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à Beethoven et à l'Art indivisible. » Lui-même n'échappa qu'à grand' peine à cette extrémité. Accablé sous le poids de la besogne machinale, Wagner, découragé, ne composait plus depuis longtemps, lorsqu'un jour jaillit d'un seul trait de son cerveau le beau choeur des Fileuses du Vaisseau Fantôme :

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« Après avoir loué un piano, dit-il, je m'aperçus avec ravissement que j'étais encore musicien. »

Le drame entier fut achevé en six semaines. La misère de Wagner devenait de plus en plus affreuse. La Gazette musicale avait fait figurer au programme d'un des concerts qu'elle offrait à ses abonnés l'ouverture de Colombus. Cette exécution eut du retentissement jusqu'en Alle

magne, où Schumann écrivait quelques pages sur « ce jeune Saxon qui restait silencieux depuis longtemps et qui, par bonheur, se remet à composer ». Il avait envoyé son ouverture de Columbus à Londres; elle ne fut pas acceptée, on la lui renvoya, et comme il n'avait pas de quoi payer le port, elle fut gardée par les Messageries et perdue. Liszt régnait alors dans la société parisienne et moissonnait la fortune et les lauriers. Wagner, dépité de la disproportion de la carrière facile de virtuose et des amertumes de la vie de compositeur, écrivit, en visant celui qui devait être son beau-père, un article intitulé: Du métier de virtuose et de l'indépendance du compositeur. La colonie allemande était obligée de le soutenir et de l'aider à vivre, tant son dénuement était navrant. Dégoûté du séjour de Paris, où il n'avait éprouvé que des déceptions, il résolut de retourner en Allemagne. La nouvelle que son Rienzi venait d'être reçu au théâtre de Dresde et son Hollandais volant au théâtre de Berlin le combla de joie. Grâce à un nouveau travail que lui fournit Schlesinger et à la vente du sujet du Hollandais volant, que Léon Pillet lui acheta quelques centaines de francs pour composer un livret destiné à Dietsch, Wagner put retourner en Allemagne au commencement de 1842.

En arrivant à Dresde, tout parut enfin lui sourire: Rienzi, joué par de remarquables chanteurs, entre autres par la fameuse Mme Schroeder Devrient, eut un succès complet et lui valut d'être nommé maître de la chapelle royale, avec un fort traitement. Cet opéra, du reste, ne caractérise guère les idées originales de Wagner sur son art. Le Vaisseau Fantôme, joué dans la même ville en 1843, échoua et ne réussit guère mieux l'année d'après à Berlin. Dans ce dernier opéra s'accusent, beaucoup plus que dans Rienzi, ses idées sur la réforme du drame musical.

Cette chute lui fut très pénible et le découragea profondément. Mais il se remit bientôt à l'œuvre, plein de confiance dans son génie. Après cet opéra, qui inaugure sa seconde manière, il écrivit un Hommage de Frédéric le Bien-Aimé, la Cène, œuvre de musique religieuse, qui représentait les disciples et les apôtres transfigurés par l'Esprit-Saint. Un petit chœur, placé à une tribune supérieure de l'église, par une disposition assez ingénieuse et renouvelée depuis, figurait le Saint-Esprit.

La charge de maître de chapelle n'était pas une sinécure. Wagner devait s'occuper à la fois des répétitions et des représentations du

théâtre et écrire des pièces de circonstance, selon les besoins de la cour. C'est dans l'exercice de ces fonctions qu'il connut Berlioz, avec lequel il se lia d'amitié, jusqu'au jour où l'envie divisa les deux grands rivaux. Il eut aussi l'occasion de recevoir Spontini et d'apprécier à sa juste valeur l'originalité du vieux maître.

Le théâtre avait mis en répétition la Vestale, lorsque Spontini demanda à surveiller par lui-même l'exécution de son œuvre. Tout d'abord il se montra mécontent au plus haut degré de ses interprètes et commanda un bâton d'orchestre en ébène avec deux pommes d'or, que Wagner s'empressa de lui faire fabriquer. La Vestale fut accueillie avec la faveur que méritaient la réputation et l'âge de l'auteur. Wagner s'était montré rempli de déférence pour son hôte. Il ne fut pas peu surpris lorsque celui-ci lui exprima ainsi le jugement qu'il portait sur la musique de l'avenir :

« Vous ne ferez pas mieux que Rienzi, disait Spontini; lorsque j'ai entendu votre œuvre, j'ai pensé Wagner est un homme de génie, mais il a déjà fait plus qu'il ne peut faire. En effet, après Gluck, c'est moi qui ai fait la plus grande révolution : j'ai introduit la grosse caisse dans l'orchestre. Après la Vestale, j'ai désespéré de me surpasser. Or comment voulez-vous qu'il soit possible à n'importe qui, d'inventer du nouveau, alors que, moi, Spontini, je reconnais ne pouvoir surpasser mes œuvres antérieures, et qu'il est bien évident que depuis la Vestale on n'a pas écrit une note qui ne m'ait été volée. »

En 1844, Wagner prit une part importante aux démarches nécessaires pour le transport des cendres de Weber, mort à Londres. Il prononça à ce sujet un beau discours, et fit jouer la Symphonie avec chœurs, de Beethoven. C'est à ces solennités qu'un jeune homme de seize ans, Hans de Bülow, qui devait devenir un des plus ardents propagateurs de l'œuvre wagnérienne, se sentit conquis pour toujours par le génie de son idole.

