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54) Cet esprit de conciliation entre l'ancien principe radical de la territorialité et les nécessités du commerce international a trouvé un nouveau et fougueux adepte dans M. de Vareilles-Sommières 1. Cet auteur prétend faire revivre les pures doctrines des statutaires, en réalité il les modifie profondément en leur donnant un effet que ceux-ci ont toujours ignoré. La loi pour M. de Vareilles est territoriale, mais cette territorialité constituant un principe international s'impose non seulement à l'État de la loi duquel il s'agit, mais à tout autre. Un acte juridique est passé dans un pays, il est soumis (la capacité des parties étant exceptée) à la loi de ce pays, et si plus tard la validité de cet acte est discutée devant les juges d'un autre État, c'est à la loi du lieu d'origine de cet acte que les juges devront se référer en vertu du principe même de la territorialité. Tel n'est pas le sens que prêtaient les anciens au mot territorialité et par ce mot ils n'ont jamais entendu que la faculté appartenant aux juges d'appliquer leur propre loi aux rapports de droit portés à leur tribunal. De plus il y a là une contradiction. Cette même territorialité, qui soumet à la loi d'un pays l'acte fait par un étranger dans ce pays, empêche cette loi de projeter son effet en dehors du territoire de l'État dont le souverain l'a promulguée, et autorise le juge étranger à appliquer la loi étrangère à tous les procès qu'il est appelé à juger. Le principe une fois admis, il en résulte forcément que l'on ne peut appliquer dans l'État que la loi de l'État; on aura beau torturer le mot territorialité, jamais on ne pourra en faire jaillir un principe d'extraterritorialité.

Pour légitimer l'extraterritorialité il faut autre chose. Cette autre chose M. de Vareilles pense la trouver dans le principe de la non-rétroactivité des lois. Ici encore l'auteur se trompe. Le principe de non-rétroactivité suppose des lois successives et non pas des lois simultanées et concur

De Vareilles-Sommières, La Synthèse du droit international privé, t. I, pp. 12 et suiv.

rentes comme elles le sont dans les hypothèses de conflit. De plus, la raison d'être de la non-rétroactivité n'existe nullement en droit international. C'est parce que le législateur d'un pays est garant de l'application de sa loi, qu'au moment où cette loi a disparu, remplacée par une règle nouvelle, il reste cependant tenu d'en reconnaître et d'en sanctionner les effets. Il est impossible de prétendre que le législateur soit d'une façon quelconque garant de l'application des lois étrangères, et par là tombe l'échafaudage sur lequel on a tenté d'exterritorialiser la territorialité.

Les diverses tentatives faites pour rendre possible la cohabitation de la territorialité, considérée comme principe général, et de la personnalité n'ont pas abouti. Elles n'en sont pas moins pleines d'intérêt pour nous, moins comme marque de l'esprit ingénieux de leurs auteurs que parce qu'elles ont favorisé l'éclosion d'idées plus larges et plus justes qui, une fois débarrassées du poids mort qu'elles traînaient avec elles, ont fait faire des progrès sensibles à notre science1.

1 La tentative la plus récente est sans doute celle de Zitelmann (Internationales Privatrecht). Cet auteur distingue deux sortes de souverainetés, la souveraineté personnelle et la souveraineté territoriale, l'une exercée par l'État sur les personnes qui sont ses sujets par la nationalité, l'autre sur les choses mobilières et immobilières comprises sur son territoire, souverainetés également respectables au point de vue international et qui correspondent respectivement au point de vue civil à la compétence de la loi nationale et à la compétence de la loi de la situation. Le problème des conflits se ramène, dès lors, pour lui comme pour les statutaires, au point de savoir si une loi concerne les personnes ou les choses (Internationales Privatrecht, pp. 82 et suiv., partic. pp. 119 et suiv., 122 et suiv.). Il admet l'exception de l'ordre public. Mais comment concilier ces deux souverainetés quand elles sont en conflit? Contrairement à la théorie statutaire, Zitelmann (pp. 105 et suiv.) considère la souveraineté personnelle comme compétente en général, les droits de la souveraineté territoriale étant restreints à ce qui lui est nécessaire pour remplir ses fonctions. Il argumente, à cet effet, des intérêts de l'État. Cette théorie, solidement établie et très creusée, aboutit à un problème que nous considérons comme malheureusement insoluble, la distinction des droits qui concernent les personnes et des droits qui concernent les choses. Pour ne citer qu'un exemple, Zitelmann (p. 136) comprend le droit d'auteur parmi les droits territoriaux et il le faut bien pour justifier sa réalité : ce droit considéré activement ou passivement ne con

55) La territorialité des lois ne saurait être le principe fondamental de notre science; leur personnalité n'a pas plus de titres à jouer ce grand rôle. Nous ne parlons pas ici de la personnalité des lois germaniques qui, correspondant à un état social disparu, ne peut être à notre époque rien autre qu'un souvenir, mais du principe de la personnalité tel que l'école italienne de Mancini l'a établi et tel que le reconnaissent les nombreux auteurs, qui font de ce principe la base de leurs doctrines. Dire que la loi personnelle est toujours en principe la loi compétente, c'est encore méconnaître ce grand fait, que là où plusieurs lois se trouvent en présence, plusieurs souverainetés sont en conflit, ayant toutes de bonnes raisons d'ètre écoutées et méritant au moins de n'être pas sacrifiées à une seule d'entre elles, à moins qu'il n'existe une raison péremptoire d'agir ainsi 1.

