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reste de former la meilleure partie de ses Principes de droit civil (1).

Quant aux auteurs qui ont écrit sur le droit administratif, ils traitent d'ordinaire avec plus de soin la question de compétence que la question même de responsabilité (2). En pratique, en effet, c'est surtout la question de compétence qui a donné lieu à de longs débats devant les tribunaux, et il semble parfois, en lisant les recueils d'arrêts, qu'elle seule présente quelque intérêt, la question de responsabilité, prise en ellemême, ne donnant lieu qu'à une appréciation de fait purement subjective et ne comportant pas de solution générale. Rien ne serait plus faux cependant que de considérer cette question comme n'engageant aucun principe juridique. Si elle a été peu discutée en France, peut-être parce que les débats sur la compétence en ont en partie masqué l'intérêt, elle a au contraire dans divers pays étrangers, et notamment en Allemagne, en Suisse, en Italie et en Belgique, longuement retenu l'attention. des jurisconsultes. Le congrès des juristes allemands en a fait l'objet de ses discussions dans trois sessions successives, de 1867 à 1871; et plus récemment, en 1888, la question était également discutée par la Société des juristes suisses (3). D'autre part, en Allemagne et en Italie, de nombreuses monographies lui ont été consacrées, et le sauteurs lui ont, en général,

(1) LAURENT. T. XX, nos 418 et suiv., et n° 580 et suiv.- AUBRY et RAU. T. IV, no 447, p. 759. DEMOLOMBE. T. XXXI, no 637. MARCADE. T.V, sur l'art. 1384, no 3. LAROMBIERE. Traité des obligations, sur l'art. 1384, n° 5. Il faut citer à part le Répertoire de DALLOZ qui étudie la question très complètement. V. dans l'ancien répertoire, vo Responsabilité, no 255 et suiv., et nos 638 et suiv., dans le supplément, eod. ro, nos 341 et suiv., et 806 et suiv. (2) Il y a, bien entendu, à cela de nombreuses exceptions, surtout parmi les auteurs récents. V. notamment sur la question de fond: SIMONNET. Traité élém, de droit administratif, 2o éd., nos 571-572. HAURIOU. Précis de droit administratif, 2° éd., p. 94 et suiv. BLOCK. Dictionn. de l'administration française, vo Responsabilité; et surtout LAFERRIÈRE. Traité de la jurid, administrative, t. I, p. 619 et t. II, p. 173.

(3) V. les rapports présentés au Juristentag allemand, et les débats auxquels ils ont donné lieu, dans les publications de cette société. Verhandlungen des Viton Juristentags, t. I, p. 45 (Rapport de BLUNTSCHLI) et t. III, p. 55 et 323 (Rapport de STÖSSER, et discussion). Verhandlungen des VIIIten Juristentags, t. I, p. 389 (Rapport de KISSLING). Verhandlungen des IXten Juristentags, Pour le congrès

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t. III, p. 27 et 340 (Rapport de PRIMKER, et discussion). des juristes suisses, v. Verhandlungen des Schweizerischen Juristenvereins, 1888, p. 1 (Rapport de ZIEGLER), et p. 141 (discussion et votes).

accordé dans leurs ouvrages généraux une place beaucoup plus importante que celle qu'on lui fait habituellement en France (1). Il nous a semblé intéressant de comparer ces travaux étrangers, dont quelques-uns sont faits à un point de vue très général et très philosophique et qui, en tous cas, se réfèrent toujours à des législations assez semblables à la nôtre, avec les résultats auxquels sont arrivées chez nous la jurisprudence et la doctrine. Un examen comparatif de ce genre, utile en toute matière, nous paraît devoir présenter des avantages particuliers, quand il s'agit d'une question où la pratique française ne paraît s'inspirer encore d'aucun principe théorique nettement défini. Or tel est bien ici le cas.

