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sans laquelle la santé de l'esprit n'est pas possible. Ensuite je demanderai que l'argent, cet affreux métal auquel nous sommes tous soumis, ne vous fasse pas trop défaut. De ce côté-là j'ai un petit plan quand j'aurai cent mille francs, c'est-à-dire du pain sur la planche, papa ne donnera plus de leçons, ni moi non plus. Nous commencerons la vie de rentiers, et ce ne sera pas dommage. Cent mille francs, ce n'est rien deux succès à l'Opéra-Comique. Enfin je souhaite de vous aimer toujours de toute mon âme et d'être toujours, comme aujourd'hui, le plus aimant des fils. »

:

Celui qui devait être une des gloires de notre école française était loin de prévoir tous les déboires qui l'attendaient, car sa courte existence n'est guère qu'une série de déceptions et de tristesses.

Carafa lui avait remis pour Mercadante la bizarre recommandation suivante :

« Je te recommande vivement le porteur de cette lettre, M. Bizet, lauréat de l'Institut : c'est un jeune homme charmant, un bon garçon, digne de toutes les sympathies, mais, entre nous soit dit, qui n'a pas de talent. »

De retour à Paris il ne tarda pas à connaître les pénibles étapes célébrées par la complainte :

Oyez les tristes contretemps

D'un mélancolique jeune homme;
D'un jeune homme de soixante ans
Que l'on appelle un prix de Rome.

Berlioz écrivait bien de lui:

« M. Bizet, lauréat de l'Institut, a fait le voyage de Rome et en est revenu sans avoir oublié la musique. A son retour à Paris il s'est bien vite acquis une réputation spéciale et fort rare celle d'un incomparable lecteur de partitions. Son talent de pianiste est assez grand d'ailleurs pour que dans cette réduction d'orchestre qu'il fait ainsi à première vue, aucune difficulté de mécanisme ne puisse l'arrêter. Depuis Liszt et Mendelssohn, on a vu peu de lecteurs de sa force. »

En effet, un jour, chez Halévy, Liszt venait de jouer un morceau et disait :

« Ce morceau est difficile, horriblement difficile; il n'y a en Europe que Hans de Bülow et moi qui puissions l'exécuter. »

On juge de sa surprise, lorsque le jeune Bizet s'étant mis au piano le rejoue à première vue...

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« Je me trompais, ajouta Liszt, nous sommes trois qui puissions

en venir à bout, et encore vous le jouez mieux que moi. »

La Guszla de l'Emir, Ivan le Terrible et Griselidis, trois œuvres que Bizet eut le courage de brûler, les Pêcheurs de perles, n'appor

tèrent pas la fortune à leur auteur, qui dut écrire comme critique à la Revue nationale et à la Revue étrangère.

« La partition des Pêcheurs de perles, écrivait Berlioz, fait le plus grand honneur à M. Bizet, qu'on sera forcé d'accepter comme compositeur malgré son rare talent de pianiste lecteur. »

Une de ses symphonies est sifflée en 1866 chez Pasdeloup. On reproche à Bizet ses tendances wagnériennes, et l'un de nos plus clairs auteurs est accusé d'obscurité et de style brumeux! Il ne se décourage pas, il se livre à un travail excessif:

« Je suis harassé de fatigue, écrit-il; j'avance, mais il est temps, je n'en puis plus. J'ai été obligé de renoncer à l'orchestre de ma symphonie. Je vais me coucher, je n'ai pas dormi depuis trois nuits et je tourne trop au noir. J'ai de la musique gaie à faire pour demain. En vérité, je vous le dis, les compositeurs sont les pires parias, les martyrs de la société moderne. Comme les gladiateurs antiques, ils tombent en s'écriant: Salve, popule, morituri te salutant. Oh! la musique! Quel art splendide! mais quel triste métier! Enfin attendons! attendons et espérons ! »

Les horreurs de la guerre de 1870 surviennent; Bizet saigne dans son cœur de patriote et d'homme :

« Je ne puis vous dire, trouvons-nous dans une de ses lettres, dans quelles tristesses me plongent toutes ces horreurs; je suis Français, je m'en souviens, mais je ne puis tout à fait oublier que je suis un homme. Cette guerre coûtera à l'humanité cinq cent mille existences. Quant à la France, elle y laissera tout. »

