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rancunes, tarda à renvoyer pour les équipages de Tourville les officiers mariniers qui avaient passé l'hiver en Provence; il fallut les remplacer par des Bretons de M. de Châteaurenault. Rien de plus désagréable pour un homme aussi méthodique et obstiné que Tourville : chacun réclama de son côté et multiplia ses plaintes, si bien que le ministre ne sut plus auquel entendre, ni comment se reconnaître au milieu des intrigues des uns ou des insinuations malveillantes des autres. De là un premier retard sur les dates fixées par le roi on ne put être prêt pour la grande marée du 15 avril, et Bonrepaus n'eut d'autre ressource que de rejeter le départ à la marée suivante, entre le 30 avril et le 2 mai.

L'instruction définitive avait été préparée par Pontchartrain et signée le 26 mars; elle était conçue en ces termes' :

«Sa Majesté ayant expliqué de bouche au sieur de Tourville. ses intentions sur le service auquel elle destine son armée navale pendant cette campagne, elle se contentera de lui dire qu'elle veut qu'il mette à la voile, le 25 d'avril prochain, en quelque état que soit le Soleil Royal, qu'il doit monter, avec le nombre de vaisseaux de guerre, les brûlots et les bâtiments qui seront en état de le suivre.

« Il verra, par la liste ci-jointe, les vaisseaux qu'elle destine pour partir avec lui, espérant qu'ils pourront tous mettre à la voile ledit jour 25 avril; mais elle lui répète encore que, s'il y en a quelques qui, par quelque accident imprévu, ne soient pas en état d'appareiller en même temps que lui, elle veut qu'il les laisse; elle se fera informer des raisons qu'auront eues ceux qui les commandent de rester, et elle se remet à les punir dans la suite, s'ils le méritent. Cependant, en cas que quelqu'un, soit par mauvaise volonté, soit par ignorance, ne fit pas la diligence nécessaire dans une occasion aussi importante, Sa Majesté lui permet de l'interdire et de donner à un autre le commandement de son vaisseau. Elle lui permet aussi de prévenir par ses ordres tout ce qui pourroit causer quelque retardement, et elle approuve tout ce qui se fera pour cela. Le dit sieur de Tourville connoîtra, par le pouvoir qu'elle lui donne en cette occasion, qu'elle veut absolument que la diligence qu'elle désire se fasse, et qu'elle s'en prendroit à lui, si elle ne se faisoit pas.

1. Nous en prenons le texte dans le manuscrit n° 8 de la collection Lancelot, à la Bibliothèque nationale.

Après être sorti de Brest, Sa Majesté veut qu'il entre sans perte de temps dans la Manche; qu'il détache aussitôt les vaisseaux de son armée les plus fins de voiles, pour aller au devant, jusqu'à la rade du Havre, et donner avis au sieur de Bonrepaus de sa venue. Sa Majesté veut qu'il mouille à la rade de la Hougue, où il embarquera, tant sur les vaisseaux de guerre que sur les bâtiments de charge qui seront à sa suite, toute l'infanterie, en attendant les bâtiments chargés de la cavalerie et des munitions nécessaires pour la descente, qui devront sortir du port du Havre. Et aussitôt qu'ils l'auront joint, Sa Majesté veut qu'il aille aux côtes d'Angleterre, pour y faire le débarquement.

« Sa Majesté se remet du choix du lieu où il faudra faire cette descente au roi d'Angleterre, duquel Sa Majesté désire qu'il suive en cela les ordres et les avis du sieur maréchal de Bellefonds, qui commandera l'armée de terre.

Après que la descente sera achevée, Sa Majesté veut qu'il renvoie dans les ports de Normandie les bâtiments de charge dont les équipages ne seront composés que d'invalides, et les autres à Brest, sous l'escorte de quelques frégates; qu'il reste dans la Manche avec les vaisseaux de guerre, brûlots, corvettes et autres bâtiments nécessaires pour le service de l'armée, en observant d'envoyer au sieur de Châteaurenault, qui commandera les vaisseaux qui le devront joindre, les ordres qu'il estimera nécessaires pour faciliter la jonction et des signaux de reconnoissance.

<< Sa Majesté se remet à lui du choix de la croisière qu'il tiendra pour faciliter cette jonction et ôter aux ennemis le moyen de l'empêcher. Il trouvera ci-joints les signaux de reconnoissance du sieur comte d'Estrées, afin qu'en cas qu'il n'arrive qu'après le départ dudit sieur de Tourville, il puisse l'aller joindre dans la Manche.

« Sa Majesté veut absolument qu'il parte de Brest ledit jour 25 avril, quand même il auroit avis que les ennemis soient dehors avec un nombre de vaisseaux supérieur à ceux qui seront en état de le suivre; il observera cependant, en ce cas, de ne point détacher les vaisseaux fins de voiles comme il lui est ordonné ci-dessus.

«En cas qu'il les rencontre en allant à la Hougue, Sa Majesté veut qu'il les combatte, en quelque nombre qu'ils soient, qu'il les poursuive jusque dans leurs ports, s'il les bat, après avoir envoyé un détachement de l'armée au Havre pour prendre les

bâtiments de charge et les mener ensuite au lieu où se devra faire la descente; et s'il a du désavantage, Sa Majesté se remet à lui de sauver l'armée le mieux qu'il pourra.

<< En cas que les ennemis, n'étant pas assez forts pour donner une bataille, ne veuillent que faire perdre du temps pour empêcher la descente, il fera tout ce qui sera possible pour les engager au combat; et s'il ne peut en venir à bout, il disposera l'armée de manière qu'elle puisse couvrir la descente.

<< Mais en cas qu'en entrant dans la Manche, il apprenne, soit par les avis qu'il recevra du Havre, soit par les vaisseaux qu'il trouvera à la mer, que les ennemis sont à la rade de SainteHélène, Sa Majesté veut qu'il fasse en sorte de les y surprendre avant d'aller à la Hougue, qu'il les y attaque, et qu'il trouve moyen de les y faire périr; elle lui recommande d'éviter en cette occasion les accidents qui lui firent perdre le moyen de les y attaquer en 1690.

« Si, lorsqu'il mènera les bâtiments de charge au lieu de la descente, ou lorsqu'elle sera commencée, les ennemis viennent l'attaquer avec un nombre de vaisseaux supérieur à celui qu'il aura sous son commandement, Sa Majesté veut qu'il les combatte et qu'il opiniâtre le combat de sorte que, quand même il auroit du désavantage, les ennemis ne puissent empêcher que la descente ne s'achève.

<< Mais lorsqu'elle sera achevée, et qu'il aura renvoyé les bâtiments de charge, si les ennemis viennent l'attaquer, Sa Majesté lui permet de n'engager le combat qu'en cas qu'ils n'aient pas plus de dix vaisseaux plus que lui; mais elle veut qu'il s'approche d'assez près pour les reconnoitre lui-même, quand cela devroit l'obliger à combattre.

« Sa Majesté se remet à lui donner d'autres ordres par l'escadre que le sieur de Châteaurenault lui mènera, pour les opérations du reste de la campagne.

<< Comme il est important que le sieur de Bonrepaus, qui sera au Havre, soit exactement informé de tous les mouvements de l'armée navale, pour régler sur cela l'embarquement de la cavalerie et la sortie des vaisseaux qui la porteront, Sa Majesté veut qu'il lui en écrive exactement par tous les ordinaires, et qu'il lui envoie des courriers exprès lorsqu'il y aura des choses extraordinaires à lui faire savoir, par exemple pour lui donner avis de son départ, au moment qu'il fera appareiller, ou en cas qu'il y ait des événements qui avancent ou qui retardent sa partance;

et aussitôt qu'il sera dehors, il lui dépêchera des corvettes, et ensuite des vaisseaux fins de voiles, ainsi qu'il lui est expliqué ci-dessus.

<< Fait à Versailles, le 26 mars 1692.

« LOUIS.

« Phélypeaux. »

Au-dessous était écrit :

« J'ajoute ce mot de ma main à cette instruction, pour vous dire que ce qu'elle contient est ma volonté, et que je veux qu'on l'observe exactement. Louis. »

A en croire Bonrepaus, dont nous suivons toujours les mémoires, le ministre n'était plus conseillé que par une aveugle jalousie. Entendant répéter autour de lui que toute l'initiative et tout l'honneur de l'entreprise reviendraient à l'intendant général, qui l'avait inspirée et qui en dirigerait l'exécution; que lui, Pontchartrain, n'avait plus d'autres fonctions que de fournir l'argent; que Bonrepaus, qui s'était déjà vanté d'avoir << sauvé son honneur » l'année précédente, tirait toute l'autorité à lui, il finit par obtenir du roi un ordre formel pour éloigner ce rival de Brest, où il surveillait les détails de l'armement, le renvoyer en Normandie auprès de Jacques II, et laisser ainsi la place libre en Bretagne aux créatures subalternes du ministre.

«

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<< Je reçus cet ordre, dit M. de Bonrepaus, trois jours après mon arrivée à Brest. Je le communiquai à M. de Tourville, qui me dit en propres termes : « Je vous ai dit, en vous voyant << arriver ici, que vos soins et la connoissance que vous avez de << la marine nous feroient partir le 20 de ce mois. Je vous dis aujourd'hui que, si vous quittez ce port, l'entreprise ne s'exé«< cutera point. Celui qui vous a fait donner cet ordre ne peut « l'avoir demandé que dans le dessein de la faire échouer. Je «< suis brouillé avec M. de Pontchartrain. Vous savez que, « l'année passée, il me fit manquer de prendre la flotte de Turquie, par l'ordre bizarre qu'il me donna au nom du roi, « et dont je n'osai m'écarter par les raisons que je vous dis << alors. Je serai encore plus circonspect cette année, et vous « conviendrez que je le dois être, lorsque vous aurez vu mon << instruction. Ainsi, comptez que je ne me mêlerai de rien.

« Vous savez que Des Clouzeaux est habile pour ses magasins, << mais qu'il ne se détermine sur rien; de plus, il est devenu << timide depuis que l'évêque de Léon et Des Grassières 3, << favoris l'un et l'autre de M. de Pontchartrain, sont ici pour «< contrôler ses actions. La crainte qu'il a de leurs mauvais << offices fait qu'il leur laisse ordonner de tout, sans oser y « contredire, ni même leur donner ses avis. Vous savez aussi « que ces gens-là n'ont aucune connoissance de la marine, ce « qui m'oblige de vous répéter que, si vous partez, tout ira en « confusion. » .....En suite de cette conversation, M. de Tourville tira de sa poche l'instruction qu'il venoit de recevoir de M. de Pontchartrain, datée du 26 mars, qui portoit, entre autres choses, qu'en cas qu'il rencontrât les ennemis en allant à la Hougue, S. M. vouloit qu'il les combattil, en quelque nombre qu'ils fussent, et que, s'il avoit du désavantage, S. M. se remettoit à lui de sauver l'armée navale le mieux qu'il se pourroit. Voici le point fatal où tout se déclara pour faire échouer l'entreprise sans aucune ressource. M. de Pontchartrain ne garde plus de mesures : il répand sa bile contre M. de Tourville, il lui déclare ouvertement que le roi, persuadé qu'il manque de courage, lui prescrit une chose qui n'a jamais été prescrite à un général d'armée. Et en quelle occasion lui donnet-on cet ordre? C'est lorsqu'il doit avoir trois cents bâtiments de charge remplis de vingt-quatre mille hommes des meilleures troupes du roi, et qu'il n'y a aucun lieu de douter que si, dans cette situation, il perd une bataille, il fait perdre au roi tout ce grand nombre de troupes, sans aucun moyen de les

sauver ! »>

(La suite prochainement.)

1. Heudebert de Champy des Clouzeaux, qui était, depuis 1684, intendant de la marine et des fortifications à Brest.

2. Pierre le Neboux de la Brosse.

3. Jean Cherouvrier des Grassières, receveur général des domaines en Bretagne.

4. On doit se rappeler que Pontchartrain avait été dix ans premier président du parlement de Bretagne.

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