2. Si nous cherchons en effet à résumer l'état actuel de la jurisprudence française sur la responsabilité de l'État à raison des fautes de ses agents, voici à peu près le sommaire qu'il est possible d'en donner. L'État n'est soumis aux principes généraux du droit privé sur la responsabilité, que dans un cas unique, celui où il agit en vue de l'administration de son patrimoine privé. En dehors de cette hypothèse d'application assez restreinte, le droit commun ne lui est imposé ni au point de vue du fond, ni au point de vue de la compétence. Les tribunaux judiciaires ne peuvent connaître des actions en responsabilité dirigées contre lui; elles sont réservées aux tribunaux administratifs, lesquels du reste admettent, dans une large mesure, qu'il peut être responsable des fautes de ses agents. Seulement, au lieu de fonder cette responsabilité sur

(1) Pour l'Allemagne les plus importantes de ces monographies sont les suivantes : ZACHARICE, dans Zeitschrift für Staatswissenschaft, 1863, p. 582 et suiv. — DREYER, dans Zeitschrift für französisches Recht, t. III, p. 383. LONING. Die Haftung des Staats aus rechtswidrigen Handlungen seiner Beamten, 1879 (monographie à mettre hors de pair pour la richesse des développements, surtout dans la partie historique).- PILOTY, dans Hirth's Annalen, 1888, p. 245. La question est, en outre, traitée dans un grand nombre d'ouvrages plus généraux, parmi lesquels il faut citer surtout GIERKE. Die Genossenschaftstheorie und die deutsche Rechtsprechung, p. 743 et suiv.

Pour l'Italie, les monographies sont également nombreuses et nous n'avons pu toutes nous les procurer. Nous citerons seulement : MEUCCI. Della responsabilita indiretta delle amministrazione publiche (dans Archivio giuridico, t. XXI, p. 341). GABBA. Della responsabil. dello Stato... (dans Questioni di diritto civile. Turin, 1885, p. 109). BERTOLINI. Saggi di scienza e diritto della publica amministrazione, t. II, p. 323 et suiv. GIORGI. La dottrina delle persone giuridiche, t. III, p. 129 et suiv. (Florence, 1892).

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les articles 1382 et suivants du Code civil, ils la fondent simplement sur l'idée de justice qui a inspiré ces textes. Cela leur permet de ne pas mettre à la charge de l'État une responsabilité générale et absolue et de déclarer au contraire que sa responsabilité doit varier suivant les besoins et les nécessités de chaque service. Si l'on examine de plus près quels sont les services à raison desquels l'État est déclaré responsable et quels sont ceux où il échappe à la responsabilité, on constate qu'il est habituellement déclaré responsable dans des conditions analogues à celles du droit commun, des actes accomplis dans la gestion des services publics, et que sa responsabilité cesse seulement lorsque l'acte dommageable reproché au fonctionnaire est un acte d'autorité proprement dit, constituant l'exercice même de la puissance publique. Mais l'assimilation avec le droit commun, même dans les matières pour lesquelles l'État est reconnu responsable, n'est point complète. Un particulier, d'après l'article 1384 du Code civil, est responsable de toutes les fautes de ses préposés, à cette seule condition que ceux-ci aient agi dans les fonctions auxquelles ils sont employés. Au contraire, à l'égard de l'État, la jurisprudence distingue parmi les fautes des fonctionnaires, les fautes de service et les fautes personnelles. Elle comprend dans ces dernières non seulement les fautes commises en dehors de la fonction, mais toutes les fautes lourdes, même constituant l'exercice de la fonction, si l'on y voit apparaître les passions personnelles de l'agent plutôt que les difficultés et les risques de la fonction. De ces fautes le fonctionnaire est seul responsable, l'État ne prenant à sa charge, mais alors à sa charge exclusive, que les simples fautes de service qui ne cessent pas d'être des actes administratifs (1).

3. Cette jurisprudence conduit en pratique à des résultats qui sont d'ordinaire satisfaisants. Pourtant il est difficile de n'être point frappé du défaut capital qu'elle présente pour le jurisconsulte, l'absence d'un principe juridique directeur. En

(1) V. la meilleure analyse de cette jurisprudence, sur laquelle nous reviendrons du reste avec détails, dans le Traité de la juridict. administr. de M. LAFERRIÈRE, t. II, p. 173 et suiv. - Il va sans dire que nous réservons, dans le rapide exposé que nous faisons ici, l'action des lois spéciales qui ont prévu et réglé certains cas de responsabilité.

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dehors de l'hypothèse restreinte pour laquelle on admet l'application des règles du droit privé, on en est réduit à admettre la responsabilité de l'État, non en vertu d'un texte, non en vertu d'une règle de droit, mais uniquement en vertu d'une idée générale de justice et d'équité, que l'on ne précise pas, dont on n'indique point le fondement, dont les arrêts ne donnent même nulle part la formule, et qui, par cela même, se prête commodément à toutes les solutions. La sagesse de notre Conseil d'État, la haute équité dont ses décisions en cette matière se sont toujours inspirées, ont pu dissimuler ce défaut, mais non le faire disparaître; et l'interprète qui analyse cette jurisprudence est obligé d'éviter les termes précis, et de se contenter de formules approximatives. Il est en général vrai que l'État est déclaré responsable, comme nous l'avons dit, des actes de gestion; pourtant la jurisprudence se garde de voir là une règle absolue; elle déclare que la responsabilité varie avec les besoins et les nécessités de chaque service, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les exceptions. C'est là un défaut grave, parce qu'il fait la part trop large à l'appréciation du juge et peut conduire à des solutions arbitraires. Puis, qui ne voit que, si l'idée est vague, elle a surtout le défaut de ne pas fournir une base solide à la responsabilité de l'État? Les tribunaux (et nous entendons par là les tribunaux administratifs aussi bien que les tribunaux judiciaires) ne sont point des arbitres qui puissent prononcer une condamnation contre l'État toutes les fois qu'ils la jugent équitable. Ils n'ont pas le droit de disposer des deniers publics, même pour secourir un malheur qui leur parait intéressant. Ils ne peuvent faire autre chose que de reconnaître, à la charge de l'État, une obligation. préexistante, soit en vertu d'un texte, soit en vertu d'un principe juridique reconnu. Ils ne peuvent se baser sur la simple équité, sans s'exposer aux reproches de faire le droit au lieu de l'appliquer. L'aboutissant logique du système, ce serait la transformation de la demande d'indemnité en réclamation purement gracieuse, adressée à l'Administration elle-même qui l'examinerait ex æquo et bono, en tenant compte de la situation de la victime et de l'état des crédits mis à sa disposition par l'autorité budgétaire.

4. Nous croyons qu'on ne peut échapper à ces objections

qu'en soumettant l'État aux règles du droit privé dans une mesure beaucoup plus étendue que celle qui est admise par la jurisprudence actuelle. Pour nous, il est soumis à ces règles toutes les fois qu'il fait acte de gestion, alors même que cette gestion a pour objet, non son patrimoine privé, mais un véritable service public. Il n'y est soustrait que lorsqu'il fait, à proprement parler, acte d'autorité, acte de puissance publique, et dans ce cas il n'encourt de responsabilité pécuniaire que lorsqu'elle est mise à sa charge par un texte spécial. Cette théorie n'est pas nouvelle dans la doctrine française (1), et elle est, comme nous le verrons, généralement admise chez les peuples voisins. Elle paraît avoir été compromise en France, d'abord par les exagérations de certains auteurs qui ont admis, sans faire les distinctions nécessaires, que l'État était responsable dans tous les cas d'après les règles du droit privé; ensuite et surtout par le voisinage de la question de compétence. C'est, en effet, principalement dans le but de soustraire les actions en responsabilité contre l'État à la connaissance des tribunaux judiciaires, qu'on a cherché à démontrer qu'il devait être soustrait au droit commun. Nous essayerons de prouver que les deux questions n'ont pas entre elles l'étroite connexité qu'on a cru y apercevoir, et que tout en repoussant l'opinion suivie en pratique sur le fondement de la responsabilité, on peut et on doit maintenir les solutions de la jurisprudence sur la question de compétence.

5. Le point capital de notre thèse se trouve dans cette proposition que l'État est soumis aux principes du droit privé sur la responsabilité toutes les fois qu'il fait acte de gestion. Mais avant d'en aborder la démonstration, un examen préliminaire nous parait indispensable, celui des règles du droit privé sur la responsabilité des personnes morales en général; c'est en effet comme personne morale et par assimilation aux personnes morales du droit privé, que nous soumettons en partie l'État aux articles 1382 et suivant Code civil. Il importe donc de savoir tout d'abord de quelle manière, et en vertu de

cit., nos 1304 et suiv., et de

(1) C'est notamment celle de SOURDAT, op. LAROMBIÈRE, op. cit., sur l'article 1384, no 14. Les commentateurs du Code civil, DEMOLOMBE, AUBRY et RAU, MARCADÉ, contraire l'État responsable dans tous les cas.

op. et loc. cit., déclarent au

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