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La Coupe du roi de Thulé, Djamileh, accentuent l'originalité du jeune maître, qui attend toujours le succès. L'Arlésienne, si souvent reprise et toujours applaudie, est représentée, en 1872, dans de mauvaises conditions. C'est de la musique anti-dramatique, prononce la critique. En vain un autre maître, M. Reyer, soutient le novateur:

« Le musicien qui trébuche en faisant un pas en avant est plus digne d'intérêt que celui qui nous montre avec quelle aisance il sait faire un pas en arrière. »

Patrie, Carmen, imposeront-ils silence aux détracteurs? Hélas! Carmen est jouée le 3 mars 1875; la critique est encore hostile, et trois jours après Bizet meurt subitement à Bougival. La pièce n'eut du reste que peu de représentations, en attendant l'heure de la revanche !

Vous tous, qui avez applaudi ce pur chef-d'œuvre de notre musique française, ne vous étonnez pas outre mesure de la défaveur qui l'accueillit. Souvenez-vous du plus incontesté des chefs-d'œuvre : le Don Juan, qui, à ses débuts, se traîna péniblement pendant trente-sept représentations.

« J'ai écrit Don Juan pour moi et pour deux de mes amis, » écrivait Mozart découragé.

A la vérité Bizet fut la victime du parti-pris aveugle des ennemis de Wagner... Bizet, ce musicien si français, si clair, d'une si parfaite pureté de lignes, fut englobé dans la suspicion générale pour avoir voulu s'élever au-dessus de la banalité des faiseurs d'opérettes. Nous savons comme le vrai public a vengé ce compositeur mort à trente-six ans, sans avoir connu le succès. Bizet avait épousé Mlle Geneviève Halévy. Ses obsèques furent célébrées à l'église de la Trinité.

Il a écrit aussi de pièces simples, naïves et charmantes : Jeux d'enfants. On dit qu'il préparait un opéra tiré du Cid...

MASSÉ

Victor Massé naquit à Lorient le 7 mars 1822. Élève de Zimmermann et d'Halévy, premier prix de Rome en 1844, chef de chant à l'Opéra, il acquit une réputation rapide par un recueil de mélodies, les Orientales. Il a produit, avec trop de hâte, une quantité d'ouvrages d'une valeur inégale : la Chanteuse voilée, Miss Fauvette, les Saisons, la Reine Topaze, la Fée Carabosse, Paul et Virginie, Galathée. Son œuvre la plus populaire, les Noces de Jeannette, est un des joyaux de notre Opéra-Comique.

Victor Massé a écrit également les Chants Bretons, les Chants du soir, les Chants d'autrefois, où l'on trouve la fraîcheur et la grâce pimpante qui caractérise cet aimable mélodiste. Il avait aussi fait entendre une Messe à Rome, en 1846.

Professeur de composition au Conservatoire, membre de l'Institut, il mourut en 1884. Sa ville natale lui a élevé une statue sur le cours de la Bôve.

IX

GOUNOD. AMBROISE THOMAS

Charles Gounod naquit à Paris, le 17 juin 1818. Les partisans de l'atavisme peuvent le revendiquer comme un exemple illustre à l'appui de leurs théories. En effet, Gounod était issu d'une famille d'artistes. Ses ancêtres étaient logés dans la grande galerie du Louvre, et ils avaient le titre de fourbisseurs du roi. NicolasFrançois Gounod, l'aïeul paternel du célèbre compositeur, était un armurier fort habile; il était chargé de l'entretien des armes royales, dont beaucoup étaient de véritables objets d'art. Son fils François-Louis fut élevé au Louvre, où il fréquenta les peintres qui habitaient les galeries du palais. On sait que sous l'ancienne monarchie, d'après un usage déjà pratiqué sous Louis XIV, l'administration de la maison royale hébergeait, soit au Louvre, soit dans d'autres palais, toute une colonie de peintres, de sculpteurs, d'hommes de lettres et d'employés de tous genres. François-Louis Gounod étudia la peinture avec Charles Vernet. Il obtint, en 1783, le second grand prix de Rome. Il se maria assez tard et mourut en 1823, laissant deux fils en bas âge. Sa veuve, restée sans ressources, était une femme d'une grande intelligence et d'une rare énergie. Excellente musicienne, elle ouvrit un cours de piano, et son fils Charles profita si bien des leçons maternelles, que, dès sa prime enfance, comme autrefois Mozart, il faisait l'admiration des compositeurs qui l'entendaient. Néanmoins Mme Gounod, quelles que fussent les brillantes dispositions de l'enfant, ne voulut pas

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