici ce que dans le langage courant on entend lorsqu'on l'emploie. Il ne s'agit pas seulement ici d'achats et de ventes, de spéculations faites sur des denrées ou sur des objets fabriqués, de participation au mouvement engendré par les besoins respectifs de la production et de la consommation; il s'agit de quelque chose de plus vaste, de l'établissement entre personnes de toutes les relations qui peuvent avoir pour résultat la naissance de droits rentrant dans la catégorie des droits privés. Les actes de commerce au sens étroit du

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