Or, quelle serait cette raison? On allègue après Montesquieu que les lois varient d'après la situation, le climat, les habitudes, bref, les circonstances locales. C'est une bonne observation sous la plume d'un philosophe, dans la bouche d'un jurisconsulte un bien pauvre argument. Doiton se résigner à résoudre un problème si vaste et si sérieux

cerne pourtant que les personnes, il n'a rien de matériel, rien qui permette de le rattacher au sol et à la souveraineté territoriale de l'Etat. Le tort de cette doctrine nous paraît être, d'avoir poussé trop loin la distinction des deux souverainetés, distinction très bonne lorsque l'on envisage leur effet dans les relations internationales, moins nette et moins sûre si l'on considère leur objet. Cette doctrine a un côté excellent elle met admirablement en relief le principe du respect dù par les États à leur souveraineté réciproque. C'est une idée qui nous est chère. et que nous avons en toute occasion contribué à répandre. Nous la retrouvons avec grande satisfaction vivifiant l'œuvre du jurisconsulte allemand.

1 V., en faveur de cette doctrine, Mancini, De l'utilité de rendre obligatoire, etc. (Cl. 1876, pp. 292 et suiv.); Weiss, Traité élémentaire, p. 242; Fiore, Droit int. privé, trad. fr., p. 51; Laurent, Droit civil international, t. I, pp. 635 et suiv.; Surville et Arthuys, Précis, p. 35; Audinet, Cours élémentaire, p. 108. Sur la valeur du principe de nationalité, cf. Fusinato, Il principio della nuova scuola italiana di diritto internazionale privato, pp. 20 et suiv., et de Holtzendorff, R. D. I., 1870, pp. 92 et suiv.

que le nôtre à l'aide d'un simple motif de convenance, et encore quelle n'est pas la faiblesse de ce motif? Un auteur1 a eu l'idée de rapprocher les diverses législations dans leurs dispositions concernant l'âge auquel il est permis de contracter mariage. On pouvait s'attendre à voir cet âge s'élever au fur et à mesure que l'on remontait vers le pôle. C'est le contraire qui s'est produit, preuve bien manifeste de ce fait que si les circonstances locales influent en quelque chose sur le contenu des lois, beaucoup d'autres éléments concourent à leur donner leur forme définitive.

Une autre justification a été tentée, plus savante en apparence, plus brillante également, au demeurant plus fausse encore. Mancini 2, dans un discours célèbre, a développé cette idée que la nationalité est à la fois l'élément constitutif du droit public des nations et du droit privé des individus. Ce sont les races qui forment les États et c'est l'État qui donne à l'individu le droit qui le régit. Que l'on ait déduit de là que l'individu doit être soumis partout au droit de sa race, c'est très logique et, si les prémisses étaient justes, la conséquence serait incontestable. Malheureusement les prémisses ne sont pas justes, dans notre état social au moins. Beaucoup d'États des plus considérables et des plus anciens

la France en est un bon exemple sont formés d'hommes appartenant à des races tout à fait différentes et qui se maintiennent telles pendant des siècles. Ce n'est donc pas l'identité de race qui est la raison d'être de l'État et le droit national est le droit de la communauté nationale, ce n'est pas le droit de la race.

Il ne faut voir dans la doctrine de Mancini que ce qu'elle était en réalité une thèse politique brillante et fausse, émise au profit d'une cause dont elle a contribué à assurer

1 Fusinato, Il principio della nuova scuola italiana, etc., pp. 43 et suiv. 2 Mancini, Della nazionalita come fondamento del diritto delle genti, prelezione pronunziata, il 22 gennaio 1851. — L'élément de communauté de race n'est pas le seul dont se sert Mancini pour construire sa théorie de la nationalité. Il y joint la communauté de langue, de mœurs, de croyances religieuses, tous éléments qui soit réunis soit séparés ne peuvent résoudre le problème du fondement du droit à une existence politique

le succès. Les partisans de la personnalité moderne, tout comme les réalistes, admettent des exceptions à leur principe et dans les deux cas ces exceptions contredisent le principe qu'elles ont pour objet de limiter. Si les lois sont par leur nature personnelles, elles le sont toutes et l'on ne comprend plus, par exemple, l'exception d'ordre public qui est pourtant partie intégrante du système italien. L'admission de cette réserve, pratiquement indispensable, prouve bien, que toutes les lois ne sont pas personnelles ou, ce qui revient au même au point de vue international, qu'il en est chez lesquelles le caractère de réalité l'emporte nécessairement sur celui de personnalité. C'est donc que le principe premier n'est pas exact, qu'il n'est pas vrai de toutes les lois et que s'il est vrai de quelques-unes, il ne repose pas sur les raisons générales et absolues que l'école italienne lui assigne.

De ces deux doctrines on peut dire qu'elles tranchent les questions internationales de la façon qu'a employée Alexandre à l'égard du noeud gordien. C'est une solution sans doute, mais il faut avoir l'épée au côté pour donner aux problèmes sociaux des solutions de ce genre.

56) Poursuivons maintenant un autre ordre d'idées. Quels que soient les principes que l'on adopte sur les questions de notre ressort, on conviendra sans peine que les règles destinées à concilier les divers systèmes législatifs des différents pays doivent conserver aux lois leur caractère obligatoire. A ce point de vue particulier, les lois civiles de tous les pays se divisent en deux grandes classes: celle des lois qui commandent ou défendent et, suivant une étymologie du mot loi, lient la volonté des personnes qui leur sont soumises, et celle des lois rendues en interprétation de l'intention probable des parties et qu'une volonté contraire dûment exprimée suffit à destituer de leur effet. Il importe que les lois appartenant à chacune de ces

séparée. Enfin, le célèbre homme d'État attache une importance capitale à ce qu'il nomme la conscience de la nationalité, notion vague et à peu près insaisissable.

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