Wagner était encore pourtant très attaqué, et plus il accentuait les tendances de sa personnalité si originale, plus le public semblait réfractaire, même en Allemagne. Tannhauser eut peu de succès à Dresde. Cette chute accabla l'auteur, qui douta un instant de la valeur de ses nouvelles idées sur le drame musical. Il écrivait :

« Cette semaine eut pour moi le poids d'une vie tout entière.

Ce n'est pas une blessure d'amour-propre que j'éprouvai, j'eus conscience de l'anéantissement absolu de toutes mes illusions. » Il avait en revanche de précieux encouragements dans ces lignes de Schumann :

« Je voudrais que vous pussiez entendre Tannhauser; il contient des parties plus profondes et plus originales, bref, cent fois meilleures que les précédents opéras, et en même temps beaucoup de phrases musicalement triviales. En somme, Wagner peut prendre une grande importance au théâtre, et je suis certain qu'il possède le courage nécessaire. Les moyens techniques, par exemple l'instrumentation, sont tout à fait remarquables, incomparablement plus sûrs qu'auparavant. »

Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, aimait la musique : Wagner lui demanda l'honneur d'accepter l'hommage de Tannhauser. On lui répondit, de la part du souverain, que Sa Majesté n'acceptait l'hommage d'aucun ouvrage sans l'avoir entendu; on lui permettait de tirer de sa nouvelle œuvre des morceaux propres à servir de marches militaires.

On joua néanmoins à Berlin Rienzi, mais Wagner ayant eu la maladresse d'avouer qu'il considérait cet opéra comme « un péché de jeunesse », la cour se hâta de partager ce jugement et de faire à l'ouvrage un accueil très froid.

Wagner se remit à la composition de Lohengrin, qu'il avait commencé en Bohême et qu'il acheva à la fin de 1847. Cette œuvre devait être mise à l'étude lorsque survinrent les événements de 1848. La Révolution, partie de France, avait gagné les autres États de l'Europe, et les journées de Paris avaient eu leur contrecoup dans les autres capitales. Wagner se jeta dans le mouvement révolutionnaire, et fit partie des démocrates les plus avancés de l'Allemagne. Il s'était lié avec Bakounine, dont il partageait les idées subversives. N'avait-il pas été jusqu'à proposer au roi de proclamer lui-même la république! Lorsque les forces royales triomphèrent en mai 1849, il dut quitter Dresde et se réfugier en Suisse. La police recherchait « cet individu politiquement dangereux nommé Wagner », dont elle donnait le signalement suivant : « Trente-sept à trente-huit ans, taille moyenne, cheveux bruns, front dégagé, sourcils bruns, yeux gris-bleu, nez et bouche proportionnés, menton rond, porte des lunettes, paroles et gestes rapides, est vêtu ordinairement d'une redingote de bouskin vert

foncé, pantalon noir, gilet de velours, cravate de soie, chapeau de feutre et bottes ordinaires. »

Wagner eut la bonne fortune de trouver Liszt, qui lui donna la plus large hospitalité, et se fit le champion enthousiaste de son œuvre. Grâce à ses efforts, on joua à Weimar le Tannhauser, et en 1850 Lohengrin, le dernier et le plus remarquable opéra de la seconde manière. En 1852, Wagner fit paraître à Leipsick les trois poèmes d'opéras le Hollandais volant, le Tannhauser et le Lohengrin, précédés d'une curieuse préface intitulée: Communication à mes amis, sorte d'autobiographie. Il avait écrit, entre temps, l'Art et la Révolution, et divers pamphlets. Il travaillait aussi à ses Niebelungen, inspirés par les vieilles légendes épiques de l'Allemagne. En 1859 nous le retrouvons à Paris, où les efforts de M. Carvalho lui permettent de donner des concerts salle Beethoven, avec un résultat honorable, quoique l'entreprise ait abouti à un déficit. L'influence de Mme de Metternich lui permit de faire représenter Tannhauser à l'Opéra en 1861. L'œuvre fut sifflée, huée par l'élégant public, qui depuis... Mais l'histoire de l'art offre de ces contradictions. Nous avons vu plus haut que de cette époque date la brouille de Berlioz et de Wagner. Pour une fois, l'auteur des Troyens n'eut pas plus de clairvoyance que les membres du Jockey-Club, à moins que l'envie et le dépit ne l'aient aveuglé au point d'être insensible aux beautés de l'œuvre. Wagner secoua la poussière de ses souliers sur Paris et se mit à courir le monde avec des alternatives de triomphe et de revers. Tristan et Iseult est représenté à Munich. Cependant Wagner, traqué de toutes parts par ses créanciers, allait se réfugier en Suisse lorsqu'un événement considérable pour lui se produisit.

En 1864 mourait Maximilien II de Bavière, et son fils lui succédait sous le nom de Louis II. Le jeune roi était un fervent admirateur de Wagner. Il se hâta d'attirer auprès de lui le musicien errant, et bientôt celui-ci devint le véritable roi de Bavière. C'est alors que commença ce commerce d'amitié inaltérable, cette vie de splendeurs et d'excentricités qui faillit soulever contre le monarque le peuple mécontent. Wagner est devenu un demi-dieu. Délivré des soucis matériels, il monte à Munich, avec une pompe qui ne recule devant aucun sacrifice, ses œuvres anciennes et ses nouvelles la Valkyrie, les Maîtres Chanteurs. Sa femme étant morte en 1866, il épousa en 1870 une fille de Liszt.

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