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lettré et d'une haute valeur, car il avait publié un ouvrage remarqué à l'époque, sous ce titre : De l'influence de la Chaire, du Théâtre et du Barreau sur la Société civile. Un autre oncle du petit Boïel, l'abbé Boïeldieu, d'abord vicaire à Saint-Nicolas de Rouen, puis curé d'Allouville, avait une certaine réputation comme prédicateur. Boïeldieu manifesta de très bonne heure de grandes dispositions pour la musique, et ses parents le placèrent à demeure chez un organiste célèbre, Broche, qui s'était chargé de son éducation. Broche avait beaucoup de talent, malheureusement il avait aussi un grave défaut : il était adonné à l'ivresse, et, quand il avait bu, il était d'une brutalité inqualifiable. Aussi Adrien eut-il beaucoup à souffrir pendant son séjour chez ce maître singulier. Plusieurs traits nous donnent une idée de ce que fut le martyre du pauvre enfant. Un jour, Broche rentre complètement ivre et demande à l'élève :

« Qu'est-ce que c'est qu'une quinte ? >

Boïeldieu ne répond pas. Broche le saisit par le bras, le précipite en bas de l'escalier et lui ordonne de remonter à quatre pattes.

« Ut, fait-il à la première marche, en ponctuant sa leçon d'un violent coup de pied; ré, continue-t-il à la seconde marche; mi, fa, sol. Tu vois bien qu'il y a cinq marches, donc il y a cinq notes dans une quinte. >>

Et il termine sa leçon en allongeant à l'enfant un vigoureux soufflet. Une autre fois, comme l'élève était rentré assez tard de l'église, son bourreau lui ordonne de jouer au piano un morceau très difficile. Tout tremblant, Adrien s'exécute. Il n'ose regarder derrière lui, mais il sent que le tortionnaire est là, prêt à le frapper à la moindre faute. La peur paralyse ses doigts, l'ombre terrible du maître prend à ses yeux des proportions fantastiques, il hésite, s'embrouille... et s'arrête. O miracle! le bras redouté ne s'est pas levé, aucune réprimande! Boïel s'enhardit, tourne la tête et voit Broche endormi contre la muraille, la main encore plongée dans sa tabatière.

Nous pouvons imaginer, à ces quelques traits, ce que dut être la correction reçue par l'enfant le jour où, s'étant faufilé dès l'aube dans le théâtre, il s'endormit sur une banquette pour pouvoir entendre un opéra!

La musique, les offices sacrés, la prière adoucissaient le martyre du jeune artiste.

Les églises, dit Quatremère de Quincy, étaient des conservatoires de talents, de vrais séminaires naturels où l'étude de la musique trouvait à former des sujets sur une vaste échelle. Les autres pays ont si bien compris l'utilité de cette idée, qu'ils la pratiquent encore maintenant avec succès. Grétry, Méhul, Gossec et tant d'autres parmi nos gloires musicales, ont dû leur naissance aux études primitives des cathédrales et généralement aux pratiques religieuses. >>

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Un jour de fête solennelle, Broche, qui s'était sans doute attardé plus que de raison au Chaudron, - c'était l'enseigne d'un cabaret où se réunissaient les débauchés de la ville, se trouva dans l'impossibilité de tenir le grand orgue. Sans préparation, Boïeldieu le remplace. Les accents de l'instrument ravissent l'assistance. Au sortir de l'église, toute la ville célèbre l'enfant prodige.

Cependant l'existence qu'il menait chez Broche devenait de plus en plus intolérable. On peut se demander pourquoi ses parents, qui certes l'aimaient beaucoup, ne pensèrent pas à intervenir; il est à présumer que l'élève ne se plaignit pas auprès d'eux, dans la crainte de voir interrompre ses études musicales. Sa seule confidente paraît avoir été une vieille femme de ménage de Broche, victime, elle aussi, de la brutalité de l'ivrogne. Elle fut pour Adrien une vraie mère.

Un accident léger le détermina à se soustraire aux mauvais traitements. Il avait un jour renversé sur le clavecin une bouteille d'encre et il prévoyait un châtiment terrible. Il s'enfuit et songe à se rendre à Paris. Il a quatorze ans ; la grande ville, qui dispense la gloire et la fortune, éblouit son imagination. Il songe à l'Italien Grétry, qui y est entré sans argent, sans relations, et dont le nom brille maintenant parmi les plus illustres. Boïeldieu se met en route bravement, il court embrasser furtivement son père et sa mère, il se dérobe à leurs questions : il redoute tant de les voir combattre son projet !... Enfin il est libre, sur la route des mirages, et il a dix-huit francs pour toute fortune!... La nuit vient, l'inquiétude le prend. Où coucher? Il ne peut pas songer à aller dans une auberge, car il faut ménager les quelques écus, et puis les villages sont éloignés. Dans une prairie, des formes noires sont affaissées en tas : ce sont des moutons qui dorment. Les chiens ne font aucun mal à l'enfant, qui s'approche très calme. Un vieux berger sort de sa maison roulante, où il était déjà assoupi,

contemplant peut-être, comme les antiques pasteurs de la Chaldée, l'ascension d'un astre nouveau. Le vieux berger offre fraternellement au petit vagabond l'hospitalité de sa maisonnette. Lui-même va se coucher auprès des chiens. Quels rêves dut faire notre musicien, sous cet abri inattendu, dans la nuit étoilée? Il se disait sans doute Les hommes me recevront-ils aussi bien que les moutons et les chiens? Au matin, Adrien fit ses adieux au vieux berger et à ses amis d'une nuit. Les moutons, secouant la rosée, le regardaient partir avec la tristesse d'un enfant qui voit conduire un agneau à la boucherie.

Crotté jusqu'à l'échine, lamentable, il arriva enfin aux portes de Paris Oh! je serai quelque chose dans cette ville-là ! pensat-il; et, avec l'insouciance du jeune âge, il se mit à admirer les curiosités de la capitale. Seulement, lorsque son hôtelière s'aperçut qu'il ne lui restait plus que ses quatorze ans, elle fut moins sensible que les moutons et les chiens, elle le mit sans pitié à la porte. Sans sou ni maille, affamé, l'enfant erre dans les rues, où on ne le remarque point, et l'on dit qu'il se dirigeait vers la Seine, mû peut-être par une sinistre résolution, lorsque la Providence le sauva. Un homme à cheval courait au galop après lui. C'était le domestique de son père, envoyé à sa recherche et qui était enfin parvenu à trouver la piste du fugitif. Un peu d'argent, une lettre de recommandation pour M. Mollien : c'était plus qu'il n'en fallait pour dissiper toutes les idées sombres d'un adolescent avide de gloire.

Boïeldieu ne resta pas longtemps à Paris. On était en 1790... La capitale était en proie aux troubles de la Révolution, Adrien revint dans sa ville natale. C'est au théâtre de Rouen qu'il donne ses deux premiers ouvrages, vers 1793. Il se fait aussi connaître de ses compatriotes par des compositions pour piano. Il faut citer ici un fait qui se passa vers cette époque et qui montre bien l'élévation de caractère, la dignité et le courage de Boïeldieu.

Dans un concert donné au théâtre de la ville, il accompagnait au clavecin le célèbre Garat. Il y avait à Rouen un parti assez nombreux de jacobins ardents et la Terreur sévissait sur la population. Après les morceaux annoncés, le public réclame la Carmagnole... Garat se trouble, il hésite, il va entonner le chant de haine. Boïeldieu ferme le clavecin avec indignation, se lève et sort, laissant la salle ahurie de cet acte de bravoure. En effet, la tête de

l'artiste est mise à prix, et, pour éviter la funèbre charrette, il est obligé de se cacher à Paris.

Après le 9 thermidor, il est recueilli par Jadin, qui l'introduit

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dans le salon d'Érard, le grand facteur de pianos et l'ami des musiciens illustres de l'époque. C'est aussi par Jadin que Boïeldieu fait la connaissance de Cherubini. Chose singulière ! cette période où le sang coule à flots est l'âge d'or de la romance sentimentale: Boïeldieu compose des romances et excelle dans ce genre. Une cir

constance fortuite donna à son talent la consécration définitive. Méhul venait de retirer du théâtre Favart un opéra en trois actes, et l'administration, prise au dépourvu, s'empressa de monter Zoraïme et Zulmare, de Boïeldieu. La pièce eut un succès considérable, à tel point qu'il put balancer le succès de Médée, de Cherubini. Désormais, Boïeldieu est considéré comme un des maîtres de l'opéra-comique, où il obtient coup sur coup de bruyants triomphes. Doué d'une facilité extraordinaire, il compose sans trop se soucier des règles de la composition, qu'il connaît mal, jusqu'au jour où Cherubini l'arrête par ces mots :

< Malheureux! n'es-tu pas honteux d'avoir de si beaux succès et de si peu les mériter? »

Boïeldieu tient compte de ces observations, et courageusement il refait ses études. Il étudie et il souffre toujours de la misère.

« Vous ne vous imaginez pas avec quelle facilité je composais mes opéras avant d'en connaître les difficultés. »

En 1800 il est nommé professeur au Conservatoire. Il donne alors Beniouski, le Calife de Bagdad. En 1803, Ma tante Aurore est sifflée.

C'est aussi l'époque où se place son mariage avec Mlle Clotilde Mafleurai. Cette union ne fut pas heureuse, et Boïeldieu résolut d'aller se fixer en Russie. Le czar Alexandre attirait alors les artistes français et leur offrait une magnifique hospitalité. La musique russe, qui a pris en si peu de temps une place considérable dans l'histoire de l'art, était encore à naître; Boïeldieu, nommé maître de chapelle de la cour, a beaucoup contribué à la fondation de cette nouvelle école. Il a écrit en Russie des marches militaires, les choeurs d'Athalie, Aline, Télémaque. Cependant, après sept ans passés à Saint-Pétersbourg, Boïeldieu éprouva le désir de retourner en France où l'on devait représenter le Nouveau Seigneur. Cette pièce rappelle une anecdote comique qui nous montre Boieldieu, l'ami du czar, impliqué dans une conspiration. Le compositeur envoyait à Paris dans des caisses les morceaux de sa partition dès qu'ils sortaient de la copie, et chaque caisse portait comme signe distinctif une note de musique : ut, mi, fa, etc. On sait combien la police est pointilleuse en Russie. Ces caractères, secrets pour elle, ne lui disaient rien qui vaille. Elle s'avisa de les traduire à sa façon: mi: mille, si: six, sol: soldats, etc. C'en était assez pour se croire sur les traces d'un complot. Boïeldieu

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