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dique seulement il présuppose la liberté de la volonté, et admet implicitement que la décision est déjà prise: la liberté de la décision elle-même ne peut donc nullement être établie par cette affirmation. Car il n'y est fait aucune mention de la dépendance ou de l'indépendance de la volition au moment où elle se produit, mais seulement des conséquences de cet acte, une fois qu'il est accompli, ou, pour parler plus exactement, de la nécessité de sa réalisation en tant que mouvement corporel. C'est le sentiment intime qui est à la racine de ce témoignage, qui seul fait considérer à l'homme naïf, c'est-à-dire sans éducation philosophique (ce qui n'empêche pas qu'un tel homme puisse être un grand savant dans d'autres branches), que le libre arbitre est un fait d'une certitude immédiate; en conséquence, il le proclame comme une vérité indubitable, et ne peut même pas se figurer que les philosophes soient sérieux quand ils le mettent en doute: au fond du cœur, il estime que toutes les discussions qu'on a engagées à ce sujet, ne sont qu'un simple exercice d'escrime auquel se livre gratuitement la dialectique de l'école, en somme une véritable plai

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1. L'action directe de la volonté sur les membres a été niée par Hume, malgré le témoignage formel de la conscience, par la raison que nous ne connaissons qu'à posteriori quelles sont les parties de notre corps qui se trouvent dans la sphère du mouvement volontaire.

santerie. Pourquoi cela? C'est que cette certitude que le sens intime lui fournit (certitude qui a bien son importance), est constamment présente à son esprit; et, s'il l'interprète mal, c'est que l'homme étant avant tout et essentiellement un être pratique, non théorique, acquiert une connaissance beaucoup plus claire du côté actif de ses volitions, c'est-à-dire de leurs effets sensibles, que de leur côté passif, c'est-à-dire de leur dépendance. Aussi est-il malaisé de faire concevoir à l'homme qui ne connaît point la philosophie la vraie portée de notre problème, et de l'amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur les conséquences, mais sur les raisons et les causes de ses volitions. Certes, il est hors de doute que ses actes dépendent uniquement de ses volitions; mais ce que l'on cherche maintenant à savoir, c'est de quoi dépendent ces volitions elles-mêmes, ou si peut-être elles seraient tout à fait indépendantes. Il est vrai qu'il peut faire une chose, quand il la veut, et qu'il en ferait tout aussi bien telle autre, s'il la voulait à son tour: mais qu'il réfléchisse, et qu'il songe s'il est réellement capable de vouloir l'une aussi bien que l'autre. Si donc, reprenant notre interrogatoire, nous posons la question à notre homme dans ces termes : « Peux-tu vraiment, de deux désirs opposés qui s'élèvent en toi, donner suite à l'un aussi bien qu'à l'autre ? Par

exemple, si on te donne à choisir entre deux objets qui s'excluent l'un l'autre, peux-tu préférer indifféremment le premier ou le second? » Alors il répondra : « Peut-être que le choix me paraîtra difficile cependant il dépendra toujours de moi seul de vouloir choisir l'un ou l'autre, et aucune autre puissance ne pourra m'y obliger: en ce cas j'ai la pleine liberté de choisir celui que je veux, et quelque choix que je fasse je n'agirai jamais que conformément à ma volonté. » J'insiste, et je lui dis « Mais ta volonté, de quoi dépend-elle ? » Alors mon interlocuteur répond en écoutant la voix de sa conscience: «Ma volonté ne dépend absolument que de moi seul! Je peux vouloir ce que je veux ce que je veux, c'est moi qui le veux. » Et il prononce ces dernières paroles, sans avoir l'intention de faire une tautologie, ni sans s'appuyer, à cet effet, dans le fond même de sa conscience, sur le principe d'identité qui seul la rend possible. Bien plus, si en ce moment on le pousse à bout, il se mettra à parler d'une volonté de sa volonté, ce qui revient au même que s'il parlait d'un moi de son moi. Le voilà ramené pour ainsi dire jusqu'au centre, au noyau de sa conscience, où il reconnaît l'identité fondamentale

1. Schopenhauer n'a-t-il pas parlé plus haut d'une volonté qui veut? (o. 24.)

de son moi et de sa volonté ', mais où il ne reste plus rien, avec quoi il puisse les juger l'un et l'autre. La volition finale qui lui fait rejeter un des termes entre lesquels s'exerçait son choix (étant donnés son caractère, ainsi que les objets en présence), était-elle contingente, et aurait-il été possible que le résultat final de sa délibération fût différent de ce qu'il a été ? Ou bien faut-il croire que cette volition était déterminée aussi nécessairement (par les motifs), que, dans un triangle, au plus grand angle doit être opposé le plus grand côté? Voilà des questions qui dépassent tellement la compétence de la conscience naturelle, qu'on ne peut même pas les lui faire clairement concevoir. A plus forte raison, n'est-il point vrai de dire qu'elle porte en elle des réponses toutes prêtes à ces problèmes, ou même seulement des solutions à l'état de germes non développés, et qu'il suffise pour les obtenir de l'interroger naïvement et de recueillir ses oracles! Il est encore vraisemblable que notre homme, à bout d'arguments, essayera toujours encore d'échapper à la perplexité qu'entraîne cette question, lorsqu'elle

1. C'est là même une des bases de son système. « Quand le jour viendra où on lira mes ouvrages, on reconnaîtra que ma philosophie est semblable à la Thèbes aux cent portes on peut y pénétrer par tous les côtés, et toutes les routes que l'on prend conduisent directement jusqu'au centre. » (1 préface de l'Éthique, 1840.)

SCHOPENHAUER.

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est vraiment bien comprise, en se réfugiant à l'abri de cette même conscience immédiate, et en répétant à satiété : « Je peux faire ce que je veux, et ce que je veux, je le veux. » C'est un expédient auquel il recourra sans cesse, de sorte qu'il sera difficile de l'amener à envisager tranquillement la véritable question, qu'il s'efforce toujours d'esquiver. Et qu'on ne lui en veuille point pour cela : car elle est vraiment souverainement embarrassante. Elle plonge pour ainsi dire une main investigatrice dans le plus profond de notre être : elle demande, en dernière analyse, si l'homme aussi, comme tout le reste de la création, est un être déterminé une fois pour toutes par son essence, possédant comme tous les autres êtres de la nature des qualités individuelles fixes, persistantes, qui déterminent nécessairement ses diverses réactions en présence des excitations extérieures, et si l'ensemble de ces qualités ne constitue pas pour lui un caractère invariable, de telle sorte que ses modifications apparentes et extérieures soient entièrement soumises à la détermination des motifs venant du dehors; ou si l'homme fait seul exception à cette loi universelle de la nature. Mais si l'on réussit enfin à fixer solidement sa pensée sur cette question si sérieuse, et à lui faire clairement comprendre que ce que l'on cherche ici c'est l'origine même de ses volitions, la règle, s